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Au-delà de la question du rapport à soi (chapitre 1), l’alimentation est une affaire fondamentalement collective qui met en lien les êtres humains depuis des millénaires. En effet, c’est à la faveur de la domestication du feu, il y a environ 400 000 ans, que les comportements sociaux relatifs à l’alimentation se sont généralisés (de Lumley, 2006) : les membres d’une même communauté ont pu se rassembler autour du foyer qui éclaire, réchauffe et permet de cuire la nourriture. Dès lors, en lien avec une complexification de l’organisation sociale (Perlès, 1996), la dimension collective de l’alimentation s’est affirmée. D’abord à travers l’acte de manger, puis à travers le développement d’activités comme l’agriculture et la cuisine. L’alimentation constitue ainsi un moyen privilégié de se relier aux autres humains, des points de vue social, économique, identitaire et même spirituel.
Dans de nombreuses sociétés, les repas pris en commun tiennent une place toute particulière dans la vie collective. On parle de commensalité, qui vient du latin commensalis (composé de cum, « avec », et mensa, « table, nourriture ») et désigne le fait de « manger ensemble ».
Partager un repas signifie être ensemble au sein d’un même « cercle commensal » (Sobal, 2000). Si cet espace d’apparence ordinaire semble surtout être le théâtre d’une succession de gestes visant à absorber de la nourriture, il s’y joue en réalité beaucoup plus. En effet, le moment du repas est encadré par un ensemble de règles, qui définissent par exemple la tranche horaire du repas et l’ordre du service, en passant par la composition du menu, la façon de préparer les aliments, la manière de les consommer ou de se tenir (Poulain, 2002). Ces règles s’expriment bien sûr différemment selon le contexte culturel et social considéré. Par exemple, le repas peut avoir une structure dite « synchronique » – tous les plats sont servis en même temps –, comme au Vietnam ou en Chine, ou une structure dite « diachronique » – les plats sont servis les uns à la suite des autres –, comme en France depuis l’instauration du « service à la russe » au XIXe siècle (précédemment, le « grand service à la française » était synchronique !) (Aron, 1973 ; Poulain, 2002). De même, pour porter les aliments à la bouche, il est de coutume d’utiliser plutôt des couverts, des baguettes ou encore ses doigts selon le contexte.
Tout n’est pas permis ou bien vu au cours d’un repas et les convives voient leurs comportements (de consommation et d’interactions entre eux) encadrés par ce que les sociologues appellent des « normes sociales ». Jean-Pierre Poulain en souligne l’origine composite en les désignant comme un « agrégat d’injonctions qui s’enracinent dans des traditions à la fois culturelles, sociales et familiales » (Poulain, 2006). Ces normes mettent souvent en scène des valeurs fortes – comme le partage, la hiérarchie sociale, le respect des aînés, la régulation de la gourmandise ou encore l’attention portée à l’hygiène – qui ne doivent pas être enfreintes sous peine de générer des tensions (Poulain, 2002). Le repas constitue par ailleurs un moment privilégié de transmission des adultes aux enfants de ces valeurs et règles de vie en société : on parle de « socialisation alimentaire » (Larson et al., 2006). Le repas commensal n’a toutefois pas la même importance dans toutes les sociétés et il tend à se déstructurer par endroits, notamment sous le poids de l’individualisation des comportements alimentaires (Fischler et Masson, 2008).
Manger ensemble, c’est aussi, du point de vue symbolique, entrer en « communion alimentaire » avec autrui (Chombart de Lauwe, 1956). Pour Claude Fischler, « le fait de manger ensemble est réputé rapprocher : puisque manger la même chose, c’est produire la même chair, le même sang, c’est construire ou reconstruire symboliquement une communauté de destin » (Fischler, 2013). Dans le même ordre d’idées, Émile Durkheim parle de « parenté artificielle » établie par le partage de nourriture (Durkheim, 1912). Symboliquement, le fait de partager la même chair permet d’affirmer une appartenance, de souder une communauté. Le terme « compagnon » (celui qui partage notre pain) rend compte de ce lien. Ainsi, au Cameroun, le jeune enfant ne fait véritablement partie de la communauté qu’à partir du moment où il mange dans la marmite familiale (Kouokam Magne, 2020). Autre exemple, le repas post-funérailles permet aux proches du défunt de se retrouver entre vivants pour commencer à faire leur deuil (Biotti-Mache, 2019). Partager la même nourriture est aussi un gage de confiance, qui sert de base pour sceller des alliances (mariages, accords commerciaux, accords de paix). Refuser de partager un aliment offert revient d’ail-leurs, toujours symboliquement, à dénigrer une relation et peut être perçu comme une offense (Fischler, 2013). Dans cette perspective, les personnes en situation de précarité qui dépendent de l’aide alimentaire ne sont souvent pas en mesure d’initier le partage de nourriture, ce qui renforce leur situation d’isolement social (Abi Samra et Hachem, 1997 ; Caillavet et al., 2006).
