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Ce chapitre développe le second sens que l’on peut donner à une écologie de l’alimentation : celui d’un engagement pour l’avènement de systèmes alimentaires durables. Cet engagement naît d’une prise de conscience : celle de la défaillance des modes de production, de transformation et de distribution industrialisés et de l’inadéquation de modes de consommation qui en sont issus face aux enjeux environnementaux, sociaux et sanitaires (chapitre 7). Il n’est pas nouveau, car divers observateurs ont, depuis des années, milité pour faire évoluer, voire transformer les systèmes alimentaires. Ils se sont souvent intéressés aux modes de production agricole, voire à la transformation et au commerce des produits. Ce n’est que plus récemment, comme en témoigne l’usage croissant du terme « système alimentaire », que les étapes plus en aval des chaînes alimentaires – distribution, consommation, gestion des déchets – et que les questions de gouvernance ont fait l’objet de plus d’attention.
Parce qu’elle concerne tous les êtres humains et se trouve au cœur de la vie quotidienne de la cité, l’alimentation est un domaine éminemment politique. Comme le souligne Richard Wilk (2006), « la nourriture est à la fois un symbole efficace et un objet concret capable de catalyser des mouvements politiques et sociaux ». Plus largement, pour Jeffrey Pratt et Peter Luetchford (2014), « la nourriture est devenue un point de convergence pour l’action (et pour la réflexion) sur les processus économiques contemporains […] et le plus important champ pour élaborer une économie alternative ». En considérant l’engagement au sens de Howard S. Becker (1960) comme « une mise en cohérence de convictions et de pratiques » (Rodet, 2018), ce chapitre propose une réflexion sur les moteurs et les principes qui président à la transformation des systèmes alimentaires dans le cadre d’une écologie de l’alimentation. Il détaille plusieurs propositions qui peuvent guider les acteurs du changement : construire l’engagement autour d’un narratif enthousiasmant, développer une capacité à agir dans un environnement complexe et prendre position dans les rapports de force.
Dans un contexte de crise de la représentation politique dans de nombreux pays, à laquelle s’ajoutent une montée des replis identitaires et la généralisation de biais cognitifs liés aux « bulles de filtre » [1], répondre aux enjeux de durabilité appelle à reconsidérer les imaginaires dominants. Dès lors, l’alimentation, qui relie les humains à eux-mêmes, aux autres humains et à la biosphère, peut être mise en récit dans un narratif enthousiasmant. Pourquoi ce narratif, autour duquel se construit l’engagement, devrait-il être enthousiasmant ? Des philosophes contemporains comme Baptiste Morizot (2020) nous signalent que, dans une perspective telle que proposée par Spinoza, l’engagement perdure dans le temps grâce à la conjonction de deux sentiments a priori antagonistes : l’injustice et l’enthousiasme.
L’injustice provoque de l’indignation et la dénonciation des problèmes et donne sa dimension combative initiale à l’engagement. En matière d’alimentation, cette indignation partagée par certains acteurs vient du constat que les systèmes alimentaires visent en premier lieu la reproduction du capital des acteurs économiques, au détriment de la santé des individus, de la justice sociale ou de la préservation de l’environnement (chapitre 7). Dès lors, dénoncer l’ampleur de la précarité alimentaire (chapitre 15), de la souffrance animale ou des effets des pesticides sur le vivant, par exemple, engage à une mobilisation contre ces injustices. C’est aussi souvent l’indignation qui déclenche le recours à des pratiques de consommation engagées (Dubuisson-Quellier, 2009) (chapitre 18). À travers elles, les mangeurs affirment une critique éthique des modes de production alimentaire (végétarisme ou véganisme par exemple) et répondent à des préoccupations de santé humaine et environnementale (agriculture biologique, boycott de certains produits) ou à des attentes en matière d’équité économique (commerce équitable) (Fischler, 2013 ; Fouilleux et Michel, 2020).
La multiplication des revendications collectives au sujet de l’alimentation au cours du XXe siècle traduit l’affirmation d’une forme d’activisme alimentaire (Siniscalchi, 2014). Qu’il s’agisse de mouvements militants (tels que Via Campesina ou Slow Food), d’associations locales (pour réformer la restauration scolaire par exemple) ou de réseaux d’acteurs portant des initiatives économiques (comme les circuits courts ou les supermarchés coopératifs), ces différentes formes d’engagement contestent un système alimentaire conventionnel, jugé inégalitaire et destructeur (Nestle, 2009 ; Siniscalchi, 2015). Elles mettent également en œuvre des alternatives défendant un autre modèle.
