Accueil > Ressources > Parcours thématique > Préface - La dimension phagique
Considérons le brin d’herbe : il est mangé par le ruminant, disons le buffle ou la gazelle. La gazelle est mangée par son prédateur, en l’occurrence le lion. Le lion laisse les reliefs de son repas aux vautours, hyènes et autres charognards, puis aux espèces détritivores telles le lombric. À leur tour interviennent bactéries et autres micro-organismes « décomposeurs », lesquels enrichissent l’humus mais peuvent eux-mêmes être la proie de protozoaires…
Ernst Haeckel, en 1866, a proposé le terme « écologie » pour nommer l’étude des interactions entre les espèces et leur « milieu ». Les écologues [1] se sont avisés plus tard que le milieu (ou biotope) interagissait de manière complexe avec les espèces vivant en son sein (biocénose), les modifiant et étant modifié par elles, et que l’ensemble constituait un écosystème.
On peut donc faire une description « phagique » de l’écosystème, c’est-à-dire en termes de « qui mange qui ? ». Des chercheurs ont conçu et mesuré « l’indice trophique », qui permet de déterminer la position d’une espèce dans la chaîne alimentaire. L’indice trophique de Sapiens se situe à environ 2,2, soit un niveau proche de celui de… l’anchois ou du cochon (Bonhommeau et al., 2013) [2]. Si l’on peut mesurer sa place dans la chaîne trophique, donc dans l’écosystème, c’est bien qu’il fait partie de ce que nous nommons communément la « Nature » et que l’opposition Nature-Culture ou toute autre manière d’opposer « humain » à « naturel » doit être pour le moins réinterrogée…
La dimension trophique (nutritive) est, au sens propre, essentielle aux écosystèmes et à l’écosystème généralisé que constitue notre planète. Parler d’alimentation, c’est donc évidemment soulever des questions qui mettent en jeu les mécanismes fondamentaux de la vie. Mais c’est aussi de la société qu’il s’agit : de la répartition des ressources comestibles collectées ou produites, donc de l’organisation sociale et de l’économie, du quotidien et de l’histoire, de la solidarité et des inégalités, du partage et de la compétition… L’étude de l’alimentation est nécessairement « écologique » et nécessairement pluri, inter et transdisciplinaire : elle relève nécessairement d’une pluralité de disciplines, dont celles des sciences sociales comme de la biologie. Et pourtant (ou peut-être pour cette raison précisément), les sciences sociales n’ont longtemps eu qu’assez peu à dire sur l’alimentation…
Pendant dix ans, la Chaire Unesco Alimentations du monde a fait mentir cette dernière phrase. Elle s’est efforcée avec une persévérance implacable de présenter, confronter et tenter de faire converger, à propos d’alimentation, les points de vue et les avancées des disciplines les plus variées, sur tous les terrains de la planète, mais aussi des réflexions et des « expériences en vie réelle ». Le mot d’ordre « décloisonner les savoirs » fait écho à l’appel d’Edgar Morin, relayé d’ailleurs par l’Unesco, à « relier les connaissances » et abattre cette muraille de Chine qui les sépare et qui fait, comme il le dit quelque part, que « le cerveau et le corps sont étudiés en départements de biologie tandis que l’esprit et la vie sociale sont étudiés en départements de psychologie et sociologie… ». Cet ouvrage clôt une première séquence décennale d’un patient et délicat travail de rapprochement de savoirs portant sur la dimension « phagique » d’Homo sapiens.
Dans une préface, le propos n’est pas de faire une histoire de la recherche sur l’alimentation : il s’agit d’illustrer par quelques exemples (au risque d’« oublier » des noms essentiels) comment on en vient à l’examiner dans une perspective « écologique » et de situer le projet porté par ce livre, sans s’interdire de réfléchir sur la prospective et les questions qui s’annoncent et se bousculent pour, peut-être, la prochaine décennie…
On verra d’abord que la recherche sur l’alimentation dans les sciences sociales a connu des retards, rencontré de l’indifférence, des préjugés ou simplement de l’inertie. On verra ensuite que cet objet de recherche a été parfois utilisé plutôt que véritablement traité pour lui-même. On survolera la période qui a vu l’alimentation devenir un objet de recherche florissant ou même proliférant, en s’interrogeant sur l’émergence éventuelle d’une demande sociale.
