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L’alimentation des villes est un thème « too big to be seen » sur lequel on commence à s’interroger et qui englobe divers enjeux. Les marchés, à plusieurs échelles, sont un élément fondamental dans la conception de systèmes alimentaires plus durables. La ville de Turin a essayé de répondre à ces enjeux et a mis en place un projet innovant, sur le marché de Porta Palazzo, qui réunit des acteurs publics, associatifs et privés et associe des innovations tant techniques qu’organisationnelles.
Aujourd’hui, en Italie, les déchets organiques représentent environ 35 à 40 % du total des déchets et leur mise en décharge présente un réel danger : ils produisent du méthane et des lixiviats (liquides provenant principalement de l’infiltration de l’eau dans la masse des déchets ou de leur décomposition) qui peuvent former de véritables nappes polluantes. Les déchets organiques peuvent, pourtant, être transformés en compost (Campagnol et al., 2017).
La collecte sélective des déchets est un élément crucial pour développer ou redévelopper la circularité qui est typique du fonctionnement écologique. Vingt ans après la publication du décret Ronchi (D.Lgs. n. 22/1997) [1] , l’Italie est l’un des pays leaders de la collecte sélective des déchets (Campagnol et al., 2018). La filière du biowaste et de la collecte sélective des déchets est désormais intégrée aux axes stratégiques de l’Union européenne (UE) et aujourd’hui elle représente un chiffre d’affaires pour la collecte et le traite-ment, de 1,7 milliards d’euros par an (Campagnol et al., 2018). Pour chaque 1 000 tonnes de matière organique collectées et traitées, il y a création d’environ un emploi et demi. Dans le cas italien, il y a environ neuf mille employés dans le secteur biomasse (en 2015, avec un fort potentiel de croissance), trois cents usines de compostage avec une capacité totale de 8 millions de tonnes par an. Les usines transforment les déchets de deux façons différentes : au moyen du compostage et de la digestion anaérobique (pour la récupération énergétique du biogaz produit).
En 2016, 16 millions de tonnes de déchets urbains ont été collectés, dont la partie organique (6,5 millions de tonnes) représente plus de 41 % du total (Campagnol et al., 2017). Le Consorzio Italiano Compostatori (CIC), qui contrôle une grande partie des usines de compostage italiennes, estime à 10 % la tendance de croissance de la fraction organique collectée. Mais la qualité du tri peut et doit être augmentée également, car dans le processus du compostage encore 230 000 tonnes de matière non organique sont collectées chaque année. La qualité du tri est un facteur clé, tout d’abord pour optimiser la récupération, réduire les pertes et les coûts relatifs, ensuite pour assurer un compost aux caractéristiques adaptées à la fertilisation recherchée. À cause des impuretés, le CIC estime à environ 52 millions d’euros par an le coût de la séparation, sans considérer les pertes économiques liées à la digestion anaérobique (à cause du fonctionnement en continu de l’usine et des fréquentes interventions de maintenance) ni le compost invendu. Les performances de l’usine sont fortement liées à la qualité des déchets entrants, qui sont plus ou moins bien triés par les citoyens. Les revenus économiques majeurs pour l’usine de compostage sont liés au traitement des déchets entrants et pas à la vente du compost traité sortant. La municipalité paie au moment de la collecte et au moment du traitement, donc les institutions publiques ont tout l’intérêt à réduire la quantité des déchets des collectivités. Après le traitement, la vente du com-post dépend des marchés construits autour de l’usine et des services complémentaires offerts (proximité des acheteurs, présentation, commercialisation et transport du produit). Le compost contribue à améliorer la structure du terrain. Il est soumis, en Italie, à une réglementation figurant parmi les plus avancées d’Europe. Le CIC a, notamment, lancé un label de qualité pour le com-post, pour en assurer le contrôle et les caractéristiques organiques.
Turin est l’une des villes italiennes les plus sensibles au thème de l’alimentation et à ses enjeux (Dansero et al., 2017). Entre 2015 et 2016, un document stratégique en faveur d’une poli-tique alimentaire a été développé par la métropole, Nutrire Torino Metropolitana, mais il n’a pas abouti à une politique alimentaire systémique. Néanmoins, parmi les objectifs de la ville on trouve l’augmentation à hauteur de 65 % de la collecte sélective des déchets d’ici 2020, l’attention particulière envers la collecte des déchets organiques, la sensibilisation au tri et à la réduction du gaspillage.