Dans certaines cultures, le « bien manger » relève nécessairement du plaisir d’un temps de repas partagé en famille ou entre amis (Fischler et Masson, 2008). Il convient pourtant de noter que les liens établis lors du repas collectif peuvent aussi être négatifs, et donc craints, voire évités (Corbeau et Poulain, 2002). Le repas peut en effet être parcouru par des jeux d’autorité ou des conflits qui engendrent des tensions (Wilk, 2010). Par exemple, sur la base d’un travail de terrain en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), Laura Guérin (2018) a montré que le comportement de certains résidents – comme s’endormir à table, crier de manière répétée ou encore circuler dans l’espace au lieu de rester assis – est mal vécu par d’autres et déstabilise l’activité alimentaire collective. Enfin, si la convivialité peut être associée à des excès passagers, comme lors d’événements festifs ou d’un repas au restaurant (Fournier et Poulain, 2008), d’autres lectures suggèrent que la commensalité peut favoriser la régulation des comportements alimentaires et joue un rôle de prévention contre l’obésité et autres troubles de l’alimentation (Fischler, 2012). En confrontant les mangeurs aux prescriptions sociales de l’être-ensemble, la commensalité tendrait à limiter la portée de l’individualisme alimentaire et les éventuelles dérives associées (grignotage immodéré par exemple). Dans tous les cas, l’entourage joue un rôle, souvent non conscient, sur nos pratiques alimentaires : on ne mange pas de la même façon, ni la même chose, en fonction de nos compagnons de table.
L’alimentation représente un domaine d’activités qui s’étend de la sphère domestique à la sphère économique et qui regroupe plusieurs étapes que sont la production agricole, la transformation alimentaire, la distribution, la cuisine et la consommation. Ces étapes sont à la base du fonctionnement d’un système alimentaire défini par Louis Malassis comme « la manière dont les Hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture » (Malassis, 1994). Ces activités reposent sur des interactions entre des acteurs, où se mêlent enjeux économiques – en lien avec la gestion du temps ou de l’argent – et enjeux sociaux.
À l’échelle domestique, le foyer est un espace privilégié d’organisation de l’alimentation quotidienne. Dans de nombreuses sociétés, la majeure partie de la responsabilité – pratique et mentale – en matière d’alimentation est portée par les femmes, depuis la production agricole jusqu’à la cuisine (Allen et Sachs, 2007). Cette division du travail alimentaire pose la question des rapports de genre (chapitre 16). Si ces rapports sont en partie marqués par des formes de domination masculine (Counihan et Kaplan, 1998), l’alimentation est aussi un moyen de les rééquilibrer quand les femmes s’en saisissent comme outil de création, de résistance (Avakian et Haber, 2005) ou de prise de pouvoir (Robson, 2006).
Au-delà de la cuisine, faire ses courses est aussi une activité économique et sociale à part entière (Perrot, 2009). Aller au marché ou dans un magasin ne permet pas seulement d’y acquérir des aliments. C’est un moyen de rencontrer ses voisins, ou au contraire de se fondre dans une foule anonyme et, par là, se sentir en faire partie. Pour certains consommateurs, le supermarché est le lieu de mixité sociale par excellence : on y côtoie tout le monde. Le marché est aussi un lieu d’information sur la vie du quartier, un espace de synchronisation permettant à tous de vivre ensemble, en même temps, les mêmes événements. Flâner dans les rayons ou devant les étals, c’est aussi s’informer sur l’offre, sur les nouveautés, sur les prix. C’est s’imprégner par tous les sens de son environnement alimentaire (Bricas, 2010).