À la vérité, on pourrait peut-être parler d’une sorte d’aveuglement sur l’alimentation dans les sciences sociales. Certains précurseurs ont pu souffrir de ces perceptions, leurs travaux manquant de soutien ou ne recevant que peu d’écho. Plus longtemps encore, les disciplines ont résisté à l’échange, à la communication, au franchissement sans visa des frontières qui les séparent, et, à plus forte raison, à toute compénétration…
Ainsi, dans les années 1930, l’anthropologue britannique Audrey Richards, élève de Bronislaw Malinowski et pionnière d’une approche interdisciplinaire de l’alimentation et de la nutrition, s’étonnait que le besoin biologique le plus fondamental suscitât si peu d’intérêt dans les sciences sociales – à la différence de la sexualité, sur laquelle la psychanalyse attirait, selon elle, une attention très excessive. Dans la perspective dite « fonctionnaliste » qui était celle d’Audrey Richards, la « fonction biologique première » – les impératifs nutritionnels – déterminait une grande partie de l’organisation et des institutions dans les groupes qu’elle étudiait. Mais en même temps, « les faits biologiques que sont le régime alimentaire et l’appétit sont eux-mêmes informés par les relations humaines et les activités traditionnelles ». C’est là en quelque sorte une vision écosystémique avant la lettre et qui illustre aussi le fait que s’organiser pour obtenir les ressources et puis les exploiter avant d’en assurer la répartition soulève les questions de hiérarchie, de justice, de solidarité ou de légitimité en même temps que de division du travail : soit autant de fondations de l’organisation sociale.
Pour l’anthropologue, ce qui expliquait le manque d’intérêt porté à l’alimentation, c’était précisément son caractère tout à fait premier et basique : elle allait de soi, elle relevait en somme du trivial. Certains des « pères fondateurs » de l’anthropologie et des sciences sociales avant Audrey Richards – elle le rappelait elle-même – s’étaient bien intéressés à l’alimentation. Mais chacun s’était focalisé sur ce qui paraissait « naturellement » central à sa discipline, à savoir ce qui relevait du sacré, du rituel, du symbolique, de l’événement festif ou dionysiaque, en un mot plutôt de l’extra- ordinaire. L’ordinaire, lui, était comme abandonné à son triste sort. Émile Durkheim, sourcilleux père fondateur de la sociologie française, toujours soucieux de bien jalonner, s’approprier et légitimer le champ académique de sa discipline, l’assuma ainsi froidement : « Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre, et son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie » (Durkheim, 1981 [1894]). Cette défense farouche d’un arpent de territoire académique encore fraîchement conquis s’appuie sur une perception à la fois archaïque et assez universelle qui fait de l’alimentation une fonction « basse », triviale, qui ramène la condition humaine à l’animalité – la même conception qui fait du jeûne la voie de l’élévation et de la spiritualité.
La formule biblique l’affirme : « L’Homme ne se nourrit pas de pain seulement », il a besoin aussi de la parole de Dieu (Deutéronome 8:3 ; Matthieu 4:4). Peut-on s’étonner, dès lors, que l’alimentation ait longtemps été considérée comme un objet d’étude, littéralement, « en dessous de la ceinture » ?
Il fallut un chercheur atypique, réputé à son époque mais tardivement et moins bien reconnu dans l’université qu’à l’extérieur, soucieux de proclamer l’intérêt sociologique fondamental de l’intime et du quotidien, pour tenter de réhabiliter le repas ordinaire comme objet sociologique et anthropologique de premier ordre. Georg Simmel consacra l’un de ses essais à une Sociologie du repas (Soziologie der Mahlzeit, Simmel, 1910). Il y montrait notamment que le repas quotidien constitue à la fois et indissolublement l’acte le plus individuel (ce qui est absorbé par un individu ne peut être évidemment absorbé par nul autre) et une occurrence de grande portée sociale et collective : le partage d’une substance et d’une expérience, répété, codé et ritualisé, constitutif d’une appartenance. En France tout au moins, Simmel n’a été découvert ou redécouvert que lentement et tardivement, vers les années 1980. Bien plus tard, le sociologue Philippe Joron (2017) notera que Simmel préfigure en somme un raisonnement en termes écosystémiques. Selon Simmel, écrit-il, « le lien social se situe donc au point de rencontre de l’individu et de la société, lesquels sont insérés dans un milieu naturel. C’est dans ce système englobant, ce qu’Edgar Morin appellera plus tard une écologie ou ce qu’Augustin Berque comprendra comme une mésologie, que se tissent les liens sociaux ».