Les marchés de frais à Turin produisent 3,5 % de la totalité des déchets de la ville (Vendola, 2018). Le cas des marchés est intéressant car ils correspondent à un moment de contact où l’on passe des logiques de pertes tout au long la chaîne de valeur aux logiques du gaspillage lié au consommateur. Souvent, le gaspillage, notamment le gaspillage alimentaire, est considéré dans une certaine mesure comme le résultat d’une défaillance du marché. Classiquement, on pense au gaspillage comme découlant de l’absence de croisement entre l’offre et la demande : nous produisons plus que ce dont nous avons besoin, nous ne pouvons pas consommer, alors nous jetons et le marché échoue. En réalité, comme l’explique Andrea Segré, professeur de l’Université de Bologne, « il est évident que les déchets font partie du système, c’est l’un des engrenages : nous devons produire, produire, produire, consommer, consommer, consommer, remplacer beaucoup de biens, même alimentaires, très rapidement. […] Le déchet est devenu la valeur ajoutée du marché, sinon le marché ne résiste pas : cette obsolescence programmée est justifiée. C’est notre idée de la croissance ». Cette affirmation explique comment le déchet, et le gaspillage, sont une partie du système économique et d’échange des produits qui sont acceptés et justifiés en vertu du profit. Même dans les prévisions de gain, ils sont calculés et considérés. Le déchet est devenu la valeur ajoutée du marché. Sans déchet, le marché ne résiste pas ; il est considéré comme un engrenage du système. Néanmoins, dans certains cas le gaspillage est évitable.
Par ailleurs, les consommateurs ne sont pas pleinement informés des déchets associés à chacun des produits qu’ils consomment. Si des mesures appropriées ne sont pas prises pour inverser ces externalités négatives, les acteurs de la chaîne d’approvisionnement alimentaire ne seront pas suffisamment incités à réduire le gaspillage alimentaire et la société continuera à supporter les coûts associés. Le raisonnement que l’on devrait transformer est la considération d’une économie détachée de l’écologie et des ressources de la planète. D’un point de vue conceptuel et concret, on a besoin d’inverser l’écologie et l’économie. Nous considérons que l’économie contient l’écologie. Mais en réalité, la logique voudrait le contraire. L’économie est un instrument au service de l’écologie : nous devons parler et agir en termes d’écologie économique. Celle-ci fonctionne parce que l’environnement, le sol, les ressources, l’énergie sont limités et que, par conséquent, la consommation de matériaux doit être limitée. Boucler les cycles des matières est un enjeu qui se fait de plus en plus urgent, au niveau duquel les marchés ont un rôle à jouer, notamment en tant que lieux polyvalents, vivant de différentes activités qui se superposent et se suivent, qui sont en même temps pratiques et éducatives pour les gens habitant le marché.
Définition du marché : « Terme désignant, à l’origine, l’accord passé entre le vendeur et l’acheteur d’une marchandise, le mot marché désigne par extension le lieu où s’opèrent les transactions, le cadre dans lequel s’effectuent les échanges, et la nature de l’objet des transactions » (Encyclopédie Larousse).
Le marché est un lieu.
Un lieu qui peut prendre différentes formes, qui peut être plus ou moins étendu dans l’espace, avec des rôles et des poids relatifs sur le territoire. Les gouvernements urbains peuvent agir sur le système de distribution alimentaire, notamment par la maîtrise des infrastructures (construction, entretien, rénovation), la régulation des activités (autorisations, cahiers des charges, implantations).
On peut dire que le modèle de distribution des marchés, en général et notamment celui de Turin, est assez performant. En termes de produits, ceux vendus sur le marché sont frais, différenciés et de prix assez bas ; ces caractéristiques déterminent l’attractivité des marchés par rapport aux autres canaux de distribution et aux autres phases de la chaîne alimentaire.
L’attention accordée au gaspillage alimentaire et à la collecte sélective des déchets est notable, mais elle reste toutefois à améliorer.
En particulier, fruits et légumes qui ne sont pas vendus sur le marché sont souvent jetés par manque de structures de conservation suffisantes à proximité ou car les clients n’achèteraient pas des produits un peu écrasés. Cette situation vient du fait que les coûts et le temps de nettoyage sont assez élevés, et qu’ils augmentent en relation avec la taille du marché. Il en est de même du coût de traitement des déchets. Il est ainsi fondamental d’avoir évalué les répercussions économiques et environnementales de chaque phase de la chaîne alimentaire, de la production au traitement.
