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L’application de la technologie blockchain aux filières alimentaires résulte de la nécessité de réduire deux problèmes majeurs auxquels sont confrontées les chaînes d’approvisionnement alimentaire [1] : l’opacité et la gravité des fraudes. Ces problèmes ont par exemple été illustrés par la célèbre affaire du Fipronil ayant touché l’Europe : des œufs contaminés dont la source a été trouvée trois mois après le déclenchement du scandale. En 2013, c’est le scandale de fraude à la viande de cheval qui avait touché des dizaines de millions de consommateurs. Un souvenir plus récent est celui de l’affaire Lactalis et du lait infantile contaminé qui avait entraîné en 2017 un rappel de l’ensemble des produits de l’entreprise.
La récurrence de ces scandales ainsi que l’augmentation des troubles de la nutrition, comme l’obésité et le diabète, liés aux transformations toujours plus poussées des produits, ont entraîné une véritable défiance envers les acteurs de la chaîne. Les consommateurs ne font plus confiance à l’industrie agroalimentaire et par extension aux producteurs.
Description du fonctionnement technique de la blockchain
La blockchain ou « chaîne de blocs » est une nouvelle technologie qui fonctionne comme une grande base de données de stockage et de traitement de l’information de manière totalement transparente et sécurisée. Cette base de données se compose d’une multitude de petits blocs auxquels sont rattachées des informations spécifiques. Plus précisément, il s’agit d’un réseau distribué dans lequel chaque information intégrée doit être validée par les membres du réseau lors de chaque transfert dans des blocs (Figure 1).
Cette technologie se caractérise par sa haute sécurité et sa forme de gouvernance décentralisée car elle ne possède aucun organe de contrôle tout-puissant. Elle est souvent qualifiée d’infalsifiable car elle est constituée d’un ensemble de blocs connectés et liés entre eux.
Initialement conçue pour héberger la crypto-monnaie bitcoin, la blockchain est aujourd’hui applicable à toute utilisation et peut se décliner de différentes manières selon les usages qui en sont faits. Dans le monde agricole par exemple, la blockchain est utilisée dans le cadre de la traçabilité mais aussi des assurances agricoles ou encore de la gestion des données agricoles. Il existe cependant différents types de blockchains. La plus commune est la blockchain publique telle que celle hébergeant la cryptomonnaie bitcoin. On parle de blockchain « publique » quand chaque individu peut – sans aucune condition d’admission au réseau – miner [2] une information dans la blockchain. Mais de nombreuses entreprises se sont aussi emparées de cette technologie. Ce sont par exemple les blockchains de consortium. L’exemple phare est celle développée par IBM Foodtrust. Dans ce cas, l’accès aux données de la blockchain est réservé à un certain nombre d’utilisateurs prédéfinis. Cette blockchain privée garde cependant la même structure interne de « gouvernance », dans la mesure où l’ensemble des données sont visibles et doivent être vérifiées par tous les utilisateurs qui participent à la blockchain.
Les avantages attendus de la blockchain
L’apparition de cette nouvelle technologie a été perçue et considérée dans le secteur agroalimentaire comme une « révolution », comme l’avenir de la traçabilité. Mais quels sont ses avantages ?
La structure de la blockchain lui permet de posséder des caractéristiques intéressantes, telles que l’historisation et l’immuabilité des données inscrites, une sécurité et une transparence ainsi qu’une forme de gouvernance sans intermédiaire et décentralisée. Elle permet donc de répondre à de nombreux enjeux du secteur agroalimentaire.
La première utilisation de cette technologie concerne la traçabilité. On peut parler de double traçabilité, car la blockchain permet de prendre connaissance de nombreuses informations relatives à un produit et à sa conception tout en gardant une trace de la personne ayant fourni cette information. Cette traçabilité est renforcée par la sécurité des données intégrées dans la blockchain, non modifiables une fois mises dans l’outil. Ainsi la blockchain joue un rôle essentiel en cas de crise sanitaire et de rappels de produits car le lieu de production du produit contaminé y est inscrit.