Un demi-siècle après Audrey Richards, six ou sept décennies après Simmel, les sciences humaines étaient en pleine ébullition, travaillées par les débats et les échanges autour du marxisme, de la psychanalyse et du structuralisme, puis par Mai 68 et ses suites. Claude Lévi-Strauss et Mary Douglas avaient cherché dans la cuisine et les manières de table l’accès aux structures d’une culture et peut-être de la culture en général. Roland Barthes, dans ses Mythologies, s’était attardé sur la sémiologie du bifteck et des frites, du vin et du lait, des photographies culinaires du magazine Elle et, avec une morose délectation, sur les manifestations de « l’idéologie petite-bourgeoise ». Dans ce contexte, l’objet alimentation pouvait commencer à acquérir une once de légitimité mais davantage, toujours, comme une voie d’accès que comme un objet en soi.
Un peu plus tard, dans les années 1970, Pierre Bourdieu, dans La Distinction, abordait les goûts culinaires et les manières de table de la même manière et dans les mêmes termes que les goûts artistiques ou les préférences politiques. Il s’agissait de montrer que les mêmes critères sociaux de goût et de dégoût s’appliquent à ces différents domaines selon la même logique de classe.
Là encore, l’alimentation apparaît sous un aspect spécifique à la discipline et à l’auteur, porteuse d’un enjeu théorique qui la dépasse ou la réduit : le jugement de goût reflète la position sociale et l’habitus correspondant. L’alimentation est considérée comme une pratique culturelle comme une autre, justiciable dans ce contexte de l’approche sociologique, de la même manière que la peinture, la musique ou la pratique d’un sport.
L’histoire, elle, accorda assez tôt une attention particulière et spécifique à l’alimentation. C’était d’abord une « petite histoire » [3], proliférant dans le vide indifférent ou condescendant où les autorités académiques légitimes abandonnaient le sujet (Toussaint-Samat, 1987). C’était aussi, ici et là, une histoire spécialisée ou marginale : un médecin suisse d’origine polonaise, Adam Maurizio, publia par exemple en 1932 une Histoire de l’alimentation végétale de la préhistoire à nos jours, plusieurs fois et récemment rééditée (Maurizio, 2019 [1932]).
Avec l’École des Annales et ses vagues successives (histoire « quantitative », « histoire des mentalités », « nouvelle histoire »…), la discipline prêta d’abord attention aux sources d’une histoire matérielle, à l’approvisionnement et à la gestion des châteaux, monastères ou autres institutions, mais aussi à la nourriture des « gens du commun ». Avec Fernand Braudel ou plus tard Jacques Le Goff, ou même Michel Foucault puis Georges Vigarello, Alain Corbin et bien d’autres, l’histoire s’ouvrait de plus en plus à de nouveaux objets (le corps, les sens et la sensibilité, etc.) et surtout aux autres disciplines des sciences humaines. Peut-être parce qu’elle est une discipline depuis longtemps instituée, sûre de sa légitimité et capable d’assimiler et d’intégrer des apports sans s’en sentir trop menacée, elle a accueilli des approches anthropo ou sociohistoriques (c’est d’ailleurs dans un numéro hors-série des Annales que Roland Barthes, dès 1961, avait publié Pour une psycho-sociologie de l’alimentation).
Dans les années 1970, Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien, contribua à légitimer l’étude de la cuisine au quotidien. C’est un peu en franc-tireur que Jean-Paul Aron (1973) proposa une « histoire de la sensibilité alimentaire » (Le Mangeur du XIXe siècle) et que Jean-Louis Flandrin, un peu plus tard, orienta sa recherche vers une histoire du goût dont l’ambition échappa à une bonne partie de ses collègues (voir notamment Flandrin, 1992 et 2002)…
En 1972, le Club de Rome publie le rapport Meadows sur Les limites à la croissance. La même année, Edgar Morin et le prix Nobel de médecine Jacques Monod réunissent un colloque transdisciplinaire sur L’unité de l’homme. Morin développe sa communication qui devient un livre, Le Paradigme perdu : la nature humaine. Il y rassemble les fils qu’il tisse depuis plusieurs années entre biologie et sciences humaines, écosystèmes, information, auto-organisation. L’alimentation n’est abordée qu’occasionnellement mais elle apparaît comme prédestinée à une approche analogue à celle qui est mise en œuvre dans le livre, mettant en relation biologie et sciences humaines. C’est ainsi du moins qu’elle apparaît à un chercheur encore débutant, l’auteur de ces lignes, et c’est en grande partie sous cette influence qu’il choisit l’alimentation comme objet de recherche et sujet de thèse (Fischler, 1979 ; 1990). D’autres, dans une position similaire, devront faire face, dans le contexte universitaire, à une condescendance amusée à l’égard du sujet de la thèse et imposer leur légitimité en s’appuyant sur une mise en œuvre rigoureuse de la sociologie et de l’anthropologie (Poulain, 2002).
