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Le plan de transformation de l’économie française du Shift Project 

Simon Graff

MOTS-CLÉS : CLIMAT, ÉNERGIE, POLITIQUE, ÉCONOMIE, STRATÉGIE D’INFLUENCE

L’humanité fait face à deux enjeux autour du carbone : les ressources fossiles s’amenuisent, et leur usage contribue au dérèglement climatique. Il est vital de s’emparer du sujet ; c’est pourquoi le groupe de réflexion The Shift Project a lancé le Plan de transformation de l’économie française (PTEF) (The Shift Project, 2022). C‘est une proposition à destination de la société civile et des futurs décideurs. Elle suggère des voies pour que la France respecte les engagements qu’elle a pris dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat. The Shift Project a pour stratégie d’impulser un changement de politique à partir des corps intermédiaires [1]. De culture industrielle, ses membres doivent relever le défi de trouver leurs entrées dans le monde agricole pour donner au volet « agriculture et alimentation » toute sa place dans leur plan.

LE CLIMAT ET LES HYDROCARBURES, IMPACTS ET DÉPENDANCE DE L’ALIMENTATION FRANÇAISE

Le secteur de l’alimentation : une forte dépendance aux énergies fossiles et une grande contribution aux émissions de gaz à effet de serre
Dans l’après-guerre, une politique de soutien à l’agriculture a permis de répondre au besoin urgent de nourrir la population française. Cela a été rendu possible par l’utilisation de machines agricoles, de fertilisants et de produits phytosanitaires de synthèse, et donc par l’abondance des combustibles fossiles à faible coût. Ce modèle, resté dominant jusqu’à aujourd’hui, est donc très dépendant de ces ressources, qui s’amenuisent avec le temps.

L’alimentation humaine, de la production à la consommation, est responsable de 170 MteqCO2 [2], soit 36 % des émissions françaises de gaz à effet de serre. C’est plus que le transport ou le bâtiment. L’agriculture à elle-seule émet 108 MteqCO2. Les premières sources de gaz à effet de serre sont la fabrication et l’utilisation d’engrais azotés de synthèse, la fermentation entérique et les effluents d’élevage (Couturier et al., 2016). Le reste des émissions se répartit entre le transport, la fabrication d’emballages, la transformation, les commerces, les consommations domestiques et la mise en décharge.

Parallèlement, les performances de l’agriculture sont très dépendantes du climat, car les êtres vivants qui sont cultivés ou élevés ont besoin d’eau et de soleil pour se développer, qu’ils doivent recevoir en juste quantité.

Devant ces trois constats, il est nécessaire de trouver des voies de durabilité du secteur alimentaire. C’est ce à quoi essaie de parvenir The Shift Project.

The Shift Project, une association visant à décarboner l’économie française
The Shift Project est un groupe de réflexion, ou think tank, composé essentiellement de salariés issus du secteur économique. Il a pour objectif de sensibiliser les acteurs de l’économie et de les pousser à décarboner au maximum leurs activités. Il part du postulat présenté précédemment : la disponibilité des hydrocarbures fossiles s’amenuisera au cours du siècle, et leur usage contribue au dérèglement climatique. C’est la double contrainte carbone, ou la contrainte énergie-climat. L’association propose donc de trouver des alternatives à une économie qui s’est pour beaucoup construite en misant sur les hydrocarbures. En guise d’appui, une association-fille de bénévoles, The Shifters, a été créée. Elle comprend environ 7 000 adhérents et 15 000 sympathisants. Ses membres renforcent les équipes thématiques de salariés du Shift Project. Un cercle thématique « agriculture et alimentation » y a été constitué en janvier 2022. Il est composé pour beaucoup d’agriculteurs, qui cherchent à former les autres Shifters et les citoyens sur la décarbonation [3] du secteur.

Le think tank a pour ambition de peser sur le débat public dans le contexte des élections présidentielles de 2022. C’est dans ce cadre qu’a été proposé le Plan de transformation de l’économie française (PTEF), issu de deux années de travail. L’objectif du plan est d’adapter l’économie française pour ne pas dépasser les 2°C de réchauffement prônés par l’accord de Paris.

