Accueil> Rencontres> JIPAD> JIPAD 2018 > Aurélien Despinasse
En 1948, l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme reconnaît l’accès à l’alimentation comme un droit : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation […] ». Néanmoins, aujourd’hui 815 millions d’individus vivent en situation d’insécurité alimentaire. Parmi eux, paradoxalement, se trouvent de nombreux agriculteurs qui ne par-viennent pas à générer un revenu permettant d’assurer leurs besoins. Afin de tenter de remédier à cette situation, l’agence départementale des Restos du Cœur a mis en place un dispositif d’approvisionnement en fruits et légumes auprès de producteurs locaux et propose des paniers alimentaires de meilleure fraîcheur à ses bénéficiaires.
Les traumatismes vécus pendant la seconde guerre mondiale de par les pénuries alimentaires ont poussé les pays à augmenter leur production agricole intérieure, pour éviter que ne se reproduise cette situation. Une décision à l’origine du modèle productiviste, dominant encore aujourd’hui.
Rapidement, ce modèle a entraîné la production d’importants excédents, principalement céréaliers, qu’il convenait d’écouler. L’idée d’une aide alimentaire internationale se proposant de distribuer ces surplus aux pays et populations vulnérables est née. Des organisations internationales dédiées ont alors été créées, telles que le Sous-Comité consultatif de la gestion des excédents de la FAO en 1954. Progressivement, des voix se sont élevées pour dénoncer les effets pervers de cette distribution, notamment la chute de prix des pro-duits de l’agriculture locale des pays bénéficiaires (Schultz, 1960).
Plus tard, le Programme alimentaire mondial (PAM) est fondé en 1963 par les Nations unies et la FAO. Initialement conçu comme un outil de développement, il permet principalement d’écouler les surplus.
La sécurité alimentaire est définie par le Sommet mondial de l’alimentation en 1996 de la manière suivante : « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». La disponibilité des aliments, l’accès à la nourriture et son utilisation sont trois dimensions incontournables de la sécurité alimentaire. Rapidement, une quatrième dimension s’est ajoutée : la stabilité des trois premières afin d’assurer la permanence de la sécurité alimentaire. Pour combattre efficacement l’insécurité alimentaire, dont les causes sont diverses, il faut agir sur toutes les dimensions citées. Si la cause est, par exemple, une mauvaise utilisation des aliments, la situation ne peut être endiguée par la distribution de plus de nourriture.
La FAO donne la définition suivante de l’aide alimentaire : « C’est le transfert de produits alimentaires d’un pays donateur à un pays bénéficiaire à titre de don pur et simple ou à des conditions de faveur exceptionnelles ». L’aide alimentaire est adaptée lorsque les denrées alimentaires ne sont pas disponibles dans le pays bénéficiaire, et elle peut favoriser l’accès physique et économique pour la population, mais pas de manière durable. Les acteurs de l’assistance alimentaire internationale se sont donc équipés d’une « boîte à outils » plus diversifiée. Les achats régionaux et locaux, la distribution d’argent liquide et de coupons permettant l’accès à une alimentation de haute qua-lité nutritionnelle sont les principaux éléments d’une nouvelle approche d’assistance alimentaire pratiquée par les donateurs (Webb, 2003).
Créés en janvier 1985 par Coluche, célèbre humoriste et acteur français, les Restos du Cœur sont l’un des quatre opérateurs agréés de l’aide alimentaire en France avec la Croix-Rouge, le Secours populaire et la Fédération française des banques alimentaires. Basé sur le modèle du don, ce mouve-ment de solidarité est rendu visible largement par les médias et oblige les pouvoirs publics à considérer ces structures comme interlocuteurs (Lauro et al., 2012). Ainsi, l’État mandate ces opérateurs pour organiser la distribution de l’aide alimentaire sur le territoire français et s’engage sur des moyens. Comme par exemple via la loi Coluche de 1989, qui permet la défiscalisation de dons à destination d’une association reconnue par cette loi.
