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Les paniers solidaires - Cocagne Alimen’terre 

Julie Casenave

MOTS-CLÉS : PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE, ACCESSIBILITÉ À UNE ALIMENTATION DURABLE, IMPLICATION CITOYENNE, RÉSEAU COCAGNE, DÉMOCRATIE ALIMENTAIRE

LE CONTEXTE : UNE PRÉCARITÉ ACCRUE ET DIFFICILEMENT IDENTIFIÉE

Depuis la crise économique de 2008, des études montrent une dégradation des conditions de vie et d’emploi ainsi qu’une augmentation des inégalités défavorables aux personnes qui étaient déjà auparavant en situation de précarité et d’exclusion sociale (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2012). La pauvreté, généralement considérée en termes de pauvreté monétaire, est définie par vingt-sept indicateurs dans les statistiques européennes, parmi lesquels deux renvoient à des questions d’alimentation. Le premier concerne une question relative à la consommation de viande tandis que le second interroge la prise de repas complets au cours des deux semaines précédant l’enquête. Les liens entre pauvreté et alimentation sont ainsi abordés par le biais de deux indicateurs quantitatifs dans ces statistiques.

L’alimentation ne semble que partiellement prise en compte dans la définition et l’identification de la pauvreté. Celle-ci peut pourtant être considérée comme un marqueur de pauvreté (Paturel, 2019).

Pour Rastoin et Ghersi, la mauvaise qualité nutritionnelle de l’alimentation des personnes en situation de précarité s’explique notamment par la mauvaise qualité des aliments les moins chers, issus en particulier du modèle agro-industriel (Rastoin et Ghersi, 2010).

La notion de précarité alimentaire, telle qu’elle a émergé dans les années 1980 en France, propose de dépasser l’approche essentiellement énergétique qui dominait la question de la sécurité alimentaire pour aborder les enjeux de qualité et de durabilité de l’alimentation des personnes les plus précaires (Alphandéry et al., 2020).

UNE RÉPONSE CONCEPTUELLE : LA NOTION DE DÉMOCRATIE ALIMENTAIRE

Dans un contexte d’augmentation des chiffres de la précarité alimentaire [1] émerge toutefois une vision qui propose de prendre en compte l’ensemble des dimensions de la pauvreté [2], ainsi que des expérimentations visant à proposer de nouvelles formes de solidarité. En effet, cette vision propose notamment de tenir compte d’une dimension politique de la pauvreté et s’intéresse alors aux mécanismes d’exclusion et d’invisibilisation des personnes concernées. En même temps, elle s’appuie sur une contestation de l’aide alimentaire qui, créée dans le but d’écouler la surproduction réalisée par le système agro-industriel, semble continuer de s’appuyer sur ce système.

Cette conception s’appuie en effet sur l’idée que la précarité alimentaire ne se limite pas à un problème d’accès économique à l’alimentation et cherche à révéler la multi-dimensionnalité de la pauvreté telle qu’elle est vécue (Bray et al., 2019).
La démocratie alimentaire apparaît alors comme une notion qui propose de « reprendre la main sur les conditions d’accès à l’alimentation, en particulier par la connaissance des conditions de production, de transformation et de distribution » (Paturel et Ndiaye, 2020). L’idée est de partir du constat de l’incapacité des États à atténuer les inégalités causées par le système agro-industriel et de considérer que l’aide alimentaire d’urgence qui s’inscrit et se développe au sein de ce système ne constitue pas une réponse suffisante.

La notion de démocratie alimentaire a ainsi été étendue à une méthode qui amène à penser l’alimentation comme un système. Cette proposition vise à ne pas dissocier le droit à l’alimentation durable des enjeux de durabilité de l’agriculture et de l’alimentation. Des pistes d’actions sont alors proposées et concernent notamment la contribution des personnes en situation de précarité aux actions cherchant à répondre à ces problèmes et l’attention portée aux conditions d’accès dans leur ensemble (Paturel, 2017).

LE PROJET DE PANIERS SOLIDAIRES DE COCAGNE ALIMEN’TERRE : PRINCIPE ET FONCTIONNEMENT

Si la crise sanitaire a, depuis 2020, donné lieu à une aggravation des situations de précarité et des conditions de vie de personnes qui étaient déjà touchées par ces difficultés, elle a aussi permis de mettre en lumière différentes initiatives œuvrant dans le sens d’une démocratie alimentaire. Parmi elles apparaît le projet de paniers solidaires porté par Cocagne Alimen’terre.

Cette association a été créée en 2019 dans le cadre du groupement Cocagne Haute-Garonne, un groupement solidaire de structures impliquées dans l’insertion par l’activité économique ayant comme support le maraîchage biologique. Cocagne Alimen’terre, qui se définit comme une association militante, a été créée pour travailler plus spécifiquement sur la question du mieux manger pour tous. Elle se donne notamment pour missions [3] de :
  rendre accessible à tous une alimentation de qualité ;
  accompagner la transition vers une alimentation plus favorable à la santé et respectueuse des ressources naturelles ;
  favoriser la reconnexion du sol à l’assiette pour comprendre le lien entre préservation de l’écosystème et qualité alimentaire.