Dans les années et les décennies suivantes, la production scientifique sur l’alimentation dans les sciences humaines connaît une croissance de plus en plus soutenue. Au point que, dans la période 1990-2000, un domaine nouveau émerge dans l’offre universitaire, aux États-Unis et en Europe : les food studies. En 2015, 39 universités dans 19 pays du monde proposaient des masters sur l’alimentation avec une orientation en sciences humaines et sociales (SHS) ; 8 d’entre eux s’intitulaient food studies mais la plus grande partie gardaient une inscription disciplinaire dominante (Poulain, 2017).
Beaucoup, aujourd’hui, restent relativement a-théoriques et parfois portés sur l’anecdote et la « petite histoire ». Il reste que l’objet d’étude alimentation semble avoir acquis une certaine légitimité. Pour l’expliquer, on peut proposer une hypothèse liant le phénomène au double processus d’individualisation et de problématisation de l’alimentation.
Le processus historique d’autonomisation de l’individu, après avoir « libéré » le choix de la carrière, celui du conjoint ou du partenaire amoureux, après la légitimation du souci de soi, a atteint l’alimentation, affectant les formes de consommation, les manières de table et leur inculcation aux enfants, les relations entre les mangeurs et les formes de commensalité.
Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs comme dans les souvenirs de baby-boomers ou de leurs parents, on voit que ce qu’on mangeait était pensé comme une part, c’est-à-dire un élément d’un tout partagé ou partageable sur lequel on devait pouvoir pour ainsi dire rendre des comptes : pas question, en principe, de manger plus que sa part ; pas question non plus d’exprimer bruyamment une préférence ou une aversion, de manifester du dégoût (sauf pour avertir d’un danger) ni, à plus forte raison, de déclarer l’évitement de tel aliment ou telle catégorie. Manger seul était à éviter et dans beaucoup de cultures franchement suspect ou même réprimé.
Dans notre monde « individualisé », en revanche, la notion clé n’est plus le devoir de partager mais la liberté de choisir. Une sorte d’utopie individualiste/ utilitariste se développe, dans laquelle le choix est roi, même s’il se doit du même coup d’être responsable. On voudrait que le statut particulier de l’aliment se rapproche de celui d’un produit de consommation comme un autre, sinon d’une commodity. Le consommateur-mangeur aurait donc le choix, quitte à faire « les bons choix » et à en assumer la responsabilité, soutenu et protégé par la puissance publique. Dans un texte publié en 2010, nous évoquions cette utopie du mangeur- consommateur parfait, sous-estimant peut-être son état de réalisation : « Dans un monde de mangeurs parfaits (au sens de cette vision implicite du monde), les consommateurs parcourraient les travées des supermarchés en lisant les étiquettes, en relevant les informations nutritionnelles, la composition des produits, en comparant les doses de nutriments et de calories qu’ils contiennent aux apports nutritionnels conseillés (ANC) ou aux recommandations des instances officielles compétentes, des organisations de consommateurs et de la littérature scientifique. Sans doute serait-il nécessaire, dans l’accomplissement de cette tâche, d’ajouter au panier à provision l’accessoire indispensable d’un ordinateur de poche » (Fischler et Masson, 2010).
La mention d’un « ordinateur de poche » montrait que nous sous-estimions les capacités du smartphone naissant, que nous n’avions pas prévu l’arrivée du NutriScore mais que nous anticipions les « applis » apparues depuis…
Il reste que l’aliment entre malaisément dans le statut de produit de consommation. D’autant que la transformation croissante des produits par l’industrie a contribué à accroître la méfiance à leur encontre, à la muer, même, en défiance active où la colère et le dégoût apparaissent de plus en plus souvent. Une demande de normes s’accroît depuis des décennies : que manger, comment manger, que choisir, com-ment faire confiance, à qui se fier ?