LE PLAN DE TRANSFORMATION DE L’ÉCONOMIE FRANÇAISE, UNE FEUILLE DE ROUTE INNOVANTE POUR LA DÉCARBONATION…

Une approche physique du lien entre carbone et économie
La méthode de travail s’est appuyée sur quatre piliers :
• une approche globale et cohérente basée sur les lois de la physique et des flux économiques. Ce ne sont pas les euros qui doivent orienter l’économie, mais le carbone ;
• un intérêt porté aux facteurs limitants : les ressources physiques et humaines, l’emploi ;
• des propositions pragmatiques, avec une application directe possible, non dépendante des politiques des autres pays ;
• le renoncement à l’objectif de croissance économique et aux paris sur des technologies non existantes.

Une analyse intersectorielle
Le PTEF s’articule autour de travaux dédiés à quinze secteurs de l’économie (Figure 1) regroupés en trois catégories : les usages, les services et les secteurs amont, que sont l’agriculture et l’énergie. Des chantiers transversaux donnent du liant à ces thématiques. Ils concernent l’emploi, la finance et les territoires. Le PTEF prend en compte tous les secteurs de l’économie avec le même niveau de détail, ainsi que leurs interactions. Les liens entre le volet « agriculture et alimentation » et les autres volets sont les suivants :
• une réflexion a été portée sur l’industrie, sur la production et la consommation des intrants de synthèse ;
• au sujet des transports, l’alimentation représente une grosse part des convois routiers ;
• l’autosuffisance énergétique des fermes est recherchée ;
• des ponts ont été dressés avec l’urbanisme, l’administration publique et la culture.
Félix Lallemand, le premier chef de projet à avoir travaillé sur le volet « agriculture et alimentation » du PTEF, avance toutefois qu’une telle approche systémique sur l’économie peut s’avérer être une « usine à gaz ». En effet, affecter un paramètre d’un secteur économique peut engendrer des externalités à corriger sur les autres secteurs.

Une construction qui se veut participative
Le projet a mis en œuvre une campagne de financement participatif. Une première vague a été ouverte aux particuliers, et une seconde aux entreprises. Cela a permis de débloquer une somme de 500 000 €, soit dix fois plus que la somme espérée au lancement de la campagne.

Comme il s’agit d’un projet qui porte sur le fonctionnement de la société dans sa totalité, The Shift Project a permis aux acteurs civils de s’exprimer et d’abonder cette étude. Ainsi, les 40 chefs de projet en charge de la rédaction du plan sont issus des milieux professionnels correspondant aux secteurs auxquels ils ont été attitrés. Ils ont été missionnés uniquement le temps de réaliser ce travail. Des organisations professionnelles telles que la CFDT et le MEDEF ont aussi été consultées, car une attention particulière a été portée à la préservation de l’emploi. Enfin, une dernière phase de relecture, la « Big Review », a été consacrée à la relecture du plan par les Shifters en tant que citoyens et professionnels.

Quatre axes majeurs de transformation du système agricole et alimentaire français
Les chefs de projet en lien avec le secteur agricole et alimentaire ont été choisis pour leur connaissance du milieu. Il s’est agi dans un premier temps de Félix Lallemand, cofondateur de l’association Les Greniers d’Abondance et chercheur à l’École urbaine de Lyon, puis de Marion Kentzel, ingénieure agronome à l’Institut de l’élevage depuis 1995.

Le volet « agriculture et alimentation » du PTEF a été construit en s’appuyant sur des prospectives déjà existantes : le projet TYFA (Poux et Aubert, 2018), initié par l’IDDRI, le scénario Afterres 2050 de Solagro (Couturier et al., 2016) et l’ouvrage Vers la résilience alimentaire des Greniers d’Abondance (Les Greniers d’Abondance, 2020). Il est organisé autour de quatre axes : la transformation de l’offre alimentaire, la reterritorialisation des activités, la décarbonation de l’agriculture et les enjeux sociaux, économiques et politiques transversaux. Ils sont eux-mêmes décomposés en 11 objectifs.

