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La nourriture n’est pas un bien de consommation comme les autres. Car, en dépit de son aspect ordinaire, elle place quotidiennement le mangeur dans un paradoxe fondamental : manger est nécessaire pour vivre, mais implique de prendre des risques (Fischler, 1990). En effet, les aliments comptent parmi les très rares éléments, avec les drogues, qui, une fois ingérés, sont transformés pour être incorporés. Ils transitent ainsi du monde extérieur vers l’intérieur de l’individu – du dehors au dedans – et traversent la barrière du soi. La bouche peut alors être assimilée à un sas, qui admet ou non la nourriture à franchir le seuil de la déglutition. Dès lors, le voyage de la nourriture dans l’individu le recompose dans ce qu’il a de plus intime, aux niveaux biologique, émotionnel, identitaire et moral. Car l’incorporation alimentaire est objective mais aussi symbolique : elle influence autant la santé du mangeur que son rapport à lui-même et la façon dont il s’affirme dans le monde. C’est cette relation à soi, établie par l’alimentation, que ce chapitre cherche à explorer.
Souvent, ce qui vient en premier à l’esprit quand on s’interroge sur ce à quoi sert l’alimentation se résume à : « c’est indispensable pour vivre ! ». De fait, cesser définitivement de manger entraîne à court terme la mort. Et en dehors des situations extrêmes de totale privation ou d’intoxication, une « bonne » alimentation est communément reconnue comme étant l’une des clés d’une bonne santé.
La conscience du lien entre alimentation et santé n’est pas nouvelle. Elle se manifeste dès l’Antiquité dans les principes de la diététique. Pour Hippocrate, comme pour les diététiciens de la médecine traditionnelle chinoise ou de la médecine ayurvédique indienne, certains aliments peuvent être utilisés comme médicaments pour préserver la santé des bien-portants ou pour rétablir celle des malades. Des produits comme l’ail et le gingembre en Chine, ou l’asperge et l’orge en Europe, servent ainsi à la fois à la cuisine quotidienne et à des fins thérapeutiques, parfois en association avec des remèdes issus de la pharmacopée (Ausécache, 2006 ; Marie, 2015). Longtemps, les propositions diététiques en matière d’alimentation ont été marquées par l’empirisme, faute de connaissance des mécanismes physiopathologiques du lien entre alimentation et santé. Pour la médecine antique européenne par exemple, l’alimentation améliorait l’état de santé en équilibrant les quatre éléments fonda-mentaux constitutifs du corps : l’eau, la terre, l’air et le feu. Mais ces propositions diététiques n’en demeuraient pas moins efficaces. Ainsi, depuis l’Antiquité, le goitre endémique (une augmentation du volume de la thyroïde liée à une carence en iode) était traité par une prescription de produits d’origine marine, sans que l’on ait alors connaissance de l’existence de l’iode ni même de la thyroïde (Jaffiol, 2011). À partir du XVIIe siècle, dans les sociétés occidentales, la diététique a peu à peu laissé place aux sciences de la nutrition qui ont progressivement mis au jour les microconstituants des aliments (macro et micronutriments, bactéries, etc.) et leurs mécanismes d’action sur l’organisme aux niveaux cellulaire et moléculaire (chapitre 9).
Certes, l’alimentation n’est qu’une des différentes composantes de la santé, avec l’activité physique, le mode de vie, le sommeil ou la génétique par exemple. Mais ses effets sur le fonctionnement de l’organisme sont tels qu’elle redéfinit en permanence l’être humain du point de vue biologique. La qualité de l’alimentation influence en effet des paramètres aussi variés que la taille, l’espérance de vie ou les capacités physiques et intellectuelles des individus. La malnutrition, lorsqu’elle touche les jeunes enfants ou leurs parents en amont de la conception, peut avoir des conséquences pour le reste de la vie des individus. Les « 1 000 premiers jours de la vie » (de la conception d’un individu jusqu’à ses 2 ans) sont ainsi appréhendés comme une fenêtre d’exposition critique au cours de laquelle les pratiques alimentaires (in utero, allaitement, diversification, etc.) pourraient avoir une incidence sur le risque de développer des maladies à l’âge adulte. En amont de la naissance, on parle de programmation fœtale de l’obésité et des maladies métaboliques (Barker, 1998).
