> Préface > Introduction
1 - L’alimentation vue comme relations
2 - Les enjeux du système alimentaire contemporain
3 - L’alimentation au prisme de l’écologie
4 - Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable
5 - Une écologie de l’alimentation pour transformer les systèmes alimentaires
> Conclusion

Les initiatives citoyennes et leur changement d’échelle

Auteur(s) : Bricas Nicolas, Douillet Mathilde

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Pendant le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, les références au « monde d’après » se sont multipliées en France. Celui que le passage transformateur de la crise permettrait d’atteindre, celui que les collapsologues appellent de leurs vœux  : un monde plus respectueux de l’environnement, moins prédateur de ressources non renouvelables, garantissant la santé des humains, des non-humains et de la planète, permettant un climat vivable, un monde plus équitable, inclusif, démocratique, etc. (Lancement et Lévêque, 2019). Le grand soir semblait enfin arrivé et de nombreux regards se sont tournés vers ces citoyens qui tentaient déjà d’inventer et d’expérimenter ce monde, au-delà de nouvelles pratiques de consommation (chapitre 18), avec de nouvelles façons de produire, d’échanger, de gérer et de gouverner.

— Le monde d’après existe-t-il déjà ?

Car depuis des années, ce monde d’après semble en germe sous l’impulsion de citoyens et d’entrepreneurs, comme l’ont par exemple initié les pionniers de l’agriculture biologique ou du commerce équitable. On constate la multiplication d’initiatives très diverses qui cherchent à construire d’autres systèmes alimentaires, fondés sur des principes de recours à des ressources renouvelables, de relocalisation (chapitre 17), de réduction du nombre d’intermédiaires dans les circuits de commercialisation, de solidarité entre producteurs et consommateurs, de participation inclusive, de groupements d’achats coopératifs, etc. En France, ce foisonnement d’initiatives fait l’objet d’études et de recensements [1]
Parmi d’autres, la Fondation Daniel et Nina Carasso a soutenu nombre de ces initiatives en France et en Espagne, considérant que ces « audacieuses et audacieux » font émerger des solutions dont la société doit s’emparer (Fondation D. & N. Carasso, 2019). À l’échelle mondiale, mais surtout dans les pays industrialisés, elles sont soutenues par des acteurs de la philanthropie qui s’intéressent aux systèmes alimentaires durables [2].

Les acteurs qui portent ces initiatives sont divers mais ont en commun de partir de l’engagement citoyen. Leur statut est très variable selon les législations nationales, les opportunités de financement public et les possibilités de recours au bénévolat. En France, ces acteurs sont regroupés dans l’économie sociale et solidaire (ESS), avec des formes de plus en plus diverses, notamment d’entreprises sociales dont certaines font le choix de s’inscrire dans l’économie de marché capitaliste (chapitre 20). Ces acteurs ont en commun de chercher à répondre à une ou plusieurs des préoccupations environnementales, sociales, sanitaires et de gouvernance, qu’ils estiment insuffisamment prises en compte dans les modèles dominants. Ils cherchent à in-venter et expérimenter des alternatives, avec un discours souvent contestataire des systèmes alimentaires industrialisés, même si certains s’appuient en partie sur ce modèle. Quasiment toutes ces initiatives sont menées à une échelle locale : celle d’une ferme, d’un atelier, d’un quartier, voire d’une petite ville, et ne concernent sou-vent que quelques dizaines à quelques milliers de personnes.

Ces initiatives font l’objet d’une abondante littérature scientifique, qui les caractérise et s’interroge sur leur rôle dans la transformation des systèmes alimentaires. Elles constituent ce que de nombreux auteurs qualifient d’innovations sociales, qui couvrent un éventail plus large que les initiatives citoyennes. Ces innovations apportent des réponses nouvelles à des besoins sociaux mal ou peu satisfaits. Elles sont nombreuses à se revendiquer d’une agroécologie comme mouvement à la fois technique, social et politique (Gliessman, 2007), et sont souvent analysées, dans le monde anglo-saxon, comme des « réseaux alternatifs d’alimentation » (Alternative Food Networks) (Roep et Wiskerke, 2012).