Une législation au niveau européen permet d’organiser un réseau de l’aide alimentaire et dispose de moyens financiers à travers le Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD) créé en 1987. Initialement, les stocks publics d’intervention (excédents) étaient utilisés par les États membres dans le cadre d’une aide alimentaire. Quelques années plus tard, un budget spécifique est accordé aux États afin qu’ils puissent compléter l’offre alimentaire par des achats sur les marchés.
Depuis les années 2000, les stocks d’intervention diminuent et l’offre proposée se raréfie tan-dis que les besoins augmentent au sein de l’Union européenne (UE) du fait de son élargissement. En réponse, le gouvernement français lance en 2004 le Plan national d’aide alimentaire (PNAA). Depuis le programme est devenu un fond (FEAD) et n’autorise plus l’aide financière directe pour l’achat de denrées mais uniquement la distribution gratuite de ces denrées.
Cette réforme s’est par ailleurs accompagnée d’un élargissement des structures habilitées pour la mise en œuvre de l’aide alimentaire. Aujourd’hui, d’autres opérateurs nationaux reçoivent ces subventions, dont le Secours catholique et le Réseau Cocagne. Et depuis 2014, un Crédit national des épiceries solidaires (CNES) est destiné à soutenir les épiceries qui ne bénéficiaient alors pas du PNAA. Ces épiceries visent à proposer, sous la forme d’un supermarché, des produits diversifiés à des populations vulnérables, en l’échange d’une participation financière à hauteur de 10 à 20 % du prix. Elle permet aux bénéficiaires de retrouver une certaine dignité et une liberté de choix dans leur alimentation.
Ces évolutions incrémentales ont conduit à un modèle d’aide alimentaire français complexe dans son financement et son organisation [Figure 1]. Ce schéma est renforcé par l’habilitation d’associations œuvrant à une échelle régioale dont les subventions sont versées par les instances régionales.
Les activités des Restos du Cœur sont diverses, allant de la distribution alimentaire à des ateliers de français, de cuisine ou l’accompagnement des bénéficiaires vers la recherche d’un logement, d’un emploi ou d’un crédit. Cependant, l’aide et la distribution alimentaire représentent 70 % des activités de l’association [Figure 2]. Les dons constituent la principale source de financement, à hauteur de 47 % du budget, tandis que l’UE contribue pour 14,6 %.
Sur l’ensemble de la dernière campagne couvrant la période de mai 2016 à avril 2017, l’as-sociation a distribué au niveau national plus de 135 millions de repas. Elle compte 71 000 bénévoles qui ont accueilli près de 1,3 millions de personnes sur cette période. Ces chiffres représentent 24 % de l’aide alimentaire totale apportée par les quatre principaux opérateurs (calculs basés sur les rapports annuels produits par chacun d’entre eux). Pour l’Hérault, unique département pilote du dispositif d’approvisionnement de proximité, comme décrit ci-après, plus de 29 000 personnes ont été accueillies dans trente-deux centres de distribution à travers le territoire et plus de 2 millions de repas distribués, d’après le rapport de la campagne 2017.
L’ensemble des budgets sont gérés par l’agence nationale et répartis auprès des cent dix-neuf agences départementales selon les besoins du territoire. Les Restos du Cœur fonctionnent traditionnellement comme une centrale d’achat. L’agence nationale gère l’approvisionnement, de l’appel d’offre diffusé sur les marchés internationaux jusqu’à la livraison des produits vers les entrepôts départementaux. Les agences départementales quant à elles sont indépendantes, elles ont la liberté d’orienter elles-mêmes leurs priorités d’action et s’engagent simplement à suivre la charte définie à l’échelle nationale.
Dans un contexte d’évolution des enjeux de la sécurité alimentaire et d’ouverture vers des concepts de droit, de dignité et de démocratie alimentaire, le modèle français d’aide alimentaire est en pleine mutation. La reconnexion de l’aide alimentaire avec son territoire paraît être une alternative intéressante à explorer pour com-battre la précarité.
