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Poiscaille est un service de vente en ligne de produits de la mer issus de circuits courts, inspiré par les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) à son fondateur, Charles Guirriec, ingénieur halieute. Poiscaille propose de s’abonner à un « casier de la mer », déclinaison marine du « panier de légumes ». Ce casier est composé de poissons et/ou coquillages achetés directement à des « petits pêcheurs » français et distribué via un réseau de points relais. À la base du projet, une double préoccupation : contribuer à la préservation des stocks halieutiques et soutenir les petits pêcheurs. Alors que le rééquilibrage du rapport de force entre pêche industrielle et pêche artisanale est central dans la gestion de ce bien commun que sont les ressources halieutiques, et que les modalités d’actions collectives ont un impact limité, il est intéressant de se pencher sur la place de l’initiative privée face à ce défi.
L’état des stocks halieutiques mondiaux est catastrophique : 33,1 % des espèces sont surexploitées et 59,9 % exploitées à la limite durable maximale. En Méditerranée, le taux de surexploitation se porte à 62 % (FAO, 2018). Plus largement, c’est tout l’écosystème marin qui est en péril, les impacts de la pollution, de l’aménagement des zones côtières et du réchauffement climatique venant se cumuler à ceux de la pêche.
À l’urgence environnementale de la préservation des ressources marines s’opposent des intérêts économiques colossaux : 171 millions de tonnes de produits maritimes produites en 2016, dont 80 en capture marine, assurant 60 millions d’emplois pour un marché de 143 milliards de dollars en 2017 (FAO, 2018). La Chine est de loin le premier producteur, aussi bien pour la pêche de capture que pour l’aquaculture.
La France se situe au 4e rang européen avec une production annuelle de pêche de 470 000 tonnes par an (dont 300 000 tonnes de pêche fraîche) pour un chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros. Le secteur emploie dix-sept mille marins et la flotte nationale compte environ sept mille navires. En métropole, la petite pêche artisanale représente 73 % des navires et 80 % des emplois (France Agrimer, 2016).
Le volume de la pêche marine s’est stabilisé depuis les années 1980. L’augmentation significative de la consommation mondiale de poisson (passée de 9 kg/hab/an en 1961 à 20,3 kg/hab/an en 2018) a été absorbée par le développement de l’aquaculture, qui est depuis 2013 la première source de production mondiale de produits de la mer devant la pêche de capture (FAO, 2018).
En France, la consommation de produits de la mer est de 34 kg/hab/an, dont un tiers de produits d’élevage. Sur l’ensemble, deux tiers sont issus de l’importation. Pour ce qui concerne les circuits de distribution, 76,3 % du volume des ventes de poisson frais passent par les grandes surfaces, 11,2 % par les marchés et 7,2 % par les poissonneries (France Agrimer, 2016).
La prise de conscience de la pression excessive sur les stocks halieutiques s’est depuis les années 1950 accompagnée de la mise en place de politiques publiques. Le Programme de développe-ment durable à l’horizon 2030 des Nations unies compte parmi ses cibles celle d’une « surpêche zéro ». L’objectif de développement durable (ODD) 14 vise à « conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines aux fins du développement durable ». Depuis 2016, la FAO fait de l’élimination d’ici à 2020 de la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INDNR), une priorité absolue.
Créée en 1983, la politique commune des pêches (PCP) de l’Union européenne (UE) vise à « organiser l’exploitation durable des ressources dans les eaux européennes, tout en aidant le secteur de la pêche à renforcer sa rentabilité ». Pour ce qui est des mesures de gestion des ressources, elle s’appuie notamment sur la définition : de quotas et de taux acceptables de capture (TAC), de tailles minimales de capture, d’un nombre maximal de navires par zone, de règles d’utilisation des engins de pêche, de fermetures temporaires de zones de pêche.
Pour le soutien structurel au secteur, une attention particulière est depuis 2013 portée au soutien à la petite pêche, en lien notamment avec les enjeux sociaux auxquels elle renvoie et la prise de conscience croissante de la nécessité d’une approche différenciée en matière de règlementation. Les petits pêcheurs sont en effet très affectés par la raréfaction des ressources. Leur capacité limitée à élargir leur zone d’activité et à augmenter leur volume de pêche les rend particulièrement vulnérables. Cette pression est accentuée par les modalités de gestion des droits de pêche, qui favorisent la concentration des entre-prises, et l’augmentation des frais de fonctionne-ment, concernant le carburant notamment.