Il faut noter que plusieurs de ces initiatives sont originaires de pays à philosophie politique plutôt libérale, où sont valorisés les individus ou les communautés pour prendre en charge des questions environnementales ou sociales : la permaculture a été théorisée en Australie ; les Amap sont fondés sur le principe des Community Supported Agriculture étatsuniens ; les tiers-lieux alimentaires s’inspirent en partie des Centres communautaires d’alimentation au Canada. En France, où l’État est plus interventionniste, l’intérêt pour ces initiatives est plus récent. Dans les domaines agricole et alimentaire, elles ont été longtemps ignorées, que ce soit par les pouvoirs publics, la recherche académique, la formation professionnelle ou encore les institutions de conseil et de financement. Elles ont par contre trouvé un appui avec le développement de l’économie sociale et solidaire (ESS) (Bardot, 2020).

Ces initiatives s’appuient sur certains principes d’actions : respect de tous les savoirs, participation inclusive, émancipation, pouvoir d’agir des personnes vulnérables (Chiffoleau et Paturel, 2016). Elles inventent des possibles et expérimentent des alternatives pour faire la preuve de leur faisabilité et de leurs performances (Lutz et Schachinger, 2013). Pour autant, quel est l’effet transformateur de ces initiatives ? Comment peuvent-elles dépasser le stade d’expérimentations locales et circonscrites pour gagner en importance dans les volumes produits et consommés, pour véritablement influencer massivement et positivement l’environnement, la santé, l’équité sociale et la gouvernance ?

Les innovations sociales dans les pays des Suds
Dans les pays des Suds, une contestation de l’agriculture industrielle émerge aussi, portée en particulier par des organisations paysannes dans la mouvance du mouvement d’origine brésilienne la Via Campesina. L’agroécologie est défendue par de nombreuses organisations de la société civile qui expérimentent sa mise en œuvre (IPES-Food, 2018 ; HLPE, 2019), avec l’appui croissant de la recherche, comme au sein de The Transformative Partnership Platform on Agroecology" class=". Ces mouvements restent encore relativement marginaux face à la forte pression des acteurs dominants qui cherchent à étendre leurs modèles de production et de consommation dans les pays où émerge une classe moyenne (supposée) attirée par la société de consommation.

Dans les pays des Suds, certaines pratiques agricoles non industrialisées peuvent être considérées « durables  » au sens où elles n’empruntent pas (encore) les trajectoires technologiques de l’agriculture de la chimie, désormais contestée là où elles sont dominantes. Les agriculteurs innovent depuis des décennies en matière de gestion de la fertilité, de la biodiversité, des maladies des plantes et des animaux spécifiques aux milieux. Autant de savoirs inspirants pour trouver des alternatives à l’agriculture conventionnelle. La qualification de ces pratiques pose question, comme cela a été montré pour les productions alimentaires en Ouganda, pays par ailleurs très engagé dans l’agriculture biologique pour les marchés à l’exportation. Qualifier ces pratiques de « traditionnelles » ne rend pas compte de leurs évolutions et des capacités d’innovation des agriculteurs, et risque de les reléguer dans une position de refus de la modernité. Les qualifier d’« agriculture biologique par défaut  », puisqu’aucun produit chimique n’y est utilisé, pose le problème de les comparer à celles de l’agriculture biologique, contrôlée par un cahier des charges et une certification. Les qualifier d’« agriculture conventionnelle », puisque ce n’est que récemment que l’agriculture de la chimie se développe dans ce pays, pose le problème de la confusion avec l’agriculture conventionnelle des pays industrialisés. Les femmes qui la pratiquent parlent d’agriganda, raccourci de « agriculture  » et « Ouganda », désignant une pratique que l’on pourrait qualifier d’« agriculture de terroir » (Bendjebbar, 2018).

On observe le même phénomène dans la transformation et la commercialisation alimentaires. L’artisanat alimentaire, le commerce de rue ou les marchés de quartier subissent la concurrence des plus grandes industries internationales et des supermarchés. Cette industrialisation est critiquée pour les risques de pertes d’emplois qu’elle fait courir, mais aussi plus récemment pour ses effets négatifs sur l’environnement, la santé ou la gouvernance des systèmes alimentaires. L’artisanat et le commerce « informels » apparaissent alors comme un modèle à soutenir.