En 2015, d’après l’Insee et l’Observatoire des inégalités, le nombre de personnes en situation de pauvreté était de 8,8 millions, soit 14,1 % de la population française. Ce chiffre est en augmentation malgré l’inscription à l’agenda politique de la lutte contre la pauvreté : plus 600 000 personnes au cours des dix dernières années. La profession agricole est très marquée par cette situation. En plus de leur instabilité dans le temps, les revenus dégagés sont faibles. En 2016, comme pour l’année précédente, 30 % des exploitants percevaient un salaire de moins de 350 € par mois. « Faiblesse des revenus, surcharge de travail, ampleur croissante des tâches administratives, stress, stigmatisation, etc. Ces divers facteurs concourent à fragiliser les agriculteurs dans leur sphère professionnelle et à créer un sentiment de profond malaise qui se propage dans les autres sphères de vie » (Chartier et Chevrier, 2015).
En 2001, le Plan national nutrition santé (PNNS) met l’accent sur l’équilibre alimentaire des personnes en situation de précarité et d’exclusion. Une étude menée auprès de cent quatre-vingt-sept structures d’aide alimentaire montre que les rations alimentaires distribuées présentent sou-vent un déséquilibre nutritionnel (Darmon et al., 2008).
Reconnecter l’offre d’aide alimentaire avec la production locale pour combattre la précarité de façon inclusive et durable fait sens. Cela permet-trait la création de valeurs sociales qui feraient obstacles aux phénomènes d’exclusion, d’isolement et de marginalisation, mais aussi la création de valeur économique sur le territoire. Et d’autre part, cela permettrait d’apporter des produits plus frais et de saison, donc supposément de meilleure qualité nutritionnelle.
Initié en 2011 et porté par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), le projet d’approvisionnement local au bénéfice de l’aide alimentaire a trouvé un écho auprès de l’agence départementale des Restos du Cœur de l’Hérault (AD34), et du marché d’intérêt national de Montpellier (MIN). Son double objectif est de valoriser et soutenir la production locale tout en permettant aux bénéficiaires de l’AD34 d’accéder à des fruits et légumes frais et de saison.
Lancé comme une expérimentation lors de la campagne hivernale 2011 – 2012 des Restos du Cœur, ce dispositif est une innovation issue du monde de la recherche. En effet, de nombreuses études montrent que les circuits courts favorisent la création de lien social. Par ailleurs, une partie de la profession agricole est exclue économiquement et socialement de la société et de ses pairs de par la différence de revenus et la rupture de lien social (Chiffoleau, 2012). Ces constats ont amené Dominique Paturel, chercheure en sciences de gestion à l’Inra, à s’interroger sur la validité de la thèse suivante dans le champ de l’aide alimentaire : les circuits courts permettent-ils de créer du lien entre producteurs et bénéficiaires ? L’un des moyens de répondre à cette question étant l’expérimentation, une rencontre s’est organisée avec Françoise Vézinhet, alors présidente de l’AD34, pour esquisser un modèle d’approvisionnement local (« local » signifiant ici : dans un périmètre de moins de 180 km autour de Montpellier).
Le dispositif est innovant dans sa construction. C’est avant tout une innovation sociale, c’est-à-dire qu’elle émane d’une demande sociale et que la réponse est construite avec les porteurs de cette demande. Il encourage la création de valeur sociale mais aussi économique sur le territoire. En effet, sur la dernière campagne évaluée, ce sont environ 100 000 € d’achats locaux qui ont été réalisés. Ce qui correspond à 42 % des volumes totaux livrés en fruits et légumes à l’AD34. Ce chiffre passe à 80 % en intégrant la région PACA dans la définition de « local ».
Une étude sur la capacité de production de la ceinture maraîchère héraultaise ainsi que sur l’identification des acteurs à mobiliser a été réalisée par l’Inra.
Le MIN s’est positionné à l’interface entre le monde des producteurs et la demande des Restos du Cœur. Il apporte au projet une expertise du territoire et une maîtrise du suivi et de la traçabilité des produits. Son intérêt à faire partie du dispositif réside dans sa mission de valorisation du territoire et de sa production. Il existe un réel enjeu de traçabilité au sein du projet pour garantir la fraîcheur et l’origine des produits et pouvoir mesurer les quantités effectivement approvisionnées localement.