Un autre angle d’analyse de la performance spécifique du marché de frais est sa capacité à réunir au sein d’un même lieu différents niveaux de fragilité et de précarité sociale. À la fin du marché de Porta Palazzo, une partie des aliments sont récupérés par différentes populations, pour leur alimentation. Cette pratique, qui agit positivement sur la réduction du gaspillage et peut-être par-fois sur les régimes alimentaires (Fages et Bricas, 2017), peut cependant mettre ses utilisateurs dans une position qu’ils peuvent juger dégradante et limiter leur sécurité sanitaire. Les marchés de produits frais ont néanmoins un potentiel encore insuffisamment exploité, en termes de bouclage des cycles des matières organiques, de rôle éducatif à jouer, de réduction du gaspillage, et de partage des denrées alimentaires produites. Une initiative a essayé de répondre à ces enjeux, en liant des éléments innovants d’un point de vue à la fois scientifique, technique et organisationnel : à Turin, un accord entre différents acteurs a trans-formé le marché de Porta Palazzo (un des plus grands marchés de frais d’Europe) en un pivot d’économie circulaire.
La ville de Turin, notamment l’Assessorato all’Am-biente (service municipal chargé de l’environnement) et l’Agenzia di sviluppo locale The Gate (agence de développement local pour la régénération sociale, économique et environnementale), s’est alliée avec Amiat, la société de collecte des déchets, Novamont, une entreprise qui produit de la matière biosourcée pour sachets biodégradables et Eco dalle città, une association écologiste de citoyens et de jeunes africains, engagée dans l’insertion professionnelle. Ensemble, ils ont développé le projet suivant : de jeunes africains (surnommés les Ecomori) et les volontaires de l’association Eco dalle città collectent, lorsque les commerçants commencent à démanteler leurs bancs, les fruits et légumes qui devraient être jetés, car trop mûrs ou un peu abîmés, et qui seraient trop coûteux à conserver. Ils redistribuent gratuitement les produits encore mangeables aux personnes moins aisées et qui accèdent difficilement aux prix du marché. Ils arrivent à collecter en moyenne jusqu’à 200 kg par jour de fruits et légumes encore mangeables. En été, c’est jusqu’à 500 kg de produits qui sont collectés. Pour les produits qui ne sont pas mangeables, l’association contrôle que le tri soit bien fait. Ces produits sont destinés à être transformés en compost. À cet effet, ils sont placés dans des sachets biodégradables provenant de Novamont faits de BiMater®, afin de réaliser une collecte sélective assurant une transformation optimale du déchet organique en compost. Initialement financés par Novamont, les bio-sachets le sont à présent par Amiat. Eco dalle Città les distribue aux commerçants deux fois par semaine et ces derniers collaborent pour faire le tri. L’action de contrôle et de collecte sélective est faite par les commerçants, aidés par les jeunes africains et les volontaires de l’association. Leur collaboration est fondamentale pour garantir un compost de qua-lité qui pourra après être utilisé pour fertiliser des terrains, limitrophes ou pas, et produire d’autres aliments [Figure 1].
Le travail n’a pas été facile au début et l’agence The Gate a représenté un accompagnement essentiel pour les relations entre commerçants et Eco dalle città. En outre, l’Assessorato all’Am-biente a confirmé la possibilité de continuer le développement du projet pour la troisième année et de donner le temps aux acteurs de se coordonner. Depuis le début du projet, en septembre 2016, on est passé de 7-8 % à 20 % de matière orga-nique interceptée dans la collecte des déchets (Amiat, 2017).
Une partie de l’innovation de ce système se base sur l’inclusion de personnes qui collectent et redistribuent les produits alimentaires et s’assurent que le tri soit bien fait en sensibilisant au respect de l’environnement et à la lutte contre le gaspillage alimentaire. Avant l’introduction de ce projet, la collecte des déchets empêchait une valorisation performante de substances encore utilisables, qui étaient envoyées en décharge ou à l’incinération. En outre, la redistribution d’aliments encore mangeables produit un effet de solidarité non plus seulement vers ceux qui ont la possibilité de récupérer de la nourriture mais aussi vers ceux qui sont engagés dans la collecte. Les jeunes arrivés récemment à Turin de différents pays, souvent après avoir rencontré de nombreuses difficultés, ont l’opportunité d’échanger un mot, un salut, au moins un sourire avec les citoyens et de parler en italien, langue qu’ils sont en train d’apprendre avec ténacité.