En effet, un engagement fondé sur ce seul sentiment d’injustice peut conduire au découragement, à un durcissement du ressentiment et à une radicalisation rigide face à l’ampleur de la tâche à accomplir. C’est pourquoi l’engagement doit aussi être nourri par un enthousiasme véritable, voire « un émerveillement à politiser » (Truong et Morizot, 2020), capable de décupler les puissances d’agir, individuelles et collectives. L’engagement en lui-même est enthousiasmant en ce qu’il nous permet d’expérimenter de nouveaux rapports à soi, aux autres et au monde. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de se positionner contre un système alimentaire dysfonctionnel, mais de s’engager pour développer des alternatives capables de provoquer un renouvellement de nos interactions, sociales et environnementales.
La raison d’être et la finalité de l’engagement porté par une écologie de l’alimentation se confondent : tisser entre eux les fils du vivant – individus, sociétés et biosphère. Une telle proposition ne nie pas les conflictualités qui traversent les systèmes socio-écologiques de même que les systèmes alimentaires : suivant les principes de la permaculture, il faut parfois s’allier avec certains pour faire face à d’autres (les ravageurs, les pathogènes, etc.) (Centemeri, 2019). Mais il faut reconsidérer ce qu’on appelle les nuisibles pour reconnaître aussi leur rôle d’indicateurs, voire de régulateurs. L’écologie invite ainsi à changer la donne et à rechercher une pluralité d’agencements des vivants dans des biosphères viables propres à chaque contexte, plutôt qu’un modèle unique de maximisation de la richesse économique au sein des systèmes alimentaires.
Le narratif porté par une écologie de l’alimentation appelle ainsi à un nouvel imaginaire social dans lequel l’alimentation est un moyen de redéfinir les liens entre vivants. Il propose de considérer l’alimentation comme un moyen d’« atterrir », c’est-à-dire de s’enraciner dans des territoires non pas où l’on vit, mais dont on dépend pour vivre (Latour, 2017), pour y tisser des relations d’interdépendance, de protection et de soin (de nous parmi les autres, humains et non-humains). Dans la même idée, Laura Centemeri (2019) appréhende la permaculture comme un « art de réhabiter » la maison commune (oïkos). Dès lors, en écho à une vision de l’alimentation comme bien commun, le bien-être collectif devient la raison d’être des systèmes alimentaires. Issus d’une « socio-diversité » d’alternatives, ils devraient garantir l’accès à une alimentation adéquate pour et désirée par tous et valoriser l’alimentation dans sa multidimensionnalité (Vivero Pol et al., 2020). Repenser les systèmes alimentaires nécessite de fonder leur organisation sur de nouveaux principes, qui résonnent avec ceux de l’écologie : la diversité (dans les champs, dans les assiettes mais aussi dans les modes d’organisation), la résilience (face aux changements climatiques par exemple), les combinaisons et les symbioses (comme avec les micro-organismes, présents du sol au ventre), le maintien de stocks (contre la « performance » du flux tendu), le fonctionnement par cycles (des saisons, des éléments), les interactions sensibles (liées à une proximité entre les acteurs, avec les animaux d’élevage), etc.
Une écologie de l’alimentation s’ancre dans l’avènement de nouveaux rap-ports dans le monde, prônés par des scientifiques et des philosophes. D’un côté, le paradigme scientifique de la « coviabilité socio-écologique » (Barrière et al., 2019) se fonde sur le constat d’une intrication des systèmes sociaux et écologiques. Les réponses aux grands enjeux environnementaux globaux s’imaginent alors dans le cadre d’un nouveau « contrat social » entre les humains et le reste de la biosphère, à laquelle ils appartiennent et dont ils dépendent. Cette approche invite à dépasser le clivage entre une rationalité instrumentale – la biosphère est au service des humains – et non instrumentale – la biosphère a d’autres raisons d’être que les bénéfices que les sociétés en tirent – (Mace, 2014), pour penser les individus, les sociétés et la biosphère au sein d’une même unité socio-écologique, fondée sur des interdépendances. D’un autre côté, d’un point de vue philosophique, chaque être humain est invité à « refaire connaissance » en repensant son rapport au vivant. Il est question de prendre conscience de soi en tant que vivant et de son appartenance à une large communauté de vivants, mais aussi de reconnaître la valeur intrinsèque des autres façons d’être vivant et de faire territoire (Coccia, 2016 ; Despret, 2019 ; Legros et Damasio, 2021 ; Morizot, 2016 ; 2020). De ce nouveau rapport au vivant découle un engagement renouvelé : il n’est plus question de « défendre la nature » qui nous serait extérieure, mais d’incarner soi-même, en interaction avec l’ensemble du monde vivant, « une nature qui se défend ».