Dans un cas comme dans l’autre, il est difficile de qualifier ces initiatives d’alternatives au sens où elles ne visent pas à remplacer un modèle dominant. Mais nombre d’auteurs leur reconnaissent une capacité d’appréhender les activités économiques indissociablement des enjeux sociaux et/ou environnementaux (Leloup, 2018). Plutôt que de considérer ce secteur comme « informel », ce qui le définit par rapport à un secteur formel, Jacques Bugnicourt et les équipes d’Enda Tiers Monde ont proposé de les qualifier d’« économie populaire » (Bugnicourt, 1973 ; Ndione, 2015). La reconnaissance et la légitimation de ces activités font cependant toujours débat : secteur porteur de créativité pour une agriculture durable ou une économie sociale et solidaire pour les uns (Nyssens, 1999), signe d’une pauvreté à éradiquer dans le processus de modernisation pour les autres (Maloney, 2003).

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— Trois cadres conceptuels pour penser la transformation

La plupart des analyses scientifiques et de nombreux programmes de soutien à ces initiatives supposent que leur multiplication est appelée à « faire système », c’est-à-dire à interagir et à se mettre en synergie pour entraîner de larges trans-formations dans le système alimentaire conventionnel existant. On peut distinguer trois cadres conceptuels majeurs mobilisables pour penser la transformation des systèmes alimentaires :

  • le plus utilisé, celui des transitions sociotechniques, notamment popularisé par Franck Geels (2002), est issu de l’économie évolutionniste et des science and technology studies. Les transitions résultent d’interactions entre un paysage sociotechnique, un régime de règles et des niches d’innovations. Ce sont dans ces dernières que se situent les initiatives citoyennes et autres innovations sociales, qui se saisissent des opportunités créées par la contestation et la déstabilisation du régime de règles pour finir par le faire changer et aboutir à un nouveau régime écologique et social ;
  • la théorie des food regimes (Friedmann et McMichael, 1989), issue de l’économie politique, insiste davantage sur les rapports de pouvoir dans la contestation du régime dominant. Les innovations sociales représentent une force critique qui cherche à le délégitimer. Ce régime dominant répond à cette contestation sous la forme d’une offre de produits dotés de nouveaux attributs environnementaux et sociaux, au travers de leur certification et de leur signalisation, sans véritablement se remettre en cause. Comme précédemment, cette théorie est mobilisée pour une analyse à l’échelle des sociétés, critique et plus descriptive, et ne dit rien du potentiel de changement d’échelle des initiatives alternatives ;
  • la sociologie pragmatique regroupe la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour et Michel Callon et la sociologie de la critique issue des travaux de Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Francis Chateauraynaud. Elle porte plus d’attention à la pluralité des formes d’engagements des « actants », aux changements fins en train de se faire au travers d’une analyse des pratiques ordinaires et des controverses entre acteurs.

En empruntant à ces trois cadres conceptuels, Lamine et al. (2015) nous amènent à considérer les initiatives sous une nouvelle question : incarnent-elles un réel changement de paradigme, ou bien relèvent-elles du business as usual ?