En France, la plateforme de la petite pêche artisanale s’organise aujourd’hui autour des revendications suivantes : un juste accès aux quotas et aux droits de pêche ; un accès prioritaire aux ressources de la bande côtière ; une réglementation adaptée à ses spécificités ; une juste représentation dans les instances professionnelles ; une prise en compte de la nécessaire polyvalence ; une reconnaissance de la qualité supérieure des produits.
Le développement de standards de durabilité, dans le prolongement des standards « historiques », a eu vocation à apporter des garanties aux consommateurs non seulement en matière de qualité des produits et sur le plan sanitaire, mais aussi par rap-port aux risques associés à la responsabilité que l’on pourrait qualifier de sociétale du consommateur. Celle-ci fait référence au risque d’acheter des biens produits selon des modalités contraires aux valeurs et principes du développement durable (Daviron et Vagneron, 2011).
Depuis les années 1990, des initiatives privées, notamment portées par des ONG, se sont développées autour de la sensibilisation de l’opinion publique et des écolabels. Pour la pêche, le premier et principal écolabel sur le marché international est celui du MSC, le Marine Stewardship Council, créé en 1997 à l’initiative d’Unilever et du WWF. S’il a eu le mérite d’introduire la question de la définition de standards de durabilité en matière de pêche, il est jugé trop peu ambitieux sur les critères environnementaux et inexistant sur les critères sociaux. Considéré comme le label de la pêche industrielle, avec laquelle on lui reproche d’être trop indulgent, il est exclusif de par son coût et les données que son obtention requiert, qui ne sont pas disponibles au sein des petites entreprises de pêche.
Dans le sillage du MSC, une vingtaine de labels privés sont apparus en France, portés par des marques ou de grandes enseignes. Les ONG spécialisées telles que Bloom les jugent tous trop peu exigeants. Il existe depuis mars 2017 un label public « Pêche durable », porté par France Agrimer. Selon le ministère de la Transition écologique, « il diffère des écolabels privés existants en reposant sur une définition complète de la pêche durable, qui inclut des exigences environnementales, économiques et sociales » (Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2017). Ses détracteurs lui reprochent de ne pas vraiment aller au-delà des exigences légales et d’avoir vocation à permettre la certification de tous les pêcheurs français. Quant aux travaux engagés depuis 2015 par l’UE autour de la définition d’un label européen, ils n’ont toujours pas abouti.
Au final, si l’apparition d’écolabels dans le secteur de la pêche a permis de poser la question de la durabilité des produits, leur multiplication et la difficulté à distinguer leurs exigences ne permettent pas de donner au consommateur une information claire, même s’il peut avoir le senti-ment d’un achat responsable en accordant un cré-dit a priori à tous les labels.
Le développement d’une pêche durable est souvent abordé par rapport à l’enjeu de contenir les excès dévastateurs de la pêche industrielle (Encadré 1). Si la mise en place de mesures pour encadrer la pêche industrielle est cruciale, une approche globale du secteur est indispensable. En premier lieu du fait que les stocks halieutiques sont une ressource partagée par les entreprises de pêche de toutes tailles, mais aussi car la part de la production de pêche marine industrielle dédiée à l’alimentation humaine est équivalente à celle pro-duite par la pêche artisanale : 30 millions de tonnes (Jacquet et Pauly, 2008). Le comparatif réalisé par ces auteurs entre pêche industrielle et petite pêche (Figure 1) soutient l’idée que la clé d’une pêche durable réside dans le rééquilibrage du rapport de force entre pêche industrielle et petite pêche.
Le caractère plus durable de la petite pêche se définit à la fois par des critères environnementaux et par des critères sociaux. En matière de gestion des stocks, c’est une pêche à petite échelle, sur des volumes réduits, qui recourt à des techniques plus sélectives permettant d’éviter les rejets et de ne pas dégrader les prises et l’habitat. Côté pollution, les consommations de carburant sont nettement inférieures et le rapport du volume de poisson capturé par tonne de fuel consommé est quatre fois inférieur (Jacquet et Pauly, 2008). Sur le plan social, le nombre d’emplois générés par la petite pêche est vingt-cinq fois supérieur et les conditions de travail nettement moins problématiques (Jacquet et Pauly, 2008). À travers ces emplois, la petite pêche joue un rôle économique, social et culturel déterminant dans certaines zones littorales.