La solution à un modèle de croissance basé sur la surconsommation n’est pas d’augmenter les déchets pour nourrir les pauvres et fermer le cercle ; il ne s’agit même pas seulement de collecter le plus possible de matière organique pour la rendre compostable. Il s’agit (et le cas de Porta Palazzo nous le montre) de réduire les déchets et de libérer des ressources pour démarrer d’autres processus sociaux et économiques.
Le système qui a été mis en place, et qui a comme centre focal le marché de Porta Palazzo, n’aurait pas pu se développer sans une réflexion en termes de bioéconomie, qui implique une nouvelle relation entre les sciences, la technologie et la société. L’entreprise Novamont est née en 1989 en tant que centre de recherche stratégique du groupe Montedison. Aujourd’hui, Novamont est une réalité industrielle consolidée, qui s’appuie sur un réseau de sites de production et de recherche implantés dans toute l’Italie, avec un réseau commercial mondial. Son modèle de développement, qui considère la bioéconomie comme un facteur de revitalisation du territoire, se fonde principalement sur trois piliers : la création d’infrastructures de la bioéconomie (à travers la reconversion de vieilles usines), le développement de filières agricoles intégrées et le développement de solutions pour des produits spécifiques porteurs de solutions. L’un des défis de Novamont consiste à développer des bioplastiques à faible impact environnemental dans l’optique de résoudre certains problèmes environnementaux liés à la fin de vie des produits. Les bioplastiques sont des plastiques d’origine végétale, biodégradables et compostables, réglés par une série de normes. Les matières premières renouvelables pour les plastiques biosourcés — céréales (maïs, blé, etc.), pommes de terre, huile (tournesol, chardon, etc.), algues, etc. — ne sont pas toutes identiques et, leur culture peut avoir des impacts totalement différents selon la région géographique où elles sont cultivées. C’est la raison pour laquelle l’entreprise Novamont mise sur la valorisation de la biodiversité des territoires, en multipliant les opportunités des différentes matières premières végétales et des déchets locaux, en minimisant les transports et en augmentant les échanges d’expériences et la création de projets multidisciplinaires avec les différents interlocuteurs locaux [Figure 2].
Le BiMater® dont sont faits les bio sachets utilisés sur le marché de Porta Palazzo est ainsi le produit de nombreuses collaborations mises en œuvre avec le monde académique et de la recherche, afin d’identifier et d’étudier des cultures adaptées à la production d’un bioplastique biodégradable avec un impact raisonné.
Finalement, la collaboration avec Novamont a permis au projet de Porta Palazzo d’avoir un partenaire engagé qui pousse la démarche systémique jusqu’à la sélection de la nature du matériau du sachet utilisé pour le tri.
Dans le cas de Porta Palazzo et de Turin plus généralement, l’agence de collecte des déchets Amiat, dispose de plusieurs usines pour le traitement, l’élimination et la valorisation des déchets. L’aménagement et la réalisation d’un système intégré de gestion des déchets permet d’atteindre des objectifs très élevés de réduction, recyclage et revalorisation, ainsi que de réhabilitation de zones dégradées, voire polluées. En outre, pour l’entière région, ce secteur représente un important vecteur économique, pas simplement en termes de profit mais aussi dans une optique d’écologie économique.
La vigilance est de mise pour continuer à améliorer ces pratiques innovantes, du point de vue scientifique, technique et organisationnel.
La première clé de lecture pour une critique constructive de l’initiative est liée à la dignité alimentaire. La subjectivité de considération de ce qui est un déchet ou un aliment gaspillé est très complexe. Nos sociétés sont encore ancrées dans l’idée que s’il y un surplus, un invendu, ou une partie de la production non parfaitement conforme aux goûts du grand public ou considérée comme déchet par quelqu’un, ce n’est pas si grave, car quelqu’un d’autre l’absorbera.