— Trajectoires alternatives ou réformatrices

On peut schématiser le développement de ces initiatives en deux catégories : les trajectoires alternatives et les trajectoires réformatrices. Les trajectoires alternatives se situent dans une tentative de construire, généralement localement, un système s’appuyant sur des valeurs radicalement différentes et en rupture avec le modèle dominant capitaliste, voire marchand. Elles proposent des réponses aux différents enjeux environnementaux, sociaux, sanitaires, culturels et de gouvernance des systèmes alimentaires par des initiatives multidimensionnelles. La permaculture incarne ce type d’alternative. Dans son ouvrage Permaculture : principes et pistes d’action pour un mode de vie soutenable, David Holmgren (2002) oppose ainsi les principes de l’agriculture industrielle à ceux de l’agriculture soutenable et ne considère pas de compromis possible entre les deux. L’agriculture soutenable ne peut advenir qu’après le déclin inéluctable de l’agriculture industrielle, après un climax chaotique post-moderne. L’enjeu est donc d’expérimenter des solutions alternatives, de les préparer dès aujourd’hui pour un monde d’après, et, comme il l’indique, d’« utiliser des solutions lentes et à petite échelle ». Dans son étude sur l’alimentation durable et l’ESS, Florence Bardot (2020) constate que les porteurs d’initiatives multidimensionnelles ont comme préoccupation principale de construire et de stabiliser leur projet dans les singularités du contexte, et qu’ils ont besoin de plus de temps pour cela par rapport à ceux qui ne s’attaquent qu’à l’un de ces enjeux. C’est pourquoi ils peinent quelquefois à « capitaliser » leur expérience et à en donner les grands principes pour faciliter leur reproduction ailleurs. Pour ces acteurs, la question du changement d’échelle ne se pose donc pas forcément, car ce n’est pas une priorité. Certains peuvent même y être réticents, craignant de perdre la maîtrise du processus et de voir les valeurs qu’ils portent être dévoyées dans l’institutionnalisation des innovations.

Les trajectoires réformatrices jouent, elles, le jeu du développement de nouvelles niches de marché, par alliance ou compromis avec les acteurs du système dominant. Les porteurs de ces trajectoires peuvent être de simples opportunistes, qui voient dans l’intérêt suscité par ces initiatives des marchés possibles à exploiter, sans chercher pour autant une véritable transformation du système. C’est là que l’on retrouve en partie le social business et nombre d’innovations dénoncées par ailleurs comme du green-washing ou du fair-washing. Dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) ont bien montré cette capacité du système dominant à rester à l’écoute des critiques qu’on lui adresse, même les plus radicales, et à les prendre comme sources d’inspiration pour en marchandiser les réponses : produits labellisés respectueux de l’environnement, de l’équité sociale, etc. C’est ce qui rend le capitalisme si résilient, si capable de surmonter ses critiques… en les absorbant sans véritablement se remettre en cause.

D’autres acteurs sont quant à eux convaincus que cette alliance avec le système dominant est génératrice de réformes favorables à la construction de systèmes alimentaires durables. La labellisation « commerce équitable  » a ainsi permis de faire sortir la question de l’équité dans les échanges internationaux hors des cercles militants pour sensibiliser le grand public. L’institutionnalisation de l’agriculture biologique a accru son importance et permet d’espérer un impact environnemental à large échelle. Ces réformateurs se revendiquent pragmatiques : reconnaissant la force du système dominant et l’impossibilité de le remplacer à court terme, ils cherchent plutôt à le réformer de l’intérieur. Dans un cas comme dans l’autre, les innovations portées par ces acteurs concernent souvent une seule, voire deux dimensions de la durabilité : l’environnement ou l’équité sociale, et au mieux la double ambition, comme la labellisation « bio et équitable ». Intégrer l’ensemble des questions environnementales, sociales, sanitaires et de gouvernance est très compliqué.

Derrière cette distinction entre trajectoires réformatrices et alternatives se situe bien sûr une réalité complexe, et des trajectoires intermédiaires existent qui évoluent au cours du temps. Ronan Le Velly (2018) montre que certaines démarches dites « alternatives » ne le sont finalement pas toujours tant que ça. Souvent, elles sont hybridées avec des dispositifs issus du système dominant. Par exemple, ces initiatives alternatives sont nombreuses à utiliser largement les outils numériques des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Elles peuvent aussi se définir en référence au système qu’elles contestent, comme dans le cas du commerce équitable, qui instaure une prime d’équité pour les producteurs à partir du prix du marché conventionnel. Dans un programme de recherche collectif coordonné par Pierre Gasselin et al. (2020), ces initiatives ont été analysées sous l’angle de leurs relations avec les systèmes dominants. Cette approche remet en cause des visions évolutionnistes qui considèrent les différents systèmes alimentaires comme autant d’étapes depuis des systèmes domestiques, puis artisanaux, puis plus industriels, pour évoluer dans le futur vers de nouveaux modèles durables. Si une telle vision a le mérite de définir des modèles simples et peut séduire par un narratif « moderniste », elle rend par contre difficile de penser les zones grises, les zones hybrides, celles des coexistences dynamiques entre systèmes artisanaux, industriels ou alternatifs où se jouent des complémentarités, sources de résilience.