Le deuxième avantage que soulignent les partisans de cette technologie est son rôle dans le rétablissement de la confiance entre producteur et consommateur, en mettant en place une transparence faite de preuves et de certifications par exemple. Les attentes des consommateurs concernant la qualité de leur consommation ont considérablement augmenté. Au-delà d’une volonté de qualité pour la santé et l’environnement, ils sont aujourd’hui en demande de preuves concrètes concernant, par exemple, l’origine de leur alimentation et la façon dont elle est produite. Ce à quoi répond également la blockchain, puisqu’elle leur permet d’avoir une vision précise du contenu des cahiers des charges et va même plus loin : on y reporte les informations que les producteurs, transformateurs, distributeurs ont entre leurs mains et on permet au consommateur de les visionner.
Selon les acteurs interrogés dans le cadre de cette synthèse, la blockchain est également un formidable outil pour les agriculteurs eux-mêmes. En effet, la blockchain permet une mutualisation et une transparence de toutes leurs données agricoles. Cela pourrait les aider à rétablir du lien avec les consommateurs. L’accessibilité et la transparence des données de l’ensemble de la chaîne de valeur pourraient aussi servir de levier à la juste rémunération de ces producteurs via une meilleure valorisation de leurs produits.
Enfin, la blockchain repose sur un modèle de gouvernance dit « décentralisé ». Nos modes de fonctionnement font aujourd’hui appel à des tiers pour vérifier et garantir les données produites et transmises par les différents acteurs. La blockchain peut s’y substituer en partie lorsqu’il s’agit de garantir la validité de l’information intégrée et sa conformité aux exigences posées par l’utilisateur. Autrement dit, il n’est pas possible de s’assurer que l’information à l’origine est vraie, mais il est certain que son intégration dans l’outil blockchain impose qu’elle respecte le cahier des charges fourni par l’acheteur. Il semblerait donc que des corps de métier dont le travail consiste à permettre des négociations et des contrats de confiance entre acheteurs et vendeurs au sein des filières alimentaires, tels que les banquiers, les notaires et surtout les organismes certificateurs, ne soient plus nécessaires dans ce nouveau modèle. La blockchain tend donc à effacer ces tiers dits « de confiance », souvent des personnes physiques, auditeurs et contrôleurs, au profit de la confiance dans un fonctionnement informatique.
L’engouement et la promotion de cette technologie dans le secteur agroalimentaire et notamment chez les grandes multinationales
L’engouement pour la blockchain chez les distributeurs ou les grands groupes de l’agroalimentaire a été soudain et la course à la concurrence est bien entamée. En effet, qu’il s’agisse de transformateurs tels que Nestlé, de distributeurs comme Carrefour ou de coopératives telles qu’Ingredia, aujourd’hui tous adoptent cette technologie.
Nous chercherons à comprendre dans une deuxième partie comment la blockchain se développe aujourd’hui en France et quels en sont les acteurs.
Toutefois, les gains à attendre de cette nouvelle technologie doivent être relativisés. Un important travail de marketing et de communication est fait concernant le caractère révolutionnaire de la blockchain pour le secteur agroalimentaire afin de mettre en avant tous ses avantages. Pourtant :
→ La problématique de la traçabilité est-elle pertinente au regard de l’importance des réglementations sanitaires concernant les denrées alimentaires qui existent déjà en France ?
→ Existe-t-il vraiment une « crise de confiance » entre consommateurs et producteurs qui nécessite l’utilisation d’une technologie aussi puissante ?
Bien que ne prétendant pas répondre à ces questions majeures, nous tenterons de fournir un aperçu de la diversité des acteurs qui cœxistent ainsi que des stratégies qu’ils développent. Nous nous demanderons donc par qui et comment est prise en charge cette nouvelle technologie. Cet outil numérique demande aux acteurs de la chaîne – et notamment aux producteurs – d’opérer une transition vers le digital assez lourde financièrement. Il sera par exemple nécessaire d’acheter des supports informatiques de type tablette ou objets connectés afin d’automatiser le relevé de leurs données agricoles. Cela demande également une certaine formation à ces outils numériques afin de pouvoir, ensuite, agréger ces données au sein de la blockchain. Malgré des promesses de meilleure valorisation de leurs productions, cette charge est-elle supportable ?