Outre la malnutrition, les carences en micronutriments (vitamines, minéraux) sont à l’origine de perturbations de certaines fonctions physiologiques comme la vue ou l’immunité. Quant à la suralimentation, elle favorise le surpoids, l’obésité et certaines maladies non transmissibles (maladies cardio-vasculaires, diabète de type 2, certains cancers). La santé des individus peut aussi être affectée par une mauvaise qualité sanitaire des aliments, qui provoque des effets divers allant de vomissements au décès dans les cas les plus graves. Par ailleurs, dans les sociétés industrialisées, les effets sanitaires à moyen terme de certains composés chimiques présents dans les aliments, tels que les microplastiques, les pesticides ou les additifs, commencent à être établis (Bouwmeester et al., 2015 ; Kim et al., 2017 ; Tandel, 2011).
Grâce aux récentes avancées des sciences de la nutrition, qui mettent en évidence le rôle joué par le microbiote intestinal ou l’épigénétique, la compréhension du lien alimentation-santé s’affine : loin de n’être qu’un déterminant ponctuel de la santé, l’alimentation s’inscrit durablement dans les corps.
Les aliments partagent un point commun : ils provoquent une sensation gustative lors de la mise en bouche. Et si, comme la vue, le toucher ou l’odorat, la sensation gustative transmet au système nerveux des informations qui contribuent à déterminer la nature et la qualité des aliments, elle présente aussi une particularité : celle d’entraîner un « retentissement affectif de l’information » (Chiva, 1983). Cela signifie que le goût des aliments fait naître des émotions nettes et immédiates, qui sont associées à une dimension hédonique (Chiva, 1979 ; Le Magnen, 1984). Ces émotions ont d’abord un caractère inné : les nouveau-nés soumis à une stimulation du goût réagissent tous systématiquement par une mimique qui diffère selon la qualité sapide du stimulus (Steiner, 1974). Au cours des premiers mois de la vie, cette réaction est dénuée d’intentionnalité (Chiva, 1983). C’est un réflexe qui résulte de l’affect et non du traitement cognitif de l’information sensorielle. Par la suite, la dimension cognitive prend une importance grandissante dans l’orientation des choix alimentaires. Mais le plaisir – ou le déplaisir – provoqué par la sensation gustative reste un moteur fondamental de l’ingestion (Le Magnen, 1951) et, par sa capacité à se moduler selon l’état physiologique, un puissant régulateur des comportements alimentaires (Cabanac, 2003 ; Dupuy, 2013).
Tout au long de la vie (et dès la grossesse, où l’enfant commence à construire ses « habitudes alimentaires »), les processus biologiques et socioculturels s’imbriquent pour former le goût unique de chaque individu. Pendant l’enfance, la phase de néophobie alimentaire, qui survient généralement entre 3 et 7 ans, est une constante anthropologique au cours de laquelle l’enfant expérimente et construit ses choix alimentaires (Fischler, 1990 ; Rochedy et Poulain, 2015). Elle se caractérise d’abord par le refus d’aliments inconnus ou cuisinés de façons nouvelles (Rigal, 2000), avant d’aboutir à un élargissement de la palette des goûts qui diffère selon le contexte socioculturel et émotionnel de l’enfant. Le goût des aliments, mais aussi les représentations qui leur sont associées ou les circonstances de consommation, composent les modalités d’un plaisir alimentaire complexe au travers duquel l’individu affirme son statut de mangeur pluriel (Corbeau, 1997 ; Dupuy, 2013). Sur le plan psychologique, l’alimentation joue plus généralement un rôle dans la structuration du rapport au plaisir de l’individu. Le stade oral, caractérisé par le plaisir provoqué par la succion lors de la tétée du nourrisson et par l’assouvissement de la tension biologique de la faim, constitue une étape fondamentale dans la construction de la personnalité (Freud, 1905).