La diversité des entreprises de pêche, des environnements dans lesquels elles opèrent et le rapport de force avec les acteurs de la pêche industrielle entravent la mise en œuvre de mesures ambitieuses, que ce soit relativement aux règlementations, à la répartition des subventions publiques ou encore à la définition des critères de durabilité des écolabels. Cela continue à fragiliser la pêche artisanale.
Le constat de départ est que le caractère aléatoire des revenus issus d’activités de pêche, lié aux aléas climatiques et à la forte variabilité des prix de vente au débarquement, incite les pêcheurs à essayer de pêcher le plus possible dès qu’ils le peuvent. Le modèle proposé par Charles Guirriec repose sur l’idée que si les pêcheurs avaient une meilleure visibilité sur leur revenu annuel et l’assurance que celui-ci soit stable, ils accepteraient de limiter leurs prises. Poiscaille leur propose des prix d’achat supérieurs de 20 % environ au prix moyen de vente annuel en criée, garantis à l’année. Ils peuvent être révisés à la hausse si les prix de vente en criée évoluent durablement. Ce fonctionnement est similaire à ce qui se pratique dans le commerce équitable, sur la base du modèle fondé par Max Havelaar. Cette meilleure rémunération vise à permettre de réduire le nombre de sorties en mer et englobe donc aussi une promesse de meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, sujet clé pour les travailleurs de la mer.
Il faut souligner que le principe d’un meilleur prix d’achat concerne l’ensemble de la production. Il porte à la fois sur les espèces prisées et – c’est un levier important pour le rééquilibrage des stocks – sur des espèces moins connues, souvent rejetées ou achetées à des prix modiques pour être trans-formées (en huiles et farines à destination de l’aquaculture notamment). Le but est donc d’inciter les pêcheurs à réduire au global les volumes pêchés, à diversifier les espèces ciblées et à limiter les pertes, tout en améliorant leur revenu.
Le développement de ce circuit de distribution alternatif renvoie à l’enjeu d’une meilleure valorisation des produits issus de la petite pêche artisanale sur le marché des produits de la mer. La qualité de ces produits provient à la fois des délais raccourcis entre pêche et consommation, et du recours à des techniques de pêches « douces ». Elles permettent non seulement de ne pas dégrader l’habitat et de mieux cibler les espèces pêchées (donc de ne pas générer de rejet), mais aussi d’éviter toute dégradation du produit. Or aujourd’hui le recours à des techniques de pêche durable n’est pas valorisé en soi par le marché. Les démarches de labellisation sont peu répandues, parfois peu accessibles. Le levier financier activé par Poiscaille apparaît donc comme un moyen de récompenser le recours à des pratiques durables en associant un intérêt économique aux pratiques responsables, et de stimuler l’évolution des pratiques.
Côté consommateurs, l’offre de Poiscaille s’articule autour de trois piliers. La qualité tout d’abord, avec un délai maximum de « 48 h de la pêche à l’assiette ». La mise en avant de cet engagement constitue un véritable critère de différenciation dans la mesure où l’affichage de la date de pêche n’est pas légalement obligatoire. La dimension éthique renvoie aux principes du commerce équitable, qui au-delà d’une meilleure rémunération du producteur, prévoient un partenariat inscrit dans la durée, une répartition équitable de la valeur ajoutée sur la chaîne et un engagement de transparence. Par ailleurs, le choix d’embarcations de petite taille, d’équipages limités à trois marins et de navires sortant à la journée vise aussi à assurer de bonnes conditions de travail. Notons que l’offre met aussi l’accent sur la traçabilité, puisque les abonnés peuvent consulter la provenance des produits de leur casier et savoir par quel pêcheur ils ont été pêchés, avec quelles techniques, et à quelle date.
Le circuit de commercialisation traditionnel passe par les criées, les mareyeurs (voire les grossistes) et les poissonniers. Dans le cas de Poiscaille, la réduction du nombre d’intermédiaires vise à pou-voir mieux rémunérer les producteurs, tout en maîtrisant le prix de vente aux consommateurs. Un casier de la mer hebdomadaire pour deux à trois personnes revient à 20 euros. À titre comparatif, le prix moyen du kg de poisson frais vendu en grande surface était estimé à 12,10 euros en 2013 (Le Velly et al., 2016).