Un approvisionnement à l’échelle locale complexifie le modèle de gestion de l’AD34. En effet, cet opérateur a besoin d’un flux d’approvisionnement régulier sur une période consécutive de seize semaines – période d’une campagne – sans interruption et à un prix fixe. C’est alors que l’idée de faire appel à des grossistes pour jouer le rôle de tampon et répondre à cette attente a émergé [Figure 3 et 4]. Les grossistes ont notamment la capacité d’apporter une offre complète, régulière et diversifiée. Les deux grossistes qui participent au dispositif sont les mêmes depuis le début. Le directeur de l’une des structures affirmait lors d’un entretien que sa motivation pour le projet est autre qu’économique (Cuartero, 2018). Les volumes commandés étant petits, et les prix faiblement rémunérateurs, c’est la possibilité de mobiliser son expertise pour une activité solidaire qui le stimule.
Même son de cloche du côté des producteurs. Au cours de l’hiver 2016, ce sont onze producteurs ou groupements de producteurs qui ont approvisionné le dispositif. Ils sont de trois types : les producteurs réguliers, les occasionnels et revendeurs, et les groupements de producteurs (Paturel et Vernier, 2017). Les producteurs dits occasionnels sont des exploitations diversifiées produisant de petits volumes, n’ayant pas de surplus, ou n’ayant pas de relations privilégiées avec l’un des deux grossistes. Pour la majorité d’entre eux, comme pour les producteurs réguliers, c’est l’idée de produire dans un but de solidarité qui les motive. Des entretiens réalisés en 2015 dans le cadre de l’évaluation du dispositif à trois ans montrent que, malgré une diminution des prix à l’achat, un sentiment d’utilité par la fourniture de produits dans une démarche d’entraide est déterminant. Ce dispositif est par ailleurs vu comme un filet de sécurité pour écouler leurs éventuels excédents et non pas comme un marché sur lequel compter.
Le système alimentaire étudié ici est celui intégrant l’aide alimentaire apportée par les Restos du Cœur sur le territoire de l’Hérault. Il s’agit de l’ensemble des acteurs organisant la production, la distribution et la consommation de l’alimentation. Il s’étend au-delà du territoire français et dépendait, avant la mise en œuvre du dispositif, en totalité d’un approvisionnement national. L’action du dispositif est principalement socioéconomique puisqu’il agit sur la qualité des aliments distribués dans le cadre de l’aide alimentaire, sur la production de valeur à une échelle territoriale, et sur la création de lien social.
Les produits proposés sont plus frais et plus diversifiés qu’ils ne l’étaient avant la mise en œuvre du projet présenté. En effet, au cours de la dernière campagne hivernale, les bénéficiaires ont eu accès à dix produits frais et locaux comme la poire, le kiwi, la salade, le céleri ou encore le chou-fleur. Pour ces derniers, le délai entre la récolte et la distribution était compris entre 24 et 48 heures. Une étude menée auprès de quatre-vingt-dix bénéficiaires montre qu’ils perçoivent une amélioration de la qualité des aliments, mais surtout qu’ils éprouvent un sentiment de participation au soutien de l’agriculture locale qui valorise leur démarche. Ce dispositif a également favorisé les échanges entre bénéficiaires et personnel bénévole. Ces échanges sont très instructifs et porteurs de changements. À titre d’exemple, ils ont permis de mettre en avant aux yeux des bénévoles le manque de connaissance des bénéficiaires vis-à-vis de certains fruits et légumes, et de proposer des ateliers culinaires.
L’AD34 devient un nouveau circuit de distribution qui permet aux producteurs locaux d’écouler les surplus de production et les produits hors calibre qui n’entrent pas dans les standards de la grande distribution. Certains producteurs font partie du dispositif depuis son lancement. La dimension éthique et l’implication des acteurs dans le dispositif est également source d’apprentissage. Les parties prenantes jouent un nouveau rôle : s’investir pour des personnes en situation de précarité indépendamment de leur statut ou catégorie sociale.