La blockchain pour le secteur agroalimentaire
La blockchain semble offrir de nombreux avantages, dont le premier est la traçabilité alimentaire d’un produit tout au long de la chaîne de valeur, c’est-à-dire du champ jusqu’à l’assiette du consommateur. L’ensemble des données agricoles et sanitaires liées à ce produit sont mutualisées au sein d’une même plateforme et visibles par tous ses utilisateurs. Cette plateforme fournit donc au consommateur final une vision globale et approfondie du produit qu’il consomme. Aujourd’hui, cela se matérialise la plupart du temps par une étiquette « QR Code » que le consommateur scanne lors de son acte d’achat. Il peut ainsi avoir accès à toutes les informations qui ont été collectées. En fonction du type de blockchain développée pour ce produit (publique ou privée), l’accès aux données reste néanmoins décidé par l’initiateur de la plateforme. Autrement dit, dans le cadre d’une blockchain mise au point par un distributeur, par exemple, c’est ce même distributeur qui choisira quelles sont les données à intégrer dans la blockchain et qui aura un droit de visibilité sur ces données. À l’inverse, dans le cas d’une blockchain publique, tout le monde peut valider les transactions (c’est-à-dire les échanges entre les blocs et donc le passage d’un produit par ses différents stades de production et de commercialisation). Comme il n’y a pas d’organe de contrôle centralisé, chaque utilisateur de la plateforme participe donc à la validation des informations de la blockchain et peut les consulter.
Surtout, toutes les informations sur le produit qui sont fournies au consommateur sont extrêmement transparentes par comparaison avec celles fournies par les labels. Les logos et signes de qualité présents sur les étiquettes sont tellement nombreux et divers que le consommateur est perdu et a du mal à comprendre quelle est l’information prouvée derrière chaque label. L’étiquette dynamique du QR Code permet aux consommateurs de comprendre vraiment ce qui se cache derrière les logos et d’aller chercher l’information qu’il souhaite sur le produit. Il pourra notamment avoir accès aux différents cahiers des charges que respecte le produit, aux informations sur le producteur. Le principe est donc celui de l’accessibilité d’informations détaillées en direct lors de l’achat du produit par le consommateur.
Les acteurs gravitant autour de la blockchain
L’application pour les filières agroalimentaires est beaucoup plus récente que son usage dans le monde de la cryptomonnaie. Bien qu’elles suscitent un véritable engouement, peu de blockchains sont actuellement en « running [3] ». Elles se développent surtout chez un certain type d’acteurs du secteur agroalimentaire : ce sont les grands de la distribution tels que Walmart aux États-Unis, Carrefour en France, avec un développement gravitaire de start-ups sur les filières qua-lité (notamment Connecting Food, Provenance, F2F Market).
La blockchain utilisée dans le domaine de l’agroalimentaire concerne en tout environ deux cents acteurs à travers le monde. Ces acteurs se situent aux divers stades de la chaîne de valeur avec des conséquences diverses en fonction de l’usage public ou privé d’une technologie blockchain.
En France, la blockchain Hyperledger développée par IBM est aujourd’hui utilisée dans le cadre du programme Act for Good de Carrefour. Il s’agit d’une blockchain privée réservée aux produits des filières qualité Carrefour comme le « poulet d’Auvergne ». Certaines start-ups se démarquent également, telles que Connecting Food ou F2F Market. Le rôle de ces start-ups est important puisqu’il permet de faire appel à un tiers à la chaîne de valeur d’un produit pour la gestion de la blockchain. Elles aident et accompagnent les producteurs dans la mise à disposition de leurs données agricoles. Ces start-ups peuvent également aider leurs clients à réaliser le travail de collecte des données disponibles afin de retracer l’ensemble des étapes de fabrication de la denrée. Ces clients sont des acteurs présents aux différents stades de la chaîne de valeur semblant partager une volonté de réaffirmation de la qualité de leur production et souhaitant rendre cette qualité transparente au consommateur.
Présentation du modèle Connecting Food et de la coopérative Terres du Sud
Dans une optique de transparence et de traçabilité alimentaires au profit des consommateurs, la coopérative Terres du Sud a développé une blockchain grâce à la start-up Connecting Food (CF). Cette start-up a été créée en 2016 par deux anciens cadres de l’industrie agroalimentaire. Le projet consiste à utiliser la technologie blockchain pour certaines filières et/ou produits comme le « canard Coopérative du Sud ». De plus, Connecting Food propose à ses clients une fonctionnalité innovante permettant de répondre à la problématique de la qualité de l’information transmise, le « live audit » : chaque donnée intégrée dans la plateforme est immédiatement ana-lysée au regard de sa conformité avec le cahier des charges demandé par le maillon suivant et ne pourra donc pas s’intégrer au prochain bloc en cas de non-conformité. Plus précisément, CF tente de remédier aux reproches souvent faits aux organismes certificateurs concernant la récurrence des audits « physiques » réalisés dans les exploitations agricoles.