— Le changement d’échelle

Le changement d’échelle de ces initiatives est généralement perçu comme le moteur principal de la transformation des systèmes agroalimentaires conventionnels. C’est bien leur manque d’impact « à l’échelle » que critiquent leurs dé-tracteurs. Michele-Lee Moore et al. (2015) proposent de distinguer trois types de changement d’échelle :

  • le scaling out correspond à l’augmentation du nombre de personnes ou de structures impactées. Il peut se faire par la duplication de l’initiative dans d’autres territoires (multiplication des épiceries sociales et solidaires ou des jardins partagés) ou par la fertilisation, c’est-à-dire la diffusion de principes ou de savoir-faire, notamment au travers de cahiers des charges ou de labels (commerce équitable certifié par exemple). C’est par un essaimage, une multiplication, que les acteurs des initiatives alternatives envisagent souvent le changement d’échelle de leurs innovations. Comme l’énonce l’un des principes de la permaculture, il s’agit de « penser global mais d’agir local » ;
  • le scaling up correspond à l’institutionnalisation de l’initiative, se traduisant par une inscription dans des politiques publiques ou des réglementations, au risque d’une simplification et d’une atténuation des principes initiaux. L’agriculture biologique connaît un tel processus de changement d’échelle ;
  • le scaling deep correspond à un changement profond des valeurs culturelles et des croyances qui s’enracinent dans la population. L’attachement aux aliments « locaux », qui tend à devenir une norme très partagée en France, pourrait illustrer un tel processus (chapitre 17).

On peut considérer un quatrième type de changement d’échelle : la diversification. Elle est centrale pour les initiatives alternatives multidimensionnelles décrites précédemment et illustrées par les tiers-lieux alimentaires canadiens qui se développent en France. Elle consiste en l’intégration d’une nouvelle activité visant une nouvelle dimension de la durabilité pour enrichir son modèle (ajout de préoccupations sociales dans des activités initialement surtout environnementales par exemple). Elle peut également se traduire par des dynamiques collectives de coopération, comme on l’observe souvent dans des projets alternatifs très ancrés dans leurs territoires (partenariats entre acteurs sociaux et acteurs de la production agricole pour des paniers solidaires par exemple). Ces différents types de changements d’échelle sont variés et en réalité se combinent ou se succèdent dans le temps, en fonction de l’évolution de l’initiative (Avise, 2021).

Une question centrale peu explorée par la littérature concerne le rôle des soutiens publics pour le développement des innovations citoyennes d’alimentation durable, leurs changements d’échelle et leur maintien dans l’économie de marché actuelle. Dans un contexte de diminution structurelle des financements publics, on observe un développement de l’idéologie libérale inspirée des pays anglo-saxons qui circonscrit les soutiens au développement de ces innovations à un temps court, à un modeste accompagnement au changement d’échelle, et valorise principalement les entrepreneurs sociaux qui cherchent une rentabilité par un modèle commercial. Certaines initiatives, qui remplissent un service public, ne peuvent pourtant pas être rémunérées par le marché actuel et nécessitent des soutiens publics pérennes. Les changements d’échelle de ce qui s’invente par les initiatives citoyennes requièrent, pour accélérer la transformation des systèmes alimentaires, des politiques publiques créant des environnements favorables pour l’accès aux services financiers, aux formations, aux recherches, etc. La philanthropie peut jouer un rôle de soutien aux précurseurs et de soutien à l’innovation, mais ne peut remplacer le soutien public sur le long terme.