Sur les marchés, la vente directe du producteur au consommateur entretient l’économie locale et favorise les relations entre villes et campagnes et les interactions entre locaux et visiteurs (Bessière et Annes, 2018). Avec le marchandage, vendeurs et acheteurs instaurent une relation de négociation qui sert à la fois les intérêts économiques et la connaissance mutuelle. De même, les espaces de restauration sont à la fois des lieux d’activité économique et de rencontre. S’y entretiennent de multiples relations sociales telles que les liens entre voisins dans les warung makan (restaurants de rue) des kampung (bidonvilles) de Jakarta (Arciniegas, 2020), les liens d’amitié dans les garbadrômes (lieu de vente du garba, un plat très populaire à base de manioc et poisson) à Abidjan (Egnankou, 2020) ou encore les liens entre groupes ethniques dans les foodcourts (aires de restauration) en Malaisie (Tibère et al., 2019). Dans bien des cas, le lien social lié à l’approvisionnement alimentaire paraît d’autant plus propice à se nouer que l’informalité prévaut.
En amont de la sphère économique, les semenciers, agriculteurs, transformateurs ou distributeurs représentent différents maillons d’une même filière alimentaire qui sont liés dans un réseau d’échanges marchands. Pour Ronan Le Velly (2002), ces échanges « se réalisent dans un contexte enchevêtré de relations interpersonnelles, de règles formelles, d’outils et de représentations collectives ». Cette perspective amène à considérer l’imbrication de l’action économique dans son contexte social (Granovetter, 1985). L’activité économique peut être encadrée d’un point de vue réglementaire : les acteurs réalisent des échanges selon les normes fixées par des instances de régulation externes, qui règlent les éventuels litiges. Ce recours à la réglementation n’empêche pas, pour autant, les asymétries de pouvoir. Les acteurs économiques peuvent aussi chercher à tisser des liens de confiance, notamment à des petites échelles qui favorisent le respect tacite des normes sociales. La dimension collective peut jouer un rôle significatif dans l’instauration d’un rapport de confiance. Emmanuelle Cheyns (2004) montre ainsi que les consommateurs de Ouagadougou s’en remettent plus facilement à des groupements de femmes qu’à des artisanes-vendeuses individuelles pour confectionner un soumbala de qualité (condiment fermenté à base de graines de néré). Le groupement véhicule en effet des valeurs sociales, et son fonctionnement limite les risques opportunistes de négligence des règles de confection par l’autosurveillance de ses membres.
Mais le commerce est aussi un champ de rapports de force, d’asservissement et de violence. L’affirmation de Montesquieu « le commerce adoucit les mœurs et dispose à la paix » est loin de toujours se vérifier. Le commerce à longue distance s’est historiquement construit en utilisant la violence : pour accaparer des terres à cultiver, pour garantir des monopoles de commerce (comme ceux des compagnies néerlandaise ou anglaise des Indes pour les épices), pour produire à faible coût, par exemple du sucre de canne, avec une main-d’œuvre d’esclaves. La construction des puissances économiques et des hégémonies se fait jusqu’au XIXe siècle à travers la capacité des pays à mobiliser énergie et matières issues de la biomasse, alimentaire et non alimentaire, en particulier à longue distance (Daviron, 2020). Les rapports de force inégalitaires ne sont pas le seul fait du commerce international. Ils se lisent aussi dans le commerce local où les grossistes, les industriels de la transformation ou la grande distribution sont accusés d’abuser de leur position dominante pour imposer des prix toujours plus bas aux agriculteurs (chapitre 7).
En réaction à ces asymétries de pouvoir, le commerce équitable ou les circuits courts apparaissent comme des espaces d’intégration des producteurs marginalisés, retissant des liens avec les pairs, les institutions du secteur agricole et le reste de la société (Chiffoleau, 2012). Le lien social peut ainsi se mettre au service de l’activité économique.
À l’instar du langage, l’alimentation représente un puissant élément de médiation entre les êtres humains. Si, par l’incorporation, l’acte alimentaire façonne les identités individuelles (chapitre 1), il transforme dans le même temps l’individu dans son appartenance à l’identité collective, qu’elle soit culturelle, sociale, religieuse ou générationnelle (Fischler, 1990). Ainsi, par nos pratiques alimentaires, nous avons la capacité de marquer notre appartenance (ou nos différences) au sein de différents collectifs. L’alimentation constitue un moyen de se relier symboliquement à un « Autre » imaginaire auquel on s’identifie en cherchant, parfois le temps d’un repas seulement, à partager les croyances et les pratiques.