L’acte alimentaire est ponctuellement motivé par la seule recherche de plaisir. Et en amont de la mise en bouche, le simple fait de penser à un aliment peut provoquer une émotion spécifique en lien avec les appétences et les histoires individuelles, et induire un désir de revivre concrètement cette émotion par l’expérience de consommation. Dès l’étape de préparation culinaire, le plaisir sensoriel peut être stimulé par des odeurs, fantasmé dans l’agencement des goûts et des textures, et dans la mise en scène des aliments dans l’assiette. L’anticipation du plaisir constitue une satisfaction en soi, qui peut d’ailleurs être l’alliée d’une alimentation plus saine lors-qu’elle permet de réduire les quantités consommées (Chandon et Jouvent, 2017). À l’image de la madeleine de Proust, les aliments sont ainsi source de bien-être, voire de plénitude ou de réconfort. À noter que la dimension affective de l’alimentation se trouve aussi impliquée dans l’ensemble du spectre des troubles du comportement alimentaire (TCA), qui visent à contrôler les ressentis émotionnels négatifs (Bourdier, 2017). L’hédonisme alimentaire – tant dans ses dimensions organoleptiques que contextuelles – participe ainsi à l’équilibre émotionnel des mangeurs.
Manger implique de se laisser transformer par les aliments en incorporant tout ou partie de leurs propriétés. Si l’être humain se nourrit de nutriments, il se nourrit aussi de significations. De telle sorte que l’incorporation alimentaire se fait à la fois sur le plan biologique et sur le plan imaginaire : les qualités symboliques, morales ou intellectuelles des aliments, et notamment des animaux consommés, sont transférées au mangeur (Fischler, 1990) (chapitre 3). Selon le contexte socioculturel, certains aliments sont spécifiquement recherchés pour les bénéfices réels et imaginaires qu’ils peuvent apporter. La viande, considérée comme un aliment vecteur de force (chapitre 13), est fortement valorisée dans de nombreuses cultures. Pour les habitants du nord-est de l’Inde auprès desquels Lucien Lévy-Bruhl a enquêté il y a plus d’un siècle, la consommation de chouette était recherchée pour y voir plus clair la nuit (Lévy-Bruhl, 1910). Dans la communauté bulu du Sud-Cameroun, les aliments sont considérés comme des remèdes, aussi bien pour les maladies physiologiques que pour les maladies dites « surnaturelles » (Otye Elom, 2018).
À l’inverse, consommer un aliment dont les qualités symboliques sont considérées comme mauvaises représente une menace pour l’identité du mangeur. Par exemple, les guerriers de certaines communautés étudiées par James George Frazer en 1890 évitaient de consommer du lièvre ou du hérisson « de peur de perdre courage ou de se recroqueviller devant le danger » (Frazer, 1923). Mais encore, l’impureté symbolique d’un aliment présente un risque de souillure (Douglas, 1971) qui peut inspirer un dégoût cognitif et freiner la consommation. C’est le cas des aliments marqués par les interdits alimentaires dans certaines religions ou cultures. Ainsi, bien que l’alimentation soit « bonne à manger » lorsqu’elle ne représente aucun danger pour l’organisme, elle n’est pas toujours « bonne à penser » (Lévi-Strauss, 1962). Parce que l’on devient ce que l’on mange, chaque prise alimentaire constitue donc une opportunité ou un risque (Fischler, 1990).
« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » : dans son ouvrage Physiologie du goût (1825), Jean Anthelme Brillat-Savarin apparentait il y a déjà deux siècles l’alimentation à une forme de « miroir de soi ». Et en reflétant nos identités de mangeurs tissées d’histoires personnelles, d’ancrages sociaux et culturels, de valeurs et de croyances partagées, l’alimentation parle de nous comme de nos interactions avec le collectif. Dans cette perspective, le concept d’incorporation permet de penser l’articulation entre l’individu et la collectivité, car manger, c’est s’ancrer dans une communauté et en incorporer les règles (Fischler, 1990) (chapitre 2). D’un point de vue constructiviste, l’identité est un processus dynamique et réflexif qui se re-compose en permanence au gré des diverses expériences structurantes de socialisation vécues par l’individu au sein de ses différentes sphères d’activités (Dubar, 1991). En mangeant, l’individu adopte les valeurs et les codes de son groupe d’appartenance. En même temps, il marque son individualité, parfois en s’adaptant ou en s’opposant, et bien souvent en influençant en retour le collectif. Ainsi, dès le plus jeune âge, le repas apparaît comme un lieu privilégié de socialisation (Larson et al., 2006 ; Comoretto, 2015 ; Dupuy, 2013). Au contact de son entourage proche, l’enfant adopte peu à peu le répertoire alimentaire familial (Watiez, 1994), tout en affirmant sa position d’individu au sein de l’identité collective (chapitre 2). Dans bien d’autres situations, les mangeurs utilisent l’alimentation pour marquer leur place dans un certain contexte social. Ils recourent ainsi à des processus de conformation, d’identification, de distinction, de provocation ou de transgression. Chez les adolescents et les jeunes adultes, cette affirmation identitaire s’illustre par exemple par la consommation d’alcool (Palierne et al., 2015).
Ainsi, le rapport que chaque mangeur entretient avec son alimentation se compose au gré de ses expériences propres. Les pratiques alimentaires – et notamment la cuisine et son champ des possibles en matière de créativité et de distinction – racontent les mangeurs : c’est la recette héritée d’une grand-mère revisitée au gré des envies du moment ; l’aliment exotique découvert en voyage acheté dans une épicerie spécialisée ; le plat marquant reproduit à la suite d’un dîner au restaurant ; le complément alimentaire consommé dans le cadre d’un traitement médical ; etc. Les choix alimentaires révèlent une construction symbolique et sociale du « soi » où s’expriment les rationalités, les contraintes et les préférences de chacun.
L’alimentation peut également constituer un support de mise en scène de soi. Dans son ouvrage La présentation de soi, Erving Goffman (1973) envisage le monde social comme un théâtre : les acteurs (nous) y ont des rôles, préparés en coulisses (les endroits où l’on répète) et joués dans le cadre de représentations (les interactions sociales), devant un public (les autres). Le restaurant est un exemple typique de lieu où l’on se met en scène, de façon plus ou moins explicite et codifiée, et dans lequel l’alimentation peut constituer un faire-valoir social. À travers les plats choisis et dégustés aux yeux de tous, mais aussi à travers les plats que l’on prépare dans l’intimité de sa cuisine pour son conjoint, sa famille, ses amis ou que l’on apporte sur son lieu de travail, c’est toute une partie de soi qui est rendue publique. Et cette opération est loin d’être anodine : elle donne à voir nos goûts, nos valeurs, notre niveau de vie et d’engagement, notre degré de perméabilité aux recommandations nutritionnelles ou au débat éthique. Ce mécanisme de mise en scène de soi est d’autant plus marquant que progresse aujourd’hui un marché du développement personnel et que se généralise l’usage des réseaux sociaux et des applications mobiles, à partir desquels on peut diffuser publiquement les photos de ses plats ou de ses repas. L’alimentation peut alors devenir une entreprise narcissique et égotique, un outil ordinaire et quotidien de mise en récit de soi (Hassoun, 2010) où il s’agit de se montrer publiquement sous son meilleur jour. De fait, elle articule en permanence l’individuel et le collectif, et résulte de la rencontre entre des forces « centrifuges » et des forces « centripètes » (Corbeau, 1992).