Les normes de commercialisation sont des normes qualitatives et esthétiques pour la classification des produits agricoles. L’UE applique un système de normes de commercialisation aux fruits et légumes. Toutefois, compte tenu de ces règles, des produits parfaitement comestibles peuvent être retirés de la chaîne d’approvisionnement alimentaire pour des raisons esthétiques (telles que les exigences de taille ou de forme). C’est le cas des marchés urbains de produits frais, qui doivent faire face souvent à une grande quantité d’aliments non achetés, qu’il n’est pas possible de conserver.
Depuis la mise en place du projet, à la fin du marché, les populations qui venaient récupérer les fruits et légumes jetés viennent à pré-sent, pour certains d’entre eux, s’approvisionner au banc de l’association Eco dalle città. D’autres préfèrent continuer à chercher leurs fruits et légumes dans ce qui reste sur le marché. Cette liberté de choix et la possibilité d’échanger les produits que l’on trouve ou que l’on reçoit par l’as-sociation, sont, même si partiellement, des éléments de démocratie alimentaire qui contribuent au respect de la dignité humaine et alimentaire. La honte et la perte de dignité ressenties dans les files d’attente pour l’aide alimentaire est souvent une des causes qui empêche certains d’accéder à cette aide (Paturel et Ramel, 2017). Dans le cas de Porta Palazzo, la situation est particulière, car elle n’est pas structurée ou encadrée par des attestations, qui nécessitent de longues files d’attente. Tous peuvent accéder tous les jours à la redistribution, maintenant d’une façon plus digne qu’en ramassant à côté des poubelles. Si les méthodes peuvent être reconnues comme étant appropriées, la considération des pauvres qui vont absorber les produits gaspillés reste un élément de réflexion, en lien avec la notion de dignité alimentaire (Caraher et Furey, 2017). Les chiffres sur le gaspillage n’intègrent pas le coût des externa-lités négatives liées aux impacts environnementaux ni le coût du traitement des déchets, qui grèvent directement le budget des citoyens. Les raisons pour lesquelles les aliments sont gaspillés sont intrinsèquement liées à la question de savoir qui supporte les coûts associés au gaspillage alimentaire. Une personne ou une entreprise qui prend une décision n’a pas à supporter le coût total de la décision et donc les conséquences de cette décision retombent sur d’autres (Corte dei Conti, 2016).
Un autre point de vigilance est lié à la nature bénévole des actions. D’un côté, cela reflète une volonté et une tendance humaine très positive à promouvoir. De l’autre côté, dans un projet de ce type, des problèmes peuvent se poser. La charge et la responsabilité du travail doivent être bien réparties et il faut faire attention à la méfiance et à la suspicion des autres personnes qui travaillent sur le marché.
Le modèle Novamont, comme indiqué, vise à revitaliser les territoires dans lesquels l’entreprise s’est implantée. Néanmoins, dans une optique plus générale, on peut se demander si elle par-vient vraiment à être un facteur déclencheur de dynamiques et processus socioéconomiques. L’utilisation de différentes matières premières végétales, la minimisation consécutive des trans-ports, et l’échange d’expériences avec les différents interlocuteurs locaux sont sûrement des actions positives pour assurer le bon fonctionnement industriel innovant. En même temps, on peut pousser l’entreprise à faire encore plus pour développer un système industriel local performant, qui a des effets bénéfiques mais surtout qui entraîne d’autres dynamiques encore plus positives dans les territoires concernés. L’engagement de différents acteurs qui ne sont pas exclusivement en collaboration mais qui sont aussi animés par la compétition et la rivalité permet au système de s’autoalimenter. D’un point de vue théorique, un système de production territoriale performant innove et vit aussi grâce à l’émulation entre les entreprises. Souvent, l’innovation est permise par cette dynamique de compétition qui rend le modèle économique efficace, et dont plusieurs personnes peuvent bénéficier. Dans le cas de Novamont, cette compétition avec d’autres entreprises n’est pas présente et des mécanismes de coopétition [2] ne peuvent pas se mettre en place, alors que cela pourrait être favorable pour les territoires sur lesquels Novamont est implanté, même si cela signifierait une perte de parts de marché. En outre, Novamont a un centre de recherche et développement parfois très éloigné des sièges de production. Cette concentration de savoir technoscientifique est sans doute importante pour l’avancement des pratiques, ainsi que probablement une forte structure centralisée permet une formulation stratégique complexe. Cependant, il faudra être vigilant sur les possibles actions collectives qui auraient pu se mettre en place et comprendre que relocaliser les enjeux de pouvoir permet aussi de redynamiser un territoire et de produire de l’innovation.