Nourri par un narratif enthousiasmant, l’engagement se traduit ensuite par un passage à l’action qui vise à transformer concrètement les systèmes alimentaires. La mise en œuvre du changement est, à plusieurs titres, particulièrement complexe : elle est contextuelle, imprévisible sur le long terme, multiforme et contrainte par les interdépendances des différentes composantes des systèmes alimentaires (au sein de celui-ci comme en dehors : métabolisme énergétique, politiques publiques dans différents domaines, règles du commerce international, etc.).
Premièrement, la mise en œuvre d’un changement ne peut s’opérer qu’au regard de la spécificité du contexte considéré (spatial, culturel, politique, économique, social, environnemental, etc.). Il n’existe pas de solutions universelles, bonnes par nature, dans la mesure où leur pertinence dépend des contextes et où les interdépendances qui tissent les alliances entre humains, et entre humains et non-humains, sont en constante évolution (Centemeri, 2019). De fait, observation, concertation et action doivent s’articuler dès le début d’un processus et tout au long de celui-ci. À cet égard, les méthodes participatives d’identification des chemins d’impact constituent un exemple de démarche permettant de prendre en compte l’influence du contexte sur l’effet d’actions jugées transformatrices (chapitre 20).
Deuxièmement, les conséquences des actions engendrées dans un système complexe, tel qu’on peut se représenter les systèmes alimentaires, sont incertaines (Morin, 1990). Ces actions sont en effet soumises à des événements imprévisibles (changements climatiques, politiques, économiques, sanitaires, technologiques, etc.), qui laissent une incertitude sur les conséquences à moyen ou à long terme des interventions. Il est alors nécessaire d’inscrire l’action dans une vision stratégique, assortie d’objectifs, plutôt que dans la planification rigide d’une transition dont on ne peut pas véritablement prévoir l’état final. Cela afin de pouvoir ajuster, tactiquement, les actions en fonction des aléas et/ou de tirer parti d’éventuelles nouvelles opportunités.
Troisièmement, chercher à transformer les systèmes alimentaires invite à naviguer entre des actions très transformatrices et des petits succès. Les acteurs du changement peuvent ainsi s’inspirer de l’un des principes de la permaculture proposés par Bill Mollison : « il vaut mieux que la taille du changement (à opérer) soit inversement proportionnelle à l’effet qu’il produira sur le système » (Mollison, 1988). Il s’agit de prioriser les actions dont l’effet transformateur est le plus important au regard de l’effort (ou de l’investissement) consenti pour leur mise en œuvre. Mais dans l’idée de nourrir l’engagement, les succès faciles (ou quick wins), atteints à partir de ce qui mobilise plus facilement les acteurs, ne doivent pas être négligés. Bien que peu transformateurs, certains changements servent à faire la preuve des possibles et, parce qu’ils sont porteurs de sens, ont un fort potentiel mobilisateur. Les « bricolages » et les tactiques (de Certeau, 1980), ou encore les petits pas du quotidien, permettent d’enclencher une dynamique de changements, à condition qu’ils soient envisagés par leurs promoteurs comme les étapes d’un processus transformateur et non comme une fin en soi.
Enfin, les freins à la transformation des systèmes alimentaires industrialisés sont également issus du verrouillage des différentes dimensions sociotechniques. Elles concernent les acteurs en place, les institutions, mais aussi les politiques qui présentent des intérêts étroitement entrelacés – marchés et structures agricoles, aménagement rural et urbain, sécurité sanitaire, recherche scientifique, développement industriel, etc. (De Schutter, 2017 ; IPES-Food, 2015). Il est effectivement difficile de faire évoluer une composante du système indépendamment des autres. Tout comme il est vain, pour un même acteur du changement, de chercher à transformer l’ensemble de ces composantes simultanément. La transformation des systèmes alimentaires ne peut donc pas résulter du seul cumul d’interventions d’acteurs isolés, mais nécessite une combinaison coordonnée de formes d’engagement à différents niveaux (partie 5). En effet, tous les acteurs des systèmes alimentaires ont des rôles complémentaires à jouer : mouvements militants, secteur associatif, collectivités territoriales, secteur privé conventionnel, etc. L’enjeu pour ces acteurs est donc double : faire bouger leurs propres lignes, « là où ils sont », et articuler leurs forces avec d’autres, en développant une bonne connaissance de leurs alliés, pour inverser les rapports de force qui contraignent fortement la levée des verrous au sein des systèmes alimentaires (IPES-Food, 2015).