Les résultats attendus pour 2050 sont une baisse de la production agricole, mais une disponibilité alimentaire augmentée. L’agriculture devient productrice nette de carburants et combustibles. Les flux de transport diminuent de 65 %, et les émissions de gaz à effet de serre de 58 %. Plus qualitativement, la pollution baisse, le paysage et la biodiversité se rétablissent, sans précision de chiffres. Le changement de régime alimentaire, qui devient moins carné, induit une meilleure santé. C’est dans l’agriculture qu’aurait lieu la plus forte création d’emplois, avec un bilan net de 450 000 nouveaux équivalents temps plein, liés à l’augmentation des besoins de main-d’œuvre dans les fermes [4]. Des pertes sont tout de même envisagées dans les industries d’amont et d’aval. Pour atteindre cet accroissement conséquent d’emplois, le groupe de réflexion fait des propositions en termes de revalorisation de l’image de l’agriculture, ainsi que de formation et de sensibilisation à la reprise d’exploitation.

… MAIS DIFFICILE À METTRE EN OEUVRE AU REGARD DE SON AMPLEUR

De la difficulté de réaliser un travail exhaustif
Pour traiter correctement le volet « agriculture et alimentation », selon un salarié du Shift Project, il aurait fallu consommer la moitié du budget apporté par le financement participatif. Or il n’a pas été envisageable de concentrer un tel budget sur un seul secteur de l’économie. La qualité du contenu a donc été revue à la baisse. Il a été choisi de se focaliser sur les actions ayant le plus d’impact pour décarboner l’économie. Les mesures ayant un effet sur les autres secteurs ont aussi été traitées, afin de ne pas pénaliser l’avancement du travail sur ces autres secteurs. Malgré tout, il est prévu de financer la suite des travaux sur le volet « agriculture et alimentation » dans les mois suivant les élections présidentielles.

La durabilité considérée sous le prisme de la décarbonation
Le pilier environnemental est particulièrement considéré dans le PTEF, sous l’angle de l’impact carbone de notre société. Dans le volet « agriculture et alimentation » s’ajoute l’écologie à travers la volonté de pousser l’agriculture vers des pratiques agroécologiques, mais peu de contenu a été rédigé sur ce point.

L’économie est le deuxième grand pilier du rapport. Ses représentants ont été largement consultés pour constituer le PTEF. D’après les résultats d’un sondage adressé aux Shifters, la préservation de l’emploi est l’une des premières préoccupations des citoyens dans le contexte de changement que pourrait provoquer l’application du PTEF. Une attention particulière a donc été portée sur ce sujet. La dimension sociale est essentiellement considérée à travers les problématiques de maintien et de valorisation de l’emploi, et ne se concentre pas sur d’autres aspects.

La durabilité est donc très axée sur la dimension climatique de l’environnement et sur l’économie, ce qui est logique au regard de l’ambition ciblée du Shift Project : œuvrer en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. Le groupe de réflexion s’est toutefois interrogé sur la possibilité de donner un poids égal à toutes les dimensions de la durabilité. Mais au regard des moyens consacrés et à la quantité de secteurs abordés, The Shift Project a choisi de concentrer ses efforts sur les deux premiers piliers cités, afin de maximiser la qualité du rendu.

Les scenarii Transition(s) 2050, une alternative au PTEF ?
The Shift Project n’est pas le seul à proposer une feuille de route en vue des élections présidentielles, c’est aussi le cas de l’Agence de la transition écologique (ADEME) (ADEME, 2021). Celle-ci propose quatre scenarii pour aller vers la neutralité carbone en France. L’avantage pour une équipe politique de se voir proposer plusieurs voies est de pouvoir adopter une ligne de conduite adaptée au contexte. Toutefois, contrairement au think tank, l’analyse de l’ADEME ne fait pas l’hypothèse d’une baisse de disponibilité des ressources énergétiques fossiles. Il faudrait analyser les hypothèses d’entrée des deux travaux pour pouvoir les comparer plus précisément.

LA STRATÉGIE D’INFLUENCE, UN PILIER INDISPENSABLE À LA MISE EN OEUVRE DU PTEF…

Une pression politique via l’information du corps électoral
Des représentants du Shift Project ont rencontré les partis politiques en vue des élections présidentielles et législatives, en leur demandant comment ils comptaient faire pour être en adéquation avec le contenu du PTEF. En parallèle, le think tank a émis un avis sur le contenu de leurs programmes. Le résultat a été publié sur le site Internet du projet courant mars 2022, afin de guider les électeurs dans leur choix . Leur but n’est pas de demander aux politiques d’appliquer le plan dans son ensemble, mais de juger de la cohérence de leurs programmes au regard de la double contrainte carbone.