Mais que met-on concrètement en scène lorsqu’on invite des amis à une soirée barbecue ou que l’on partage sur Internet une photo du gâteau préparé pour l’anniversaire de son enfant ? Cette publicisation d’une partie de soi peut être associée à l’idée de performance (alimentaire) : on performe ce que les autres attendent de nous, ou plutôt ce que l’on pense qu’ils attendent de nous, ou encore ce qu’on aimerait qu’ils pensent de nous. Et cette performance est fonction des injonctions morales qui circulent au sein de notre société et dont le degré d’appropriation varie selon des critères d’appartenance sociale tels que la classe, l’âge ou encore le genre (Parsons, 2015). Si l’on appartient à la classe moyenne supérieure, il pourra s’agir, pour l’exemple du barbecue entre amis, de montrer que l’on a intégré la norme nutritionnelle mais que l’on sait aussi s’en distancier lors d’occasions festives et conviviales. Si l’on est un homme, il pourra s’agir, dans le cas du gâteau d’anniversaire, de donner à voir son attachement à la norme égalitariste et donc de se présenter comme un homme « moderne » qui sait cuisiner et s’occuper de sa progéniture.
Ces injonctions morales – manger sainement (Adamiec, 2016) ou partager les tâches domestiques (Fidolini et Fournier, à paraître) – suscitent des réactions qui vont de l’adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, en passant par des intermédiaires plus implicites ou négociés. Ici, l’enjeu est surtout de saisir les manières dont les individus s’approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu’en font-ils concrètement ? L’acte alimentaire, par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus : tel le lit d’une rivière, il coule toujours dans le même sens mais serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut, tout comme les événements biographiques et les contextes d’interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires, constituent ces aspérités. Elles questionnent les mangeurs et suscitent leur réflexivité, c’est-à-dire la prise de distance et le regard (auto)critique. Elles permettent aussi parfois de faire un pas de côté et de déclencher ainsi la consommation de nouvelles catégories de produits (compléments alimentaires, « bio », etc.) ou l’adoption de nouvelles pratiques (véganisme, régimes « sans », etc.).
À travers la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut donc être mise en actes, quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter la dérive (flâner délibérément dans un marché ou accepter de « perdre son temps » à cuisiner un plat from scratch, « à partir de zéro », comme disent les Anglo-Saxons) et même conduire à des expérimentations de soi (mono-diète, jeûne intermittent, etc.). Tous ces bricolages, aussi discrets qu’instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d’une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l’alimentation, qu’elles opèrent au niveau individuel ou collectif (Lepiller et Yount-André, 2020). En cela, l’alimentation peut être appréhendée comme une forme d’optimisation de soi (Dalgalarrondo et Fournier, 2019), c’est-à-dire comme un espace social, une technique ou encore une pratique qui permet de rechercher et parfois d’atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles.
Manger, c’est se rassasier, se faire plaisir, se révéler aux autres dans l’instant. Car le corps nourri renvoie quasi instantanément des messages de satisfaction, des émotions plus ou moins agréables, des signaux de régulation, la satiété notamment. Mais manger, c’est aussi une construction de soi au long cours. Tant par ses dimensions biologique et hédonique que par ses dimensions sociale et identitaire, l’alimentation façonne nos corps et nos esprits. Nous devenons ce que nous mangeons, consciemment ou non, volontairement ou non.
Prendre conscience de cette relation à soi tissée par l’alimentation permet de prendre du recul sur cette composante alimentaire incontournable dans nos vies. Et de poser la question, au-delà de qui nous sommes, qui nous voulons être. Au travers de leur alimentation et des bricolages qu’ils y instaurent, les mangeurs trouvent des moyens de « s’optimiser » pour répondre à leurs attentes ou à celles d’autrui, et pour composer avec leurs contraintes. Mais la configuration de certains modes d’alimentation change aujourd’hui la donne : chaque individu peut se voir offrir par le marché un régime qui lui serait propre, optimisé en fonction de son profil génétique, de ses préférences et de son mode de vie. Ces nouvelles possibilités sont porteuses de nombreuses opportunités. Elles doivent aussi interroger sur les reconfigurations induites dans le rapport des mangeurs avec leurs voisins de table, leurs commerçants ou, plus généralement, avec leur culture alimentaire. Car l’alimentation est aussi un moyen de se relier aux autres…