Aujourd’hui, l’ampleur de la crise sociale et environnementale invite à faire évoluer la nature de l’engagement. Il ne s’agit plus seulement d’informer les décideurs, ou d’expérimenter des alternatives, mais aussi de s’inscrire dans des rapports de force avec des acteurs marqués par de fortes résistances aux changements. Certes, parvenir à ce que les questions environnementales ou sociales soient prises en compte dans les politiques publiques ou dans les stratégies des entreprises passe d’abord par une phase de sensibilisation. Un aspect de l’enjeu est bien d’informer les décideurs sur les dégradations des situations, de convaincre de la gravité des risques, de montrer que des alternatives sont possibles. Ce à quoi se sont employés scientifiques et mouvements de la société civile depuis déjà quelques décennies : alertes sur les changements climatiques, les OGM (organismes génétiquement modifiés), les conditions d’élevage, etc.
Mais dès les années 1980, s’est révélée une opposition assumée aux changements pourtant nécessaires (Rowell, 1996). Ces dernières années encore, Donald Trump aux États-Unis ou Jair Bolsonaro au Brésil, pour ne citer que les plus caricaturaux, soutenus par une partie de l’électorat et des forces économiques de leurs pays, se sont désengagés d’accords internationaux censés amorcer une transformation du système. Ils ont mené des politiques à contre-courant des recommandations des scientifiques ou des mouvements environnementaux. Et ils ont révélé par là que les enjeux ne sont plus seulement d’informer, de sensibiliser et de convaincre, mais de construire des rapports de force et des alliances politiques pour contrer les volontés de maintenir le statu quo. Bruno Latour propose un « compositionnisme », un pro-gramme politique, scientifique et esthétique, pour amorcer un travail diplomatique de répartition, de redistribution et de recomposition des « puissances d’agir ». Il part du constat qu’il n’existe pas de monde commun, mais partout des pluralismes dans les façons de faire, de penser, de croire. Dans une perspective de durabilité des systèmes alimentaires, on peut en tirer qu’il convient de recomposer les puissances d’agir en faveur des acteurs qui défendent une coviabilité, sociale et écologique.
S’inscrire dans ce rapport de force appelle également à décrypter le fonctionnement des « systèmes d’acteurs », en déployant une lecture des jeux de pouvoirs en termes d’économie politique. En effet, les systèmes alimentaires sont parcourus à toutes les échelles par des inégalités de pouvoir entre acteurs (souvent liées à des inégalités de puissance économique), qui influencent sa gouvernance et la façon dont les enjeux de l’alimentation sont problématisés. Certains acteurs dominants ont ainsi les moyens d’orienter les débats, comme on l’a vu par exemple en France dans le cadre des États généraux de l’alimentation ou, à l’échelle européenne, dans le cadre des négociations successives de la politique agricole commune (Corporate Europe Observatory, 2020). Ils peuvent aussi chercher à diffuser une interprétation réduite de certains enjeux alimentaires, souvent dans le but de légitimer un intérêt propre, qu’il soit financier ou politique. C’est dans une certaine mesure le cas sur la question de la sécurité alimentaire (chapitre 11), du recours à la fortification des aliments (chapitre 12) ou de la consommation de protéines végétales (chapitre 13).
Une écologie de l’alimentation invite à s’engager pour l’avènement d’un nouveau rapport au monde. En effet, objet éminemment politique, l’alimentation, et la façon dont nous l’organisons, définit le monde dans lequel on vit et celui que nous voulons. Fondé sur un enthousiasme individuel et collectif, cet engagement, à adapter en fonction des contextes, devrait aussi assumer d’être multiforme, contraint par des forces externes et imprévisible sur le long terme. Un passage à l’action des plus complexes qui devrait également passer par l’entrée dans un rapport de force avec les acteurs rétifs aux changements nécessaires. Les illustrations concrètes des différentes formes d’engagement seront abordées dans la partie 5, qui analysera les modalités d’engagement pour les citoyens (chapitres 18 et 19), les entreprises (chapitre 20), la recherche (chapitre 21) et les pouvoirs publics (chapitre 22).
[1] Les informations que nous consultons sur Internet sont déjà filtrées par rapport à nos centres d’intérêt repérés dans nos navigations précédentes, contribuant à des formes d’isolement intellectuel et culturel.