Surtout, avec la liberté du choix, apparaissent les problèmes du choix et même le paradoxe, sinon la tyrannie du choix dénoncés par le psychologue Barry Schwartz comme générateurs de désarroi, d’anxiété et même de dépression (Schwartz, 2005). La question est posée : pourra-t-on jamais construire un nouveau statut de l’aliment comme produit de consommation en s’appuyant sur une transparence totale de l’information sur les produits, « de la fourche à la fourchette » ? La tâche sera lourde, si l’on considère l’avalanche d’innovations qui déferlent sur le monde, pour l’instant au moins sur le monde riche : agriculture cellulaire, viande végétale, viande in vitro (dite aussi « viande cellulaire »). Un monde pourtant occupé, en même temps, à une « transition écologique » qui passe par l’agroécologie, la croissance du bio et les campagnes d’éducation nutritionnelle. Un monde où, en même temps, est remise en cause de plus en plus violemment la transformation par l’industrie. Un monde qui sera probablement fort méfiant devant de nouveaux produits qui, quoique « à base de plantes », semblent bien tomber dans la catégorie des « ultra-transformés ».
Nous vivons un bouleversement du monde. Des changements civilisationnels fondamentaux s’opèrent à une cadence accélérée. L’informatique et la numérisation continuent de transformer le monde, les modes de vie et les vies, les savoirs et la connaissance. Une révolution du genre est en marche, avec une remise en cause de plus en plus radicale de ce qu’on appelait il y a peu encore le rapport des sexes. Une autre remise en cause non moins radicale est en cours avec la « mise à l’agenda » explicite et globale de la relation humain-animal, dont les conséquences sur l’alimentation mais aussi potentiellement sur l’écosystème en général sont considérables.
La pandémie que nous traversons à l’heure où j’écris ces lignes a mis un frein à la mondialisation dans certaines de ses dimensions, fermé les frontières, freiné les échanges et les voyages. Mais elle a peut-être aussi accentué la conscience d’une unité de la planète devant les problèmes de santé comme les périls environnementaux et leurs conséquences climatiques.
Nous vivons un tournant vertigineux de la biologie, du néodarwinisme, de l’hérédité, des notions clés qui les structurent et de leur rapport avec les sciences sociales. Considérons l’évolution récente dans deux domaines et essayons d’imaginer leurs conséquences sur notre objet.
Au début du XXe siècle, Elie Metchnikoff, prix Nobel 1908 pour ses travaux décisifs sur l’immunité (la phagocytose), est convaincu que le nombre remarquable ou réputé tel de centenaires dans les Balkans s’explique par une consommation traditionnellement importante de produits laitiers fermentés : certaines bactéries lactiques ainsi obtenues pourraient avoir un rôle protecteur du tube digestif… Plus d’un siècle plus tard, même si on semble s’intéresser davantage aux centenaires japonais d’Okinawa qu’à ceux des Balkans, la lubie du grand pasteurien (qui pratique ce qu’il prêche en consommant lui-même force yaourts et produits laitiers fermentés) prend un peu l’allure d’une intuition précoce : ce qu’on appelait la « flore intestinale » est devenu le microbiote.
Mais alors que Metchnikoff imaginait un déterminisme linéaire et univoque à partir d’une catégorie d’aliments, ce que l’on découvre depuis une décennie environ, c’est que le microbiote digestif est composé de cinquante ou cent milliards de bactéries et autres micro-organismes et qu’il est impliqué de manière complexe dans la construction de notre immunité, dans le fonctionnement de notre système nerveux central, avec lequel il communique, qu’il contribue à réguler l’humeur et les états mentaux. Les dysbioses (déséquilibre ou appauvrissement du microbiote intestinal) sont associées à diverses pathologies allant de l’obésité au diabète de type 2 et à la dépression, et le microbiote pourrait jouer un rôle dans l’autisme et même la schizophrénie…
La population de bactéries, levures et autres microbes qui habite notre tube digestif apparaît aujourd’hui à la fois comme un organe et un écosystème interne. Le microbiote, en effet, ne fait pas qu’habiter l’organisme : il en fait partie, échange avec lui, avec ses cellules, coproduit des métabolites qui, à leur tour, échangent avec d’autres organes, informe et est informé, régule et est régulé. L’alimentation constitue la voie de communication avec l’écosystème externe qui informe (ou déforme) sa composition et son fonctionnement.
Nous vivons sur et dans un écosystème planétaire lui-même constitué d’écosystèmes. Chacun d’entre nous constitue ou abrite un, des, de multiples écosystèmes (la peau, le système respiratoire, le vagin comprennent autant de microbiotes). Le microbiote interagit avec notre cerveau, organe dans lequel naissent, vivent et se diffusent des représentations et des croyances, lesquelles orientent nos comportements individuels et sociaux, tout en étant influencées par les normes, règles, traditions et pratiques collectives. Nous pouvons commencer à imaginer comment pourrait nous apparaître une continuité allant des micro-organismes au social et au macrosocial.