Le choix des bonnes cibles pour peser dans le débat public
Bien que le PTEF ait été conçu en fonction de l’échéance des élections présidentielles de 2022, The Shift Project ne vise pas frontalement les partis politiques. Sa stratégie consiste surtout à miser sur les corps intermédiaires. Pour l’association, le dialogue direct avec les élus ne fait pas évoluer leurs agendas politiques, mais ceux-ci sont orientés en fonction des préoccupations majeures des groupes économiques. Les chefs d’entreprises et les syndicats sont visés en priorité, car ce sont les corps les plus influents. Le discours du Shift Project porte, preuve en est la liste de ses donateurs et sponsors [5]. Le premier en date a été le groupe Bouygues, rapidement rejoint par d’autres grands noms tels qu’EDF, Vinci, la SNCF ou Veolia.

D’autres groupes sont approchés pour orienter la décision économique et politique, grâce à leur potentiel d’influence :
• D’étroites relations sont nouées avec le monde académique, surtout l’enseignement supérieur. Plusieurs membres du conseil d’administration du Shift Project sont issus de l’école polytechnique, de CentraleSupélec, des Mines et de l’ÉNA, dont les corps sont influents auprès ou à l’intérieur de l’État. D’autre part, le manifeste étudiant pour un réveil écologique, lancé en 2018, a beaucoup contribué à amorcer un changement de mentalité auprès des directeurs d’établissements. C’est ainsi que des écoles supérieures ont créé des partenariats avec The Shift Project pour construire les programmes ClimatSup INSA avec le groupe INSA, ClimatSup Business avec le groupe Audencia, et le collectif SUPAERO-DÉCARBO, constitué d’anciens élèves de l’ISAE-SUPAERO. Le but est de former des futurs cadres conscients des enjeux climatiques. Cela permet de répondre à la fois à une quête de sens grandissante de la part des étudiants et aux besoins de ressources humaines chez les employeurs.
• Les Shifters sont un vecteur essentiel du message que veut délivrer leur association-mère. C’est un aspect qui rend unique la stratégie de cette dernière. Elle peut compter sur des membres qui contribuent à la réflexion sur la base de leur expertise professionnelle. Ils sont présents sur tout le territoire français et œuvrent à sensibiliser leur entourage, ou plus largement les citoyens, par exemple en organisant des événements tels que la Fresque du climat, un atelier pédagogique sur les enjeux climatiques. Mais ils agissent aussi auprès de leurs élus locaux, parlementaires ou affiliés aux collectivités territoriales.
• Le secteur public joue un rôle central pour l’orchestration de l’ensemble des actions de planification écologique. The Shift Project est donc en relation avec des organes d’État, comme l’institution de conseil ministériel France Stratégie pour échanger des informations sur les enjeux liés au carbone. L’association a aussi fait rédiger une note sur la manière d’intégrer les enjeux écologiques dans les programmes d’enseignement du nouvel Institut national des services publics. Elle a également élaboré un modèle de décarbonation de l’administration dans la logique du dispositif « administration exemplaire », qui vise à promouvoir une démarche écoresponsable de la part des services publics.
• Enfin, les médias représentent un levier fortement utilisé pour mettre en lumière la publication du PTEF. À l’approche du passage aux urnes, la fréquence d’apparition des représentants de l’organisation à la radio, à la télévision et dans les journaux a augmenté à raison d’un jour sur trois en février 2022.

… MAIS QUI RESTE À TRAVAILLER POUR LE MONDE AGRICOLE

Un dialogue à ouvrir avec les syndicats et organisations professionnelles
L’agriculture contribue à près d’un quart des émissions de gaz à effet de serre en France. Pourtant, The Shift Project n’a pas dès le départ concentré son travail sur ce secteur. Cela est dû au fait que le think tank est historiquement centré sur les questions d’industrie et d’énergie. L’agriculture n’est donc pas son domaine de compétence originel.