L’objectif du partenariat entre la coopérative et Connecting Food était de prendre en compte les changements des demandes sociétales et notamment celles des consommateurs. Selon le directeur des systèmes d’information de la coopérative Terres du Sud, la blockchain permet une meilleure valorisation des produits fournis par les producteurs pour la grande distribution, une mise en valeur du travail des producteurs ainsi qu’une simplification de leur travail grâce à la digitalisation et l’automatisation de toutes leurs données.
Dans cet exemple, il s’agit du produit de marque « Delmond Foies Gras, l’originel », IGP Périgord, sans OGM. Grâce à la blockchain, le consommateur utilise son téléphone mobile pour scanner un QR Code présent sur l’étiquette du produit. L’intérêt est de rendre entièrement transparente cette filière 100 % Périgord en allant plus loin dans les détails et précisions fournis au consommateur. Ici, le consommateur pourra avoir des informations sur l’alimentation des canards, le cahier des charges du producteur ainsi que les numéros de lots et le lieu de production.
La mise en place de la structure blockchain demande néanmoins un important travail de récupération des données disponibles auprès des producteurs agricoles et leur numérisation. Les producteurs doivent donc – dans un premier temps – opérer une transition vers le digital afin de rendre la collecte de leurs données automatique et numérisée pour Connecting Food qui les inclut dans la blockchain.
Présentation du modèle F2F Market
Un autre exemple de start-up qui développe l’outil blockchain est F2F Market ou « Farm to Fork Market ». Cette jeune start-up composée de trois associés a également pour cœur de projet d’améliorer la transparence alimentaire. On peut néanmoins remarquer un certain nombre de différences dans la démarche et les objectifs de ces deux start-ups.
F2F Market a principalement développé son travail autour du premier maillon de la chaîne de valeur : le producteur. Grâce à un outil qui lui permet de collecter et mutualiser toutes ses données agricoles, ce dernier peut prouver la qualité de sa production auprès de ses clients actuels et augmenter sa visibilité pour de nouveaux consommateurs. Le producteur est donc maître de l’ensemble des données qu’il décide d’intégrer à la blockchain.
L’objectif est également d’avoir une transparence « interprofessionnelle » efficiente. Un producteur de poulets, par exemple, aura la possibilité de suivre ses bêtes jusqu’à leur vente. Le choix des centres d’abattage et de découpe revient souvent aux industriels qui achètent les animaux. Les agriculteurs pourront ainsi savoir où et selon quelles modalités les étapes d’abattage et de découpe se produisent. Cela est très intéressant aussi dans la mesure où la blockchain questionne la notion de bien-être animal. En effet les éleveurs sont souvent critiqués pour les conditions dans lesquelles ils élèvent leurs animaux, les soins qu’ils leur apportent ou encore la nourriture qu’ils leur donnent. Or de nombreux éleveurs veulent également savoir comment sont traités leurs animaux dans les dernières périodes de leur vie.
De plus, F2F Market se distingue de Connecting Food car elle utilise la blockchain publique Ethereum et permet donc de tirer profit de l’un des intérêts principaux de cet outil, qui est l’absence d’un organe de contrôle centralisé. À l’inverse, Connecting Food a développé sa propre blockchain privée (plus exactement, cette start-up utilise celle créée par IBM). Bien que l’intérêt d’utiliser la blockchain persiste, l’avantage d’utiliser un système digital décentralisé sans organe de contrôle n’est plus nécessaire dans ce cas puisque Connecting Food a la main sur l’intégration de l’ensemble des données dans la plateforme blockchain [4]. L’intérêt de son usage persiste donc plutôt pour simplifier et fluidifier les échanges et transmissions des données de façon transparente et à l’ensemble des acteurs de la chaîne.