Car à la révolution biologique ouverte par la compréhension croissante du microbiote s’en ajoute une autre, plus fondamentale encore : celle de l’épigénétique. Le paradigme de l’évolution génétique par sélection naturelle se voit contraint de s’amender, à tout le moins de mettre, si l’on peut dire, un peu de Lamarck dans son Darwin ou plutôt dans son néodarwinisme.
L’épigénétique est l’ensemble des mécanismes régulant finement l’expression des gènes. L’expression de certains gènes peut être activée ou inactivée (on dit que le gène est « silencé » – silenced en anglais) par divers mécanismes environnementaux, et notamment par l’intermédiaire de l’alimentation. Or il est admis aujourd’hui que certains caractères « acquis » via l’alimentation peuvent ainsi se transmettre pendant plusieurs générations. Un exemple caractéristique est celui de l’obésité, pathologie très marquée socialement, liée à une mauvaise alimentation et à un mode de vie trop sédentaire, qui peut déclencher un diabète dit « de type 2 », c’est-à-dire acquis. Or des hommes jeunes touchés par cette pathologie du fait de leur alimentation et du manque d’activité physique peuvent avoir des descendants qui seront obèses et diabétiques – quel que soit leur mode de vie (voir notamment Danchin, 2021).
La découverte du prion à l’occasion de la crise de la vache folle et de la recherche sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob avait montré qu’une protéine anormalement configurée spatialement (en 3D) était à l’origine de cette maladie et qu’elle pouvait transmettre cette anomalie à d’autres protéines à son contact, offrant ainsi un exemple de transmission à la fois héréditaire et par voie alimentaire, par l’ingestion de tissus infectés.
Dans ces révolutions ou révélations scientifiques rapprochées, l’alimentation joue un rôle central. L’alimentation n’est pas seulement concevable en termes énergétiques (calories), en termes biochimiques (nutriments, micronutriments), elle l’est aussi en termes informationnels. Les aliments sont medium et message, vecteur et contenu, information et informés. Les modèles réductionnistes et linéaires de la causalité sont remis en cause ou complexifiés. Nos écosystèmes internes communiquent avec les écosystèmes externes par notre alimentation. L’hérédité est de moins en moins exclusivement génétique, de plus en plus considérée dans ses dimensions culturelle, environnementale, épigénétique. La plus grande prudence est nécessaire devant des conclusions parfois trop hâtives et qui pourraient renouer avec des stigmatisations rappelant celles qu’on a connues dans le passé, à propos par exemple d’un ancrage héréditaire des conséquences pathogènes des inégalités.
Quoi qu’il en soit, il n’est plus seulement nécessaire de penser le monde et l’alimentation en termes écologiques ou écosystémiques : il est impossible de ne pas le faire. Ainsi l’histoire, l’anthropologie, la sociologie et la psychologie sociale, entretenant de rares relations, ont progressé d’abord séparément avant de tenter quelques rapprochements, marqués par l’émergence tardive des food studies. Au cours de ce processus, les sciences humaines et sociales ont d’abord été tenues à l’écart ou négligées par la nutrition médicale, pourtant elle-même encore jeune et peu reconnue parmi les champs institués de la médecine. Le rapprochement ne s’est d’abord entamé que timidement et sur des questions spécifiques, comme l’obésité ou les troubles du comportement alimentaire. Mais la montée de la question environnementale, d’abord lente, de plus en plus inexorable depuis le tournant du millénaire et atteignant désormais l’urgence critique, fait apparaître la nécessité éclatante de relier les approches, les points de vue, les questions de recherche, les savoirs acquis et les interrogations émergentes : de saisir l’alimentation dans les termes non seulement d’une « nutrition bio-sociale » naissante, mais aussi dans ceux d’une pensée écosystémique généralisée.
[1] Terme forgé pour distinguer les chercheurs en écologie des écologistes, militants ou activistes engagés en faveur d’une politique prioritairement fondée sur l’écologie.
[2] L’indice trophique représente le nombre d’intermédiaires entre les producteurs primaires et leur prédateur. Sapiens ne serait donc pas le prédateur suprême que l’on pense, à moins de le considérer autrement qu’en termes alimentaires. Selon le régime alimentaire des groupes humains, on observe de sensibles variations dans l’indice trophique.
[3] Contre laquelle Jean-Louis Flandrin (com. pers.) manifestait souvent quelque agacement…