Des lobbys forts existent dans l’alimentation et l’agriculture, tels que les distributeurs et les grands syndicats. Selon Alexandre Hobeika, chercheur au Cirad, l’expertise technique de la FNSEA est solide. Il est difficile d’argumenter face à ceux-ci auprès des ministères, surtout pour une association non experte (Hobeika, 2022). La FNSEA est représentée sur la plupart du territoire, fait pression sur les députés et a des liens forts avec des personnels du ministère de l’Agriculture. Le PTEF suggère de rééquilibrer géographiquement l’élevage et les cultures, ainsi que de réduire les emplois dans les usines de transformation, au profit d’ateliers à la ferme. S’il ne propose pas de mesures de compensation pour les agriculteurs et les industriels, il sera donc compliqué de faire accepter ses propositions par ceux-ci et de les faire adopter par le gouvernement.

À l’heure à laquelle cette synthèse a été écrite, le groupe de réflexion a contacté les branches locales de la FNSEA à titre consultatif uniquement. Il faudra attendre la dernière mouture du volet « agriculture et alimentation » du PTEF avant de juger de son adéquation avec les revendications du syndicat.

Un dialogue à ouvrir avec les think tanks de l’agriculture et de l’alimentation
The Shift Project ne fait pas de plaidoyer en se joignant aux think tanks travaillant depuis longtemps sur l’agriculture et de l’alimentation. Il s’est pourtant appuyé sur les scenarii de l’IDDRI et de Solagro pour élaborer son contenu. Pierre-Marie Aubert, coordinateur de l’initiative Agriculture européenne à l’IDDRI, suggère que The Shift Project discute avec l’IDDRI et ses homologues. En effet, il constate notamment que leurs chiffrages sur l’emploi ne sont pas du tout les mêmes (Aubert, 2022). À moyen terme, une mise en accord permettrait à tous ces think tanks de communiquer des informations cohérentes auprès des acteurs publics et privés centraux pour l’agriculture.

Un dialogue à ouvrir avec les ONG écologistes
Pour Julien Fosse, chargé de l’agriculture, de l’alimentation et de la biodiversité chez France Stratégie, il est indispensable que The Shift Project précise exactement les mesures de régulation qu’il propose de mettre en place car il en va de sa crédibilité. Par exemple, si des taxes doivent être créées, à quelle hauteur et pour qui ? À l’inverse, pour Héloïse Lesimple, chargée de plaidoyer au Shift Project, ce n’est pas leur métier, c’est le rôle des politiciens (Lesimple, 2022). Au regard de cette vision, Pierre-Marie Aubert pense qu’il est indispensable que The Shift Project ait des relais au niveau parlementaire, qui puissent influencer les propositions de lois (Aubert, 2022).

Or cela implique de lever un frein. The Shift Project intègre une part de nucléaire dans son mix énergétique, contrairement à Solagro, qui collabore avec l’association négaWatt. Celle-ci promeut un approvisionnement en énergie à 100 % renouvelables et valorise la bioénergie, ce qui est moins le cas dans le PTEF. Selon Pierre-Marie Aubert, la position affirmée du Shift Project en faveur de l’énergie nucléaire rend difficile un dialogue avec les associations structurantes du débat législatif sur l’environnement, historiquement anti-nucléaires, et cela bien qu’elles aient des argumentaires à partager sur l’alimentation (Aubert, 2022).

Vers une déclinaison à l’échelle européenne
Un groupe local des Shifters est présent à Bruxelles. Au-delà d’avoir une présence sur la scène locale, cela permet au Shift Project de se rapprocher du Parlement européen. Cela a été un angle mort dans la campagne de lancement du PTEF. Mais, selon Héloïse Lesimple, il est prévu d’apporter une vraie réflexion sur cette ouverture dans les deux années à venir (Lesimple, 2022). Elle est nécessaire, car les flux physiques présents en France ne s’arrêtent pas aux frontières. Ils doivent donc être analysés dans leur ensemble. Cette réflexion élargie est d’autant plus nécessaire qu’une partie des politiques nationales dépendent de l’Union européenne. Nous pouvons penser à la politique agricole commune, qui est structurante pour l’agriculture dans l’Hexagone.