Réfléchir à la durabilité des filières alimentaires est aujourd’hui primordial. Nous entendons cette notion comme l’ensemble des pratiques qui permettent au système actuel d’assurer sa pérennité pour la sécurité alimentaire et sa résilience face aux défis environnementaux. Cela se met notamment en œuvre à travers des modes de production respectueux de l’environnement, des chaînes d’approvisionnement justes et qui contribuent au bien-être sanitaire et social des consommateurs. En ce sens, la traçabilité et la transparence sont deux éléments clés pour l’amélioration de la durabilité des filières alimentaires.
La qualité technique d’un outil technologique surévaluée
La blockchain n’est pas une technologie qui permet de répondre à la problématique de la fraude dans les systèmes alimentaires. En effet, dès lors que l’information est entrée dans l’outil, il est impossible de la modifier. La question de la qualité de l’information intégrée dans l’outil n’est pas prise en charge par la blockchain. Il est alors primordial qu’un travail en amont soit effectué avec les producteurs afin de s’assurer de la véracité des données agricoles. C’est pour cela que des acteurs tels que Connecting Food mettent en place des actions de certification des données en temps réel.
Autrement dit, le recours à un tiers de confiance « physique » entre les acteurs de la chaîne de valeur demeure partiellement nécessaire.
Il est à rappeler que cette technologie n’est pas encore « mature » et qu’elle peut toujours – dès lors que fondée sur un système numérique – comporter certains « bugs ».
La question de la pollution numérique est également souvent soulevée lorsque l’on parle de données digitales. Or cette question est surtout pertinente dans le cas d’une blockchain publique car elle demande un travail de l’ensemble d’une communauté. En effet, comme évoqué plus haut, le coût énergétique de cette technologie est surtout important lorsque les personnes en mesure de valider des transactions de la blockchain correspondent à l’ensemble de la population. Dans le cas d’une blockchain privée et réservée à un certain nombre d’acteurs, la structure se veut beaucoup moins lourde. De plus, ce deuxième type de structure est souvent formé autour d’un seul acteur collectant et agrégeant les données à l’instar d’une base de données classique. Cela n’efface néanmoins pas l’effort énergétique que demande un outil numérique de stockage et de transmission de données.
Des apports positifs pour les filières alimentaires à relativiser
L’analyse de cette innovation a démontré que la plupart des filières aujourd’hui « blockchaînées » sont des filières dites « de qualité ». En effet, qu’il s’agisse du canard produit par la coopérative Terres du Sud ou du travail fait par F2F avec des producteurs de viande en France, ou encore de la filière qualité de Carrefour, nous restons dans des filières de marque, certifiées ou labellisées. Autrement dit, nous pouvons questionner l’intérêt de la mise en place d’un tel outil technologique pour des filières déjà « vertueuses ».
Pour la plupart des acteurs interrogés dans le cadre de cette synthèse, le déploiement d’une blockchain a eu lieu pour des filières de qualité, de marque ou certifiées, principalement d’origine France. Cela s’explique notamment car les données agricoles et/ou de transformations de ces produits sont accessibles car déjà contrôlées. Il suffit donc simplement de collecter et de mutualiser les données concernant ces produits. Cependant, il convient de noter que la volonté de ces acteurs est également d’étendre l’usage de cette technologie à l’ensemble du système alimentaire (et donc potentiellement à des chaînes de valeur plus longues, avec des produits pouvant être issus de pays aux réglementations de suivi sanitaires moins strictes que celles de la France).
L’utilisation d’un outil numérique tel que la blockchain dans le cadre des produits de qualité a une autre conséquence importante. En effet, on peut questionner l’intérêt de la blockchain pour des produits déjà étiquetés avec des labels, marques et autres signes de qualité. Le consommateur est déjà assailli d’informations relatives à la qualité du produit qu’il achète. L’objectif de la blockchain ici est donc de simplifier le marketing fait autour du packaging d’un produit et de tendre vers plus de simplicité et de lisibilité pour les consommateurs.