Un autre élément constitue une clé du modèle économique : la vente d’espèces habituellement moins valorisées mais dont les populations ne sont pas sous pression, ciblées au titre de l’enjeu de rééquilibrage des stocks halieutiques. En effet, bien qu’achetées à un prix nettement plus avantageux au pêcheur (pour le mulet, prix garanti à l’année à 4 euros alors que son prix en criée peut descendre jusqu’à 0,20 euros), leur coût d’achat pour Poiscaille reste largement inférieur à celui des espèces plus connues. Leur part dans la com-position du casier de la mer, proposé aux abonnés à un prix forfaitaire, va donc avoir un rôle stratégique pour équilibrer le modèle économique. On peut aussi ajouter que la valorisation de ces espèces oubliées se retrouve au cœur de la nécessaire évolution des pratiques, à la fois côté production et côté consommation. Elle illustre à ce titre les enjeux d’éducation et d’accompagnement du changement qu’impose l’état catastrophique des stocks des espèces les plus consommées.
L’opportunité de « sous-traiter » la responsabilisation de sa consommation
Bien que la législation impose de faire apparaître la provenance géographique du poisson et la technique de pêche utilisée (règlement UE No 1379/2013 du parlement européen et du conseil du 11 décembre 2013), cela ne rend pas forcément plus lisible, en pratique, le caractère durable du produit pour le consommateur non initié. La zone de pêche (parfois mentionnée sous forme de code FAO) va a priori être appréciée en fonction de sa distance géographique par rapport au lieu de vente, alors que l’impact du transport n’est pas forcément le plus déterminant dans le bilan environnemental du produit. C’est en réa-lité l’état du stock de l’espèce concernée dans la zone donnée qui devrait guider la consommation. Quant à la technique de pêche, qui n’est elle-même pas forcément décryptable, elle peut recouvrir des pratiques diverses, elle n’aura pas le même impact selon l’endroit où elle est pratiquée (profondeur, nature des fonds) et ne constitue donc pas non plus un critère d’arbitrage systématique. Avec la montée en puissance et en visibilité de la question de la préservation des ressources halieutiques, et face à la confusion que peut créer la multiplication des labels, peu lisibles pour les consommateurs, l’achat de poisson via Poiscaille apparaît comme une option simple pour qui recherche l’assurance d’une consommation responsable.
La question de la construction de la confiance, déterminante dans l’acte d’achat, se pose pour Poiscaille par rapport à la fois à la notion de proximité, en tant que distributeur en circuit court, et à la question des standards de durabilité, en tant qu’acteur revendiquant un engagement au service de la pêche durable.
On retrouve chez Poiscaille les ressorts spécifiques aux « circuits courts distendus », c’est-à-dire sur de longues distances, par opposition aux circuits courts de proximité (Praly et al., 2009). Dans le prolongement des travaux des économistes de la proximité autour de la distinction entre « proximité géographique » et « proximité organisée », Praly et ses collaborateurs introduisent la notion de « proximité fonctionnelle » (éloignement spatial et relationnel), qui va permettre de dépasser la question de la « proximité géographique » dans le cas des « e-circuits courts » (circuits courts en ligne). Ainsi vont apparaître des enjeux particuliers autour du délai de livraison, garant de la qualité des produits frais, et de la recherche de praticité caractéristique des e-consommateurs, auxquels devra répondre le service rendu. Les modalités de livraison devront faire « oublier » la distance géographique. Chez Poiscaille, le délai de 48 h du bateau à l’assiette est un argument d’autant plus important que, pour les produits de la mer, la question de la fraîcheur revêt un caractère absolument crucial : au-delà de la question organoleptique, il renvoie à un enjeu sanitaire majeur. Pour ce qui est de la recherche de praticité, le développement du nombre de points relais est à la fois un critère et un indicateur du développement de l’activité.