Jean-Marc Jancovici, président du Shift Project, se verrait bien diffuser ce plan comme modèle à l’international, comme cela a pu être le cas pour le « bilan carbone », qu’il a lui-même conçu pour l’ADEME. Mais avant de parvenir à cela, le gouvernement doit déjà se saisir des mesures du PTEF.

Vers un portage politique fort
Pour la mise en œuvre de ce plan, le portage politique est une clé importante (Fosse, 2022). Il sera permis par plusieurs entrées. D’une part, la pensée citoyenne, donc électorale, va de plus en plus dans le sens de ce que propose le PTEF. Les arguments de ce dernier deviennent alors audibles par les politiciens, qui peuvent piocher des éléments pour les insérer dans leurs programmes. Ensuite, les grands groupes d’entreprises comprennent bien que la double contrainte carbone induit un gros risque sur leurs modèles d’affaires, et certains comme Danone affichent publiquement une stratégie allant dans ce sens. En troisième lieu, les ONG sont en lutte auprès du pouvoir pour la transition écologique de l’agriculture et de l’alimentation. Tout l’enjeu est de pouvoir relier tous ces acteurs pour peser politiquement. C’est le grand défi du Shift Project de s’allier à ces groupes d’influence pour prétendre à ce que le Plan de transformation de l’économie française soit une inspiration fondatrice du prochain mandat présidentiel, en particulier dans le domaine agricole et alimentaire.

CONCLUSION

Les mesures proposées par The Shift Project pour répondre à la double contrainte carbone sont ambitieuses. Et la méthodologie adoptée pour établir le PTEF est singulière par son interdisciplinarité, la mobilisation d’une grande variété d’acteurs et l’importance donnée à l’emploi. Toutefois, réussir à planifier un changement de l’économie aussi conséquent demande de posséder une expertise dans tous les secteurs. Si The Shift Project est bien ancré dans les milieux de l’énergie et de l’industrie, il doit encore trouver sa place dans celui de l’agriculture et de l’alimentation. Par conséquent, il doit consacrer plus de temps à la rédaction du volet « agriculture et alimentation » du PTEF qu’aux autres, ayant besoin de comprendre les codes du secteur. D’après les personnes extérieures au Shift Project interrogées pour cette étude, pour y parvenir, l’association devrait se concerter avec les think tanks de l’alimentation, les syndicats et organisations professionnelles et les ONG écologistes. Il est à espérer que cet alignement puisse s’opérer au cours des prochains mandats présidentiels et législatifs afin d’orienter rapidement la politique nationale agricole et alimentaire vers les objectifs de l‘accord de Paris sur le climat, et vers une baisse de dépendance aux ressources fossiles.

La mise en contexte de cette synthèse a été réalisée avec les informations disponibles lors de sa rédaction. Le volet « agriculture et alimentation » n’étant pas finalisé, son contenu a sans doute évolué depuis. Les parties de critique sur le PTEF et sur la stratégie d’influence du Shift Project ont été inspirées pour partie de témoignages de personnes disposant d’informations partielles sur le positionnement du Shift Project. Cette synthèse ne peut donc être considérée comme abordant ces sujets de façon exhaustive. Et si la stratégie d’influence du Shift Project dans le monde de l’agriculture et de l’alimentation semble peu élaborée aujourd’hui, on peut penser qu’elle sera mieux définie à la suite de la publication de la version finale du volet dédié dans le PTEF. Il serait donc judicieux de reprendre l’analyse lorsque The Shift Project aura précisé sa stratégie d’influence.

Auteur : Simon GRAFF


[1Selon The Shift Project , ce sont « tous les individus dont les analyses ou travaux constituent la matière première de la décision économique ou politique ».

[2Mégatonnes équivalent CO2, ou émissions équivalentes à 170 mégatonnes de CO2.

[3Dans cette synthèse et selon The Shift Project, la décarbonation correspond à la réponse à la double contrainte carbone : la réduction de dépendance aux hydrocarbures et la réduction d’émission de gaz à effet de serre (y compris les gaz non carboniques).

[4La majorité de l’augmentation des emplois est liée à la relocalisation de la production maraîchère et à la généralisation de pratiques agroécologiques.

[5Liste disponible sur le site Internet du Shift Project, dans la partie consacrée à la gouvernance : https://theshiftproject.org/gouvernance/