Redistribution équitable et rééquilibre des rapports de force entre acteurs de la chaîne de valeur
Une des principales conséquences de l’extension des chaînes de valeur alimentaires (c’est-à-dire leur complexification et leur augmentation) est la répartition inéquitable de la valeur ajoutée d’un produit sur l’ensemble des acteurs de la chaîne. Les petits producteurs sont souvent les premiers impactés par ces extensions et peuvent subir une pression financière de la part d’acheteurs importants. En tentant de mettre la transparence au cœur de son processus, la blockchain est utilisée par certains acteurs de la chaîne afin de prouver la juste rémunération de ces producteurs. Néanmoins, on peut supposer que, dès lors que cette technologie est mise en place par un acteur spécifique grâce à une blockchain privée, celui-ci continue de maintenir une pression sur les autres acteurs de la chaîne. Il est donc primordial que chaque acteur concerné et surtout les producteurs, que l’on peut considérer comme les acteurs les plus fragiles, soient bien impliqués. Nous pouvons également espérer que grâce à la blockchain, les consommateurs auront connaissance de qui sont les vendeurs, qui sont les acheteurs et à quel prix sont échangées les denrées alimentaires. Cela permettrait par conséquent de connaître la vraie valeur de ces denrées.
Par ailleurs, la transition numérique nécessaire pour les agriculteurs est-elle un poids supportable ? La charge mentale et financière qui émane de cette transition demande une meilleure valorisation de leurs productions. Cela reste complexe à mettre en œuvre et à prouver aujourd’hui. Or, cela peut également entraîner une distorsion de la concurrence entre les producteurs qui ont les moyens d’opérer cette transition numérique et ceux qui n’en sont pas capables.
Interopérabilité des blockchains et systématisation de leur schéma de fonctionnement
L’explosion du nombre d’acteurs et de blockchains au niveau des filières alimentaires pose des questions quant à l’interopérabilité des blockchains. Autrement dit, comment par exemple faire coïncider la blockchain d’un distributeur avec celle mise en place par une coopérative ?
De nombreuses organisations travaillent sur cette question du devenir de la blockchain et de sa systématisation à un ensemble d’acteurs. GS1, l’organisation mondiale de la standardisation, a mis en place un programme dans le but d’optimiser de façon collaborative cette interopérabilité des blockchains [5]. L’objectif est d’améliorer et de standardiser la pratique de la blockchain dans les chaînes de valeur afin de permettre un change-ment d’échelle efficace.
Ainsi, la blockchain offre des perspectives d’amélioration des systèmes alimentaires actuels vers plus de durabilité mais reste un outil à manier avec beaucoup de précautions.
D’une part, il est indéniable que la systémati-sation de la technologie blockchain peut avoir de nombreuses conséquences sur les métiers agissant comme « tiers de confiance » entre les acteurs des chaînes de valeur. Des experts de la certification tels que Bureau Veritas ou Ecocert restent indispensables afin d’effectuer des audits « physiques » et permettre la continuité des relations de confiance entre personnes. L’idée n’est pas non plus de vivre dans une dématérialisation totale des relations entre acteurs car il faut bien rappeler que la volonté de rétablissement de confiance entre producteur et consommateur est la conséquence de leur trop grande distanciation. Il semble donc important de conserver le recours à des personnes physiques capables de visiter et de certifier des exploitations.
D’autre part, la blockchain est une technologie que certains acteurs considèrent comme l’outil le plus efficace pour redonner confiance aux consommateurs. Surtout dans le cas des filières longues concernant des produits distribués en grandes et moyennes surfaces, il semblerait que l’utilisation de la blockchain agisse plutôt comme une promesse pour rétablir la confiance que les grandes multinationales de l’agroalimentaire – telles que la distribution – semblent perdre de plus en plus (baisse des fréquentations des grands enseignes, valorisation des circuits courts et locaux et par les consommateurs). Dans le cas des filières plus courtes et développées en France, on peut penser que la blockchain permettra une meilleure valorisation et de meilleures conditions de travail pour les producteurs grâce à la création de chaînes de confiance « interprofessionnelles ». Reste à s’assurer que ces producteurs puissent rester maîtres de leurs données.
Auteure : Léa Gelb
[1] Le coût des fraudes aux achats étant en constante augmenta-tion dans le monde selon une étude Pwc de 2016 : www.pwc.fr/fr/assets/files/pdf/2016/03/pwc_ad_fraude_mars2016_v3.pdf.
[2] On parle de minage pour désigner la validation d’une transaction par l’un des membres du réseau de la blockchain.
[3] C’est-à-dire réellement actives actuellement.
[4] Pour plus d’informations sur les différences entre blockchains publiques et privées, voir https://blockchainfrance. net/2015/09/22/blockchain-privee-vs-publique/
[5] Programme ScaleChain : www.gs1.fr/Notre-offre/
Le-programme-Scalechain/Le-programme-Scalechain