Un autre défi à relever est lié à la place centrale de l’interconnaissance entre producteurs et consommateurs dans les circuits courts traditionnels (notamment la vente directe). Il renvoie pour les « circuits distendus » à la nécessité de créer virtuellement cette proximité relationnelle. Le rôle en incombe au site Internet, comme l’illustre l’exemple des ventes en ligne de produits d’un terroir : « Une proximité relationnelle entre les consommateurs et le territoire identifié est construite et médiatisée par le site Internet. Par la mise en scène d’images emblématiques des territoires “vendus”, celui-ci devient médiateur d’un lien affectif et symbolique entre le consommateur et le territoire associé aux produits proposés » (Praly et al., 2009). On peut aisément transposer ce propos aux très sympathiques portraits des pêcheurs partenaires de Poiscaille, qui occupent une place centrale sur le site. La production est ainsi pleinement incarnée, la présentation des produits proposés dans les casiers chaque semaine précisant par quel pêcheur il a été pêché, ce qui ramène à l’enjeu de traçabilité du produit.
Pour ce qui est des standards de durabilité, ils renvoient, chez Poiscaille, à la définition de la petite pêche artisanale (navires de moins de 12 m, arts dormants, trois marins à bord maximum, et sorties à la journée) et reposent sur l’auto- déclaration. Ces critères sont jugés plus exigeants que ceux des labels officiels. Côté production, la sélection des pêcheurs partenaires passe historiquement par des échanges interpersonnels et une observation in situ dans le cadre d’une sortie en mer. Comme dans les initiatives historiques d’agriculture bio et de commerce équitable (Daviron et Vagneron, 2011), la confiance repose sur l’engagement mutuel autour de valeurs communes et l’intermédiaire se fait le garant de la pertinence des standards posés et de leur respect auprès des consommateurs, via l’expertise qui lui est attribuée. La résistance de cette approche informelle à la pression des labels est liée à la proximité ressentie par les consommateurs, à la croissance de la demande, à la pédagogie faite sur les standards choisis et au crédit accordé aux labels existants.
L’engagement de Poiscaille dans la promotion d’une pêche durable cible avant tout la protection du monde marin : des volumes de pêche réduits, des techniques de pêche sélectives qui permettent de limiter les rejets et le gaspillage et ne détériorent pas l’habitat, des navires de petite taille consommant moins de carburant. L’accent est mis sur l’amont, la phase de production. Côté transport et distribution, autre point fort du modèle, la logistique s’appuie sur le réseau existant des transporteurs qui font quotidienne-ment la tournée des criées pour acheminer la marchandise jusqu’à Rungis. Pour les adhérents franciliens, la dernière étape de la livraison, assurée par Poiscaille, recourt à un réseau de points relais. La question du transport a toutefois pris une nouvelle tournure en 2017 avec l’élargisse-ment du réseau de commercialisation à la France entière. Le supplément de km, voire les allers- retours que la marchandise peut effectuer, sont susceptibles d’alourdir sensiblement son impact environnemental. Une piste pour résoudre cette question est la création d’entrepôts régionaux, mais sa mise en œuvre requiert le franchissement d’un seuil de rentabilité lié au nombre d’abonnés régionaux. Autre axe d’amélioration déjà identifié, celui des matériaux dans lesquels sont trans-portés les poissons (caisses en polystyrène) pour préserver la chaîne du froid, et sacs en plastique pour les coquillages. Et enfin un enjeu essentiel de toute activité de pêche, celui du gaspillage. Assurément réduit grâce à la sélectivité des techniques de pêche choisies et à la valorisation d’espèces habituellement rejetées, il est aussi ciblé par le fonctionnement en flux tendu. Celui-ci repose sur un volume d’achat calibré sur des commandes connues d’avance, grâce au système d’abonnement. En revanche, concernant l’appréciation du gaspillage au niveau du consommateur, on peut faire l’hypothèse qu’il est plus élevé que dans les circuits traditionnels, parce que les pois-sons livrés ne sont pas préparés et que le manque d’expérience des abonnés entraîne plus de pertes qu’une préparation par un professionnel.
Sur le plan économique, l’objectif de Poiscaille est celui d’un revenu satisfaisant et stable pour les producteurs. Bien que la fixation du prix ne soit pas à l’initiative du pêcheur mais repose sur une proposition faite par Poiscaille, le gain pour les pêcheurs est établi. La transparence affichée sur la répartition de la valeur tout au long de la chaîne est posée comme un gage d’équité. Sur un casier à 20 euros, 10 euros reviennent au pêcheur, 1 euro au transport, 1 euro à la TVA et 8 euros au fonctionnement de Poiscaille.