Selon Dominique Paturel (2018), le dispositif a contribué de manière invisible à créer des processus d’apprentissage dans les pratiques de gestion : modes d’organisation, coopération entre grossistes, accès au dispositif pour les producteurs, ou encore via le développement d’un indicateur de traçabilité réutilisable.
Il serait pertinent de s’intéresser à l’éventuel gain environnemental de ce dispositif. S’il est plutôt intuitif de dire que les émissions de carbone sont réduites sur le poste de transport, en diminuant la part d’approvisionnement lointain, qu’en est-il des modes de production ? Il n’est pas observé d’apprentissage collectif sur les pratiques culturales. Cependant, les circuits courts favorisent la rencontre et l’échange de connaissances entre producteurs, ce qui leur permet d’écologiser petit à petit leurs pratiques (Chiffoleau, 2018). Les processus d’apprentissage mis en avant plus haut pourraient permettre d’impulser cette dynamique, à la condition d’une animation territoriale adaptée.
Le succès de ce dispositif est à nuancer quant à l’atteinte de ses objectifs, même si les bénéficiaires perçoivent une amélioration de la qualité des aliments et que des producteurs arrivent à valoriser une partie de leur production. Qu’en est-il de la création de lien social ?
Dans un contexte international investiguant la question de la sécurité alimentaire dans une vision systémique, ce dispositif n’est pas adapté aux enjeux actuels. Car s’il promeut l’approvisionnement local, il est toujours basé sur un modèle productiviste générant des surplus alimentaires. Certains producteurs acceptent de vendre en dessous du prix du marché car ils considèrent agir pour une bonne cause, mais généralement leur démarche est guidée par une production nécessitant un débouché. L’action collective qui pérennise le projet est une somme d’intérêts individuels et non un projet commun. La solidarité en tant que socle commun du dispositif nécessite d’être développée et entretenue pour permettre une véritable évolution du modèle et éviter les dérives.
Au-delà de ce dispositif, la loi Coluche, en entretenant la possibilité de valoriser des pro-duits sans débouché, ne permet pas de remettre en question le modèle de production et de consommation actuel. En effet, aujourd’hui un business se développe dans le champ de l’économie sociale et solidaire, autour de la récupération de surplus issus de la grande distribution à destination des associations caritatives.
Ce ne sont pas les producteurs les plus défavorisés et marginalisés qui peuvent profiter du dispositif. Les contraintes économiques et les volumes commandés par les Restos du Cœur ne permettent pas à de petites exploitations de répondre à l’appel de l’association malgré la présence des grossistes. Il serait intéressant de parvenir à transformer ces contraintes en opportunités. Ici l’opportunité serait pour les petits producteurs de se regrouper afin d’accorder une partie de leur production aux besoins des Restos du Cœur par exemple. Une organisation de producteurs pourrait déclencher une dynamique, source d’innovation et de changement. Pour la renforcer, il serait intéressant d’envisager un mode de gouvernance du dispositif dans lequel seraient intégrés des producteurs, voire des grossistes et des bénéficiaires. Ainsi au cœur du dispositif, ils seraient à même d’en impulser les transformations.
L’offre est bien évidemment limitée aux spécialités et productions du terroir, il est difficile d’imaginer un approvisionnement à 100 % local pour tous les types de produits alimentaires, comme la viande, la banane ou le sucre par exemple. Il conviendrait de définir une échelle plus large que celle de la région mais acceptable au regard de la notion de proximité. La construction d’une offre complète pour assurer les besoins nutritifs et respecter le régime alimentaire d’un individu passe par un approvisionnement en produits complémentaires que l’on trouve en dehors de cette région encore à définir.