Les paniers solidaires ont pour objectif de favoriser l’intégration de personnes en situation de précarité dans les dynamiques de transition écologique par l’alimentation. Cette proposition est rendue possible grâce à la mobilisation d’outils Cocagne traditionnels : paniers de légumes biologiques issus des jardins d’insertion gérés par le réseau, ateliers d’animation autour de l’alimentation durable, ainsi qu’à la mise en place de nouveaux partenariats locaux.

Concrètement, il s’agit de proposer chaque semaine des paniers de légumes biologiques à un tarif dit « solidaire » destiné aux personnes en situation de précarité. Tandis que l’identification des producteurs et l’ensemble de la logistique sont gérés par Cocagne Alimen’terre, qui s’approvisionne alors auprès des jardins de Cocagne du département de la Haute-Garonne et de producteurs en agriculture biologique situés à proximité, la distribution des paniers est conduite par les partenaires de l’association. Cette distribution est proposée de façon hebdomadaire par les structures partenaires de l’association au cours de temps qui lui sont dédiés.
Le tarif solidaire des paniers Cocagne est rendu possible par leur financement tripartite. Si 3,5 € restent à la charge des bénéficiaires de ces paniers, une contribution du réseau Cocagne national et de partenaires locaux permet aux producteurs qui approvisionnent ces paniers de rester sur le même niveau de rémunération que lors de la vente de paniers Cocagne dits « classiques ». Les paniers Cocagne classiques sont identiques aux paniers solidaires, mais vendus à un prix qui ne nécessite pas de contribution financière autre que celle des clients.

UNE INITIATIVE DE LUTTE CONTRE LA PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE INNOVANTE

Le projet de paniers solidaires de Cocagne Alimen’terre s’appuie sur une volonté d’articuler enjeux sociaux, environnementaux et économiques liés à l’alimentation durable et notamment au droit à l’alimentation durable des personnes en situation de précarité. L’objectif est en effet de ne pas limiter la question de la précarité alimentaire à un enjeu d’accès physique et économique ni à une alimentation suffisante d’un point de vue de sa quantité et qualité nutritive.

Le projet vise ainsi à concilier soutien à une agriculture plus respectueuse de l’environnement, juste rémunération des producteurs et accès à une alimentation de qualité pour tous [4].

Des produits de qualité à des prix accessibles
Le choix de légumes cultivés en agriculture biologique révèle une volonté de porter une attention particulière à la qualité de l’alimentation des personnes en situation de précarité. Si les légumes des paniers solidaires de Cocagne Alimen’terre sont en majorité issus des jardins de Cocagne de la Haute-Garonne (Figure 1), l’association fait parfois appel à d’autres producteurs en agriculture biologique situés à proximité des lieux de distribution pour compléter ses paniers.

L’organisation des temps de distribution des paniers constitue également un moyen d’agir en faveur de la réduction des inégalités et propose de travailler sur les différentes dimensions de la pauvreté évoquées précédemment. L’enjeu est l’invisibilisation des différentes formes d’inégalités, notamment économiques, lors des temps de distribution. En effet, bénéficiaires de paniers Cocagne classiques et solidaires se retrouvent sur les mêmes créneaux et lieux de distribution. Cette invisibilisation a été rendue possible par l’absence d’échange d’argent lors de ces temps pour garantir la dignité des bénéficiaires des paniers solidaires.

Un renforcement des capacités d’agir
Au projet de paniers solidaires ont été associées différentes animations visant à renforcer la capacité d’action des bénéficiaires. Ces animations prennent la forme d’ateliers de cuisine, de jardinage, ou de visites de jardins de Cocagne. L’objectif de ces différents types d’animations ouvertes à tous est de proposer à des personnes en situation de précarité de se réapproprier des produits alimentaires en les cuisinant, et d’approfondir leurs connaissances des modes de production de leur alimentation. Le prolongement de ces activités amène à réfléchir aux liens entre agriculture et alimentation mais aussi à permettre de nouvelles interactions entre habitants d’un même quartier autour de l’alimentation.

Un accès à des produits de qualité et des dynamiques agricoles
Si le projet de paniers solidaires vise à garantir l’accès à des légumes de qualité, il permet également de soutenir des formes d’agriculture considérées comme étant plus respectueuses de l’environnement, en l’occurrence l’agriculture biologique. Le fait de garantir un débouché à des agriculteurs déjà engagés dans des démarches de transition agroécologique contribue à les sécuriser.

L’aspect solidaire de l’initiative portée par Cocagne Alimen’terre tient également dans le souci d’une juste rémunération des producteurs avec lesquels travaille l’association. Le système de financement des paniers solidaires permet de ne pas laisser les producteurs engagés dans cette démarche supporter seuls le prix de la solidarité. Leur rémunération reste inchangée, qu’il s’agisse de paniers Cocagne classiques ou solidaires.

La reconnexion des acteurs du territoire
L’implication d’une diversité d’acteurs est nécessaire au fonctionnement du projet et renvoie à une approche multi-acteurs territorialisée de l’alimentation. Le projet s’appuie en effet sur la reconnexion entre différents acteurs d’un même territoire autour d’un projet d’alimentation.