Depuis plusieurs années, le poids écrasant de la concurrence de la production industrielle et de l’aquaculture, la raréfaction de la ressource et l’évolution des règlementations ont imposé aux petits pêcheurs de démontrer leur capacité à évoluer pour préserver leur activité. Le développement de nouveaux circuits de distribution vise à mieux valoriser la qualité supérieure des pro-duits. La vente directe a certes toujours existé mais à petite échelle. Plusieurs initiatives de circuits courts locaux sont aussi apparues autour des années 2009, tel les paniers de l’île d’Yeu (Le Velly et al., 2016). Leur développement à un niveau national grâce à Internet semble pouvoir ouvrir de nouvelles perspectives économiques. En outre, au-delà de la logistique, la médiation marchande assurée par Poiscaille, telle que décrite par Le Velly et al. (2016), rend accessible ce circuit à un plus grand nombre de pêcheurs.
Sur le plan social, les objectifs sont tournés vers les producteurs : contribuer à la préservation des emplois de petits pêcheurs, leur assurer des revenus qui permettent de repenser leur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Collectivement, leur activité joue un rôle clé dans le tissu économique et social des régions littorales, ainsi qu’en termes de patrimoine (savoir-faire artisanaux) et d’identité territoriale.
Comme dans le cas des paniers de l’île d’Yeu, on peut dire que Poiscaille joue « un rôle de médiation marchande allant au-delà d’un simple transfert entre production et consommation. En l’occurrence, il permet de transformer une production aléatoire et un produit fortement périssable en une marchandise sûre et commercialement attractive » (Le Velly et al., 2016). Mais à travers les critères sur les techniques de pêche douces et la valorisation des espèces oubliées, cette médiation marchande va de plus façonner une nouvelle offre et une nouvelle demande autour d’un engagement pour une pêche durable, et jouer un rôle éducatif.
Du côté des producteurs, la meilleure rémunération des produits pêchés avec des tech-niques douces vise non seulement à soutenir les pêcheurs ayant déjà des pratiques durables mais aussi à en inciter d’autres à privilégier de telles pratiques, l’ambition étant qu’elles deviennent majoritaires. L’enjeu est d’autant plus fort que par définition les ressources halieutiques constituent un bien commun. Un point de vigilance réside néanmoins dans le respect effectif de l’engage-ment à pêcher moins.
Du côté des consommateurs, Poiscaille contribue, par la place accordée aux espèces oubliées dans ses casiers, à leur découverte par les consommateurs. Le développement de leur consommation est un levier majeur au service de la durabilité alors que le marché est aujourd’hui centré autour de quelques espèces phares. Toutefois, la marge de manœuvre sur la proportion d’espèces oubliées est sans doute limitée par rapport aux attentes des abonnés. L’autre limite identifiée est que la qualité du poisson pourrait en pratique inciter les abonnés à en manger plus.
L’impact du projet par rapport aux objectifs de réduction des captures et d’amélioration des revenus des pêcheurs ne fait à ce jour par l’objet d’une évaluation au sens strict, mais des retours positifs sont faits à la fois par les pêcheurs et par les abonnés. Le fort développement de l’activité de Poiscaille, qui gère aujourd’hui 2 tonnes de poissons par semaine, compte mille trois cents abonnés et un réseau de soixante-dix pêcheurs partenaires répartis dans plusieurs zones littorales françaises, témoigne en revanche d’une réelle capacité de mobilisation du projet au service d’une pêche durable, à travers une production et une consommation responsables.
La question du changement d’échelle se pose naturellement. Elle soulève, par rapport au modèle actuel, plusieurs points : la capacité à produire des volumes supérieurs tout en conservant le niveau d’exigence actuel, l’identification de davantage de pêcheurs prêts à s’engager effectivement à adopter exclusivement des pratiques durables et à pêcher moins, la réceptivité des abonnés à une proportion d’espèces oubliées plus importante. Elle pose aussi la question de la garantie des standards de durabilité sur une base d’auto-déclaration, sans modalités de contrôle structurées.
Les limites de la production artisanale en termes de volume et la structuration du marché français font que nourrir toute la France avec ce modèle ne peut être un objectif. En revanche, en phase avec l’objectif de soutien de la petite pêche artisanale, l’ambition pourrait être de permettre à tous les petits pêcheurs d’avoir accès à ce type de circuit de commercialisation. Cela serait un levier à la fois pour assurer leur emploi et leur revenu et pour accompagner l’adoption par tous de pratiques durables.
Auteur : Marielle Martinez