Ce dispositif apporte de la nouveauté par rap-port au fonctionnement traditionnel des Restos du Cœur et surtout une complexification de son organisation. L’AD34 doit désormais intégrer des livraisons plus régulières, un suivi de l’origine des produits et de leur qualité. Des activités qui s’éloignent de son objectif principal : assurer de la nourriture à une population vulnérable. Mais ce dispositif prend-il en compte toutes les dimensions de la sécurité alimentaire, notamment culturelles et nutritionnelles, et assure-t-il une fonction sociale ? À l’évidence non, les produits disponibles localement, bien que frais, ne correspondant pas forcément au régime alimentaire des bénéficiaires. Comme indiqué par une bénévole d’un centre de distribution à Montpellier, énormément de produits sont jetés, par exemple les blettes, méconnues du public et dont la distribution ne s’accompagne pas aujourd’hui de pédagogie.
Enfin, l’aspect expérimental du dispositif devient une limite au fil des années, car aucun acteur ne s’en est emparé avec la volonté de le dupliquer ailleurs. Ce projet n’a pas donné lieu à la mise en place de nouvelles stratégies communes ou de coopérations à l’échelle du département.
Les éléments ne sont pas suffisants pour apporter une réponse à la question de la création de lien social par un approvisionnement en circuit court de l’aide alimentaire. En effet la définition de circuit court précise « zéro ou un intermédiaire entre le producteur et le consommateur ». Or, d’après cette définition, ce dispositif ne peut être caractérisé de circuit court car il intègre trop d’intermédiaires [Figure 4]. Il existe toujours une distanciation entre producteurs et consommateurs, qui ne communiquent pas. Si l’offre d’aide alimentaire est bien améliorée et si une part des subventions destinées à l’achat de denrées est bien reversée sur le territoire, aucune observation ne peut être faite sur la création de lien social par ce dispositif.
Le modèle traditionnel d’aide alimentaire français n’a pas suivi les évolutions de l’aide alimentaire internationale, qui est passée d’un outil pour écouler les surplus agricoles à une boîte à outils institutionnellement organisée dont la mission est de combattre l’insécurité alimentaire. En effet, ce modèle a survécu aux réorganisations internationales et européennes poussées par la société civile s’apercevant chemin faisant de ses manques. À une époque où les questions de qualité, de dignité, de droit et de souveraineté alimentaire émergent, les quatre principaux opérateurs de l’aide alimentaire française n’apportent pas une réponse adaptée à tous les enjeux mais tendent vers de nouveaux modèles.
Les espoirs placés dans la relocalisation de l’alimentation permettent d’imaginer une alternative au système d’aide alimentaire traditionnel. Un approvisionnement local permet d’assurer à la fois une valeur économique et sociale à la production et une meilleure qualité des produits proposés. Il permet aussi de court-circuiter le schéma classique d’un approvisionnement basé sur le don et l’achat de denrées lointaines, peu chères et de qualité incertaine. Afin de basculer vers un autre système, il est nécessaire de repenser l’architecture de l’aide alimentaire. Repenser l’approvisionnement, imaginer une aide inclusive qui ne stigmatise pas son bénéficiaire, un accès à une alimentation de qualité et adaptée à un régime alimentaire spécifique, et favorisant les échanges entre acteurs de l’aide alimentaire.
Aujourd’hui, d’autres alternatives, comme le programme « Uniterres » développé par l’Association nationale de développement des épiceries solidaires (ANDES) semblent mieux intégrer la question du lien social dans son approche et ses objectifs. Ce projet émerge à la même période que la réflexion sur le dispositif des Restos du Cœur et valide les mêmes constats. Il intègre les dimensions de dignité, de droit à l’alimentation et de lien social, ainsi que le ciblage des producteurs en situation de précarité. À travers ce projet, l’ANDES parie sur les circuits courts comme solution d’avenir dans la lutte contre la précarité. Il existe des similarités entre les deux projets, comme des constats partagés, leur capacité logistique et de captation du public, mais les modèles sont différents. De nouvelles structures d’aide alimentaire comme Imagine 84 et les Paniers de la mer par exemple, prônent une approche inclusive via l’insertion professionnelle. Ces nouvelles formes d’aide convergent et seront intéressantes à étudier, car il devient urgent de construire des passerelles entre aide alimentaire et production locale et de définir une agriculture au service d’un projet alimentaire.
Auteur : Aurélien Despinasse