— Conclusion

On constate, en interrogeant les acteurs engagés dans des initiatives « alternatives », que la plupart d’entre eux sont tellement préoccupés par la mise en œuvre de leurs projets qu’ils n’ont pas forcément le temps, ni les compétences, pour définir leur contribution aux changements des systèmes alimentaires qu’ils appellent de leurs vœux. Ce n’est d’ailleurs pas forcément leur rôle et c’est là tout l’enjeu des interventions de soutien, voire des politiques qui s’appuient sur ces initiatives : accompagner la réflexion et déployer l’action au-delà d’actions circonscrites. Par exemple, une initiative municipale de restauration scolaire pour réduire le gaspillage, améliorer la nutrition, permettre l’accès à un repas équilibré aux plus démunis, etc., mobilise une énergie considérable. Mais il faut se rappeler que la restauration scolaire ne représente pas plus de 2 % des repas pris par l’ensemble de la population d’une ville. L’enjeu n’est donc pas seulement d’améliorer cette restauration dont l’ampleur est limitée, mais bien aussi de travailler sur son effet d’entraînement sur le reste du système alimentaire. La recherche publique a un rôle important à jouer dans ces réflexions et cet accompagnement (chapitre 21).

Il faut également garder à l’esprit le contexte « contrefactuel » dans lequel se développent ces initiatives : un système alimentaire industrialisé qui nourrit massivement la population à faible coût économique (possible du fait d’un coût caché environnemental et social très important). Il faut reconnaître que les solutions alternatives ont souvent des conditions d’accès économiques et sociales, mais aussi des discours, qui rendent difficile une véritable inclusion sociale. Comme nous l’avons entendu au cours d’une enquête de terrain, « le meilleur lieu de la mixité sociale dans la ville, c’est le supermarché… ». Déjà bien mise en évidence pour les projets dans les pays en développement (Chambers, 1990), la difficulté de diffuser les initiatives à toute la population, et en particulier à la grande masse de celle qui dispose de peu de marge de manœuvre en argent, en temps et en espace, s’observe également dans diverses initiatives pour une alimentation durable. Malgré la conviction de leurs promoteurs, souvent très éduqués et sensibilisés, l’adhésion à leur discours par toute la population n’a rien d’évident. Sortir de l’entre-soi et veiller à l’inclusion sociale qui se construit dès la conception des projets est un enjeu crucial lors du changement d’échelle (Lepiller et Valette, 2021).

Enfin, même si les initiatives peuvent être reconnues comme porteuses de solutions, elles viennent perturber des jeux d’acteurs en place et en contester implicitement ou explicitement certains. Tant qu’elles restent marginales, elles sont peu combattues. Elles sont ensuite parfois ouvertement contestées lorsqu’elles deviennent véritablement influentes [3]. Pouvoir se défendre dans les arènes de négociation suppose une force politique dont les acteurs dispersés ne disposent pas. S’il existe divers réseaux qui relient ces acteurs pour une alimentation durable, on constate que ceux-ci sont souvent consacrés à organiser des échanges de bonnes pratiques et d’expériences. Ils ne commencent que depuis peu à se constituer en force politique, capable de négocier comme les acteurs dominants. C’est là sans doute une voie pour une véritable transformation des systèmes alimentaires demain.

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[1Voir par exemple l’observatoire Resolis ou le Transiscope, la collection de témoignages de l’association « On passe à l’acte » et la vidéo « Ça bouge pour l’alimentation » (https://vimeo.com/251774302), et les études de cas des étudiants du Mastère spécialisé® Innovations et politiques pour une alimentation durable (MS IPAD) (Conaré et al., 2015 ; Albert et al., 2016 ; 2017 ; 2018 ; 2019 ; 2020 ; 2021).

[2Par exemple, la Global Alliance for the Future of Food met en avant ces initiatives dans son programme « Beacons of Hope » (Biovision Foundation for Ecological Development et Global Alliance for the Future of Food, 2019 ; Global Alliance for the Future of Food, 2021)

[3Voir la déclaration aux travailleurs du vêtement du syndicaliste américain Nicholas Klein en 1918 ou celle de Gandhi dans son journal Young India du 9 mars 1921 : « D’abord ils vous ignorent, ensuite il vous raillent, ensuite ils vous combattent et enfin, vous gagnez » (Refalo, 2019).