Plutôt qu’une combinaison aléatoire de denrées, l’alimentation forme un système unifié et cohérent de pratiques, de valeurs et de représentations sociales (Stano et Boutaud, 2015). C’est un espace d’ancrage des spécificités culturelles où se renforcent les liens entre les individus d’une même identité collective. Les « plats totems », ou « plats rituels », sont ainsi des porteurs privilégiés de la mémoire familiale (Calvo, 1982) et favorisent l’auto-identification (Douglas, 1984) des individus. L’ensemble des éléments matériels (aliments, recettes, outils, etc.) ou immatériels (manières de table, rituels, valeurs, etc.) des cultures alimentaires forme alors un patrimoine relevant d’un héritage partagé (Bessière et al., 2010). Ce patrimoine constitue à la fois un objet de transmission, perpétuant une partie de l’identité collective, et un espace d’inventions et de recompositions (Bessière et al., 2010). C’est le cas du bâbenda, un plat traditionnel de l’ethnie mossi du Burkina Faso, dont la recette évolue dans les villes vers une version plus « moderne » (Héron, 2020). Les patrimoines alimentaires, qui restent fortement liés à une identité paysanne régionale et peuvent être attachés à un lieu au travers de la notion de terroir, bénéficient d’une multitude d’enrichissements – intergénérationnels, interculturels, etc. – qui les font évoluer en permanence. La « tradition » s’inscrit alors dans un constant processus de légitimation de nouvelles activités, issues du bricolage des pratiques culinaires individuelles qui hybrident, sélectionnent ou rompent avec les pratiques familiales ou régionales (Warde, 1997).
Ainsi, à travers la cuisine, les mangeurs peuvent tout autant réactiver le lien à leurs origines que s’ouvrir, ou non, à l’altérité, à celui qui mange différemment. Dans les sociétés à forte diversité culturelle, l’alimentation organise un « vivre ensemble ». Elle marque tout à la fois « l’en-commun » – par des cuisines hybrides ou communément reconnues comme « nationales » à l’instar du nasi lamak en Malaisie (Dasgupta et al., 2020) – et les différences (Tibère, 2013 ; Tibère et al., 2019). En ville, au travers d’innovations culinaires, l’alimentation est un support de la construction d’une identité propre qui transcende les appartenances aux régions rurales d’origine des citadins (Soula et al., 2020). Le ceebu jën (riz au poisson) a été inventé au XIXe siècle dans les villes sénégalaises à partir de brisure de riz asiatique, d’huile d’une arachide originaire d’Amérique centrale, de légumes introduits par les Portuguais puis les Français, de légumes d’origine africaine et de poisson pêché au large de ces villes. Il est devenu le plat emblématique des zones urbaines et se diffuse aujourd’hui dans tout le continent comme la cuisine sénégalaise (Tibère et Leport, 2012). Le garba (plat de semoule de manioc) inventé à Abidjan par des émigrés du Niger raconte la même histoire d’une cuisine support d’une nouvelle culture urbaine (Sédia et al., 2020).
Même si manger avec des individus qui ne partagent pas les mêmes goûts et les mêmes interdits peut nécessiter quelques ajustements, cela favorise la création de ponts culturels entre les groupes (van den Berghe, 1984). Le mangeur voyageur peut d’ailleurs adopter plusieurs postures par rapport à la cuisine qui lui est étrangère. Il peut être « néophile » et expérimenter la nourriture du lieu visité comme une incorporation symbolique d’une partie de l’identité locale. Mais il peut aussi se montrer « néophobe » et choisir des aliments connus lui rappelant sa propre culture alimentaire, dans une recherche de sécurité ou de réconfort (Cohen et Avieli, 2004). Dans les situations de migration ou d’exil, les choix alimentaires sont au cœur des sentiments d’appartenance et d’intégration. Ils deviennent ainsi une ressource pour se positionner entre pays d’origine et société d’accueil (Étien et Tibère, 2013). Dans un même pays, l’alimentation permet de naviguer entre les différentes identités collectives. En Afrique du Sud par exemple, les individus orientent différemment leurs choix alimentaires selon qu’ils sont chez eux ou au travail. Dans le cadre professionnel, avec une logique d’inclusion, ils choisissent volontairement de ne pas consommer selon leurs habitudes pour embrasser celles de l’« Autre » (Zembe, 2017).
En France, l’exemple des « nouveaux millionnaires » (personnes s’étant récemment enrichies) décrit par Pinçon et Pinçon-Charlot (2010) traduit le phénomène d’un changement de classe sociale. Celui-ci requiert l’acquisition de nouveaux codes, notamment en matière d’alimentation, par exemple dans l’attitude à adopter dans un restaurant luxueux (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2010). À bien des égards, l’alimentation constitue donc un formidable vecteur de liens collectifs, mais aussi un espace de distinction où se lisent les frontières entre groupes, les appartenances ressenties et les assignations identitaires (Stano et Boutaud, 2015).
Depuis ses origines, l’humanité est parcourue par diverses croyances à partir desquelles elle conçoit l’existence d’êtres surnaturels ou d’entités invisibles, dieux, esprits ou ancêtres, et leur attribue des propriétés (Boyer, 2001). Dans le cadre de ces croyances, les individus sont amenés à interagir avec ces agents surnaturels dotés d’intellect et de volonté (Albert, 2009) par le biais d’actes ritualisés, tels que les offrandes de nourriture ou les repas. Sans prétendre à l’exhaustivité ni établir de généralités, il s’agit d’explorer grâce à quelques exemples la façon dont l’alimentation crée du lien entre les êtres humains, leurs morts et les divinités.
Dans toutes les sociétés humaines, la question de la vie après la mort est une préoccupation majeure. Les rites funéraires visent à accompagner le passage des défunts du monde des vivants vers celui des morts, et comptent éventuellement une séquence alimentaire. Dans les croyances populaires en Mésopotamie, entre le IIIe et le Ier millénaire avant J.-C., le mort débutait, au moment du passage dans l’au-delà, un long voyage vers l’extrémité occidentale du Monde, « le lieu où le soleil se couche », là où se trouvait la Grande Porte de l’Enfer. Les provisions pour la route du défunt, incluant de l’eau, de la bière, des céréales (gruau, orge, pain) et du miel, étaient placées dans de la vaisselle près du tombeau. Arrivé en Enfer au terme de son voyage, le défunt ne pouvait compter que sur les offrandes alimentaires pour se nourrir, faute de quoi il ne trouvait pas de repos et devenait errant et dangereux pour les vivants (Da Silva, 1998). En Roumanie, pour nourrir les morts, ce sont les vivants qui mangent. Ils consomment la coliv˘a, un gâteau préparé par la femme la plus ancienne de la maison du mort et qui symbolise le corps du défunt (Vassas, 2001). Outre les offrandes, les repas funéraires célèbrent le passage des morts dans l’au-delà, en même temps qu’ils peuvent jouer un rôle expiatoire et libératoire pour les vivants « qui restent », comme c’est le cas au Japon (Giraud, 2015).
Les interactions « alimentaires » avec les défunts ne se limitent cependant pas au moment de la mort. Dans la communauté mixe, au Mexique, les offrandes alimentaires dans les cimetières servent dans le cadre de la vie quotidienne à demander une autorisation aux morts (Pitrou, 2014), alors que les activités commensales peuvent participer au culte des ancêtres, en préservant leur substance sous forme de nourriture (Rowlands et Fuller, 2009). En Afrique de l’Ouest, il est de coutume lorsqu’on ouvre une bouteille, même de bière industrielle, d’offrir une libation en versant les premières gouttes à terre avant de boire, en hommage et souvenir des ancêtres. À Bali, où l’on offre aux esprits des morts les aliments qu’ils aimaient de leur vivant, il est fréquent de voir sur les autels des offrandes de bonbons, de fruits ou de cigarettes.
L’alimentation constitue aussi, dans certaines croyances, un vecteur d’interactions avec les esprits ou les divinités. Ainsi, les rites alimentaires – repas ou offrandes – permettent par exemple d’apaiser les dieux (Rowlands et Fuller, 2009), de demander l’aide d’entités de la nature lorsqu’une entreprise humaine est jugée incertaine (Pitrou, 2014) ou de se protéger des entités malveillantes (Charlier-Zeineddine, 2014).
Commensalité, sociabilités dans l’espace marchand, découverte et transmission des patrimoines alimentaires… À bien des égards, les êtres humains se rencontrent et interagissent par le biais de l’alimentation. Si l’on y regarde bien, ces interactions nouées par l’alimentation sont de celles qui structurent les sociétés humaines : les journées s’organisent en fonction des horaires des repas, la vitalité d’un endroit peut se lire dans celle de ses lieux d’approvisionnement alimentaire, la solidarité commence souvent par aider une personne dans le besoin à se nourrir, les événements sont sortis de l’ordinaire grâce à une nourriture d’exception… Finalement, nos modes de production et de consommation alimentaires dessinent notre façon de faire société. Non seulement ils permettent d’être ensemble, mais ils amènent aussi à faire ensemble pour inventer de nouveaux possibles (chapitre 19). Un faire ensemble qui, dès lors que l’on s’intéresse à un objet aussi fondamentalement ancré dans le vivant que l’alimentation, ne peut pas être envisagé sans penser nos liens, en tant qu’humains, dans la biosphère (chapitre 3).