Dès sa deuxième année de fonctionnement, Cocagne Alimen’terre comptait plus de trente partenaires locaux, notamment mobilisés lors des temps de distribution des paniers. Le projet, soutenu par des acteurs de l’action sociale (centres sociaux, centres communaux d’action sociale, structures d’insertion), apparaît pour ces partenaires comme un moyen d’engager une démarche plus large d’accompagnement de leurs adhérents ou bénéficiaires.

LES ACTUALITÉS DU PROJET

Un premier bilan positif
Les premiers bilans du projet de paniers solidaires ont montré un succès dès sa phase d’expérimentation. En 2021, 12 000 paniers ont été distribués sur le territoire de la Haute-Garonne, alors que l’objectif initial était de 4 800 paniers.

L’association Cocagne Alimen’terre a développé des partenariats avec trente-deux structures différentes, majoritairement des acteurs locaux de l’action sociale (centres sociaux, associations d’aide alimentaire, jardins d’insertion). La quasi-totalité a fait le choix de continuer son implication dans la distribution en 2022. Dans un même temps, de nouveaux partenariats sont en cours de concrétisation.
Les expérimentations se multiplient grâce à l’association et à ses partenaires : vrac solidaire, distributions portées par des collectifs citoyens, déploiement du projet auprès de publics spécifiques et de nouveaux territoires. L’appropriation du dispositif par différents partenaires de l’association témoigne de sa capacité à faire émerger une dynamique au sein de différentes structures et territoires de la Haute-Garonne.

L’appropriation du projet paniers solidaires par des acteurs du territoire
La structuration des relations entre Cocagne Alimen’terre et ses différents partenaires chargés de la distribution des paniers offre une certaine liberté à ces derniers dans la définition des modalités de la distribution et des activités connexes. Le projet a ainsi permis de mettre en place différentes formes d’organisation de la distribution et fait naître certaines expérimentations notamment liées au financement des paniers. C’est notamment le cas des Pradettes, quartier situé au sud de Toulouse, dans lequel le collectif citoyen chargé de la distribution des paniers a mis en place un système de « caisse de solidarité ». Le principe repose sur des dons offerts par les consommateurs de paniers Cocagne qui seraient ponctuellement en mesure d’augmenter leur contribution au projet. L’objectif est de faire en sorte que ces dons contribuent à la pérennisation du projet. Il semble toutefois important de souligner l’existence d’autres formes d’expérimentations et de réflexions au sujet du financement du projet.

LES ENJEUX DU PROJET

La dépendance financière
Comme vu précédemment, les paniers solidaires nécessitent à ce jour trois sources de financement (paiement des bénéficiaires, contribution du réseau Cocagne et subventions de partenaires locaux) contribuant à hauteur d’environ un tiers chacune à l’achat des produits distribués. De plus, la période de lancement du projet et son développement se sont déroulés dans un contexte de crise sanitaire puis de relance économique déployée sur le territoire national. Un certain nombre de subventions, dont la régularité n’est pas assurée, ont permis de contribuer au lancement du projet. Il semble alors que la pérennité du projet et sa capacité à assurer une juste rémunération des producteurs ainsi que des légumes frais et de qualité à un prix accessible au plus grand nombre soient pour l’instant tributaires de subventions annuelles. La diversification des sources de financement mobilisées par l’association semble ainsi représenter un enjeu majeur dans les réflexions quant à sa pérennité.

La consolidation de partenariats à l’échelle du territoire
L’implication de divers acteurs dans le projet de paniers solidaires amène également à réfléchir aux formes de relations partenariales que Cocagne Alimen’terre souhaite développer. La relative liberté de chacun d’adapter le dispositif proposé par l’association laisse penser que celui-ci constitue un outil apte à mobiliser des acteurs divers sur la question du droit de tous à l’alimentation durable. L’organisation de l’association, son rôle dans le dispositif et la charge de travail que cela représente risquent de réduire son travail à un simple approvisionnement de structures sociales et de la priver d’une implication dans le développement de projets de territoire plus larges.

Le respect de la liberté de choix des bénéficiaires
L’association Cocagne Alimen’terre semble avoir dépassé certaines limites concernant la façon dont est traditionnellement traitée la question de la précarité alimentaire. Cependant, certains aspects du projet de paniers solidaires semblent être de nature à constituer un frein à la liberté de choix des bénéficiaires. En effet, le fait de proposer des paniers de légumes déjà constitués plutôt que de l’argent peut relever d’une volonté d’orienter les choix de consommation de personnes en situation de précarité, les privant ainsi de disposer de cette liberté.

LES PERSPECTIVES D’ÉVOLUTION DU PROJET

Le conventionnement en tant qu’atelier et chantier d’insertion
Le récent conventionnement en tant qu’atelier et chantier d’insertion (ACI) [5] de Cocagne Alimen’terre témoigne de la volonté de l’association de poursuivre l’intégration de questions liées à des enjeux de durabilité auxquels font face nos systèmes alimentaires