Les éléments innovants des actions décrites dans cette analyse sont intégrés dans un système urbain, commercial et humain complexe. Pour s’assurer que toutes les forces aillent de pair, il faut faire attention aux possibles obstacles et considérer les pistes d’amélioration. À ce propos, on peut projeter encore plus l’innovation dans le futur. Les actions de collecte et de valorisation des déchets pourraient avoir un rôle plus important pour montrer l’aspect systémique de l’alimentation et des déchets. Les usines de com-postage pourraient être impliquées activement dans la sensibilisation aux enjeux de l’économie circulaire et dans la structuration de leur marché de vente du compost, destiné principalement aux particuliers jardiniers. Cette commercialisation du compost pourrait s’étendre aux producteurs agricoles qui sont présents sur le marché, avec des échanges humains et économiques possiblement fructueux dans les deux sens. En plus, le label du compost (développé par le CIC) peut être utilisé comme critère de choix dans les concours publics et pousser vers une utilisation à plus grande échelle (Campagnol et al., 2017). Les marchés de produits frais ont par ailleurs d’autres potentiels encore peu exploités, notamment en termes de renforcement de la restauration de rue (Fages et Bricas, 2017). D’autre part, des projets de cuisine des produits invendus sont envisageables. Des tentatives en ce sens ont déjà été faites lors d’événements particuliers et pour-raient être une piste intéressante à développer pour créer du lien social sur le marché. Cette pratique fait partie de la tradition du marché, qui a été perdue avec le temps : à la fin du marché, des grands repas étaient organisés et rien n’était gaspillé. Cependant, la création de start-ups qui récupèrent et cuisinent pour vendre des repas préparés est un thème difficile et délicat à traiter. La création d’activités de rente serait mal vue par les commerçants et empêcherait la redistribution des aliments à ceux qui en ont le plus besoin et qui ne pourraient pas accéder aux prix des repas.
Aujourd’hui, différentes politiques locales, qui prennent en considération la dimension alimentaire, sont en place, même en absence d’une suprastructure institutionnelle de coordination. Dans ce contexte, il serait intéressant de réfléchir aux rôles du CAAT et du COMIT (les marchés de gros respectivement de l’agroalimentaire et du poisson), premièrement en tant que vecteurs du développement local et de la requalification en forte connexion avec les marchés urbains et, deuxièmement, en tant qu’éléments de la même économie circulaire, à une échelle supérieure à celle de Porta Palazzo.
Finalement, une réflexion liée à la spatialité du marché est à mener. Un facteur de réussite du projet et de la coexistence des pratiques sur les marchés est basé sur la gestion des espaces commerciaux et logistiques, afin que ceux-ci soient fonctionnels vis-à-vis des activités. La place de la République, où s’installe le marché, a été réaménagée lors des Olympiades hivernales du 2006. Le marché couvert et l’espace pour les bancs ont été élargis et cela a permis un passage plus facile des camions pour la récolte des déchets et le nettoyage.
En conclusion, j’aimerais reprendre une citation faite par Catia Bastioli, administratrice déléguée de Novamont, de Bartold Brecht, qui dans La Vie de Galilée dit « quand les hommes de science [...] se contentent d’amasser le savoir pour le savoir, la science peut s’en trouver mutilée, et [les] nouvelles machines pourraient ne signifier que des tourments nouveaux. Vous découvrirez peut-être avec le temps tout ce que l’on peut découvrir, et votre progrès cependant ne sera qu’une progression, qui vous éloignera de l’humanité ». L’homme, l’économie et l’écologie doivent être capables de mettre en place une reconnexion qui est l’antidote contre la pauvreté croissante alimentant les populismes et mettant en danger nos démocraties (Bastioli, 2017).
Auteur : Valeria Barchiesi
[1] D.Lgs. n. 22/1997 : Decreto legge, un texte légal prévoyant l’iden-tification des déchets et d’un formulaire unique de déclaration environnementale (modello unico di dichiarazione ambientale).
[2] Organiser la « coopétition » au sein d’un secteur consiste à faire travailler des acteurs économiques qui sont à la fois concurrents et collaborateurs. En savoir plus, se reporter aux innovations décryptées dans le chapitre « L’action collective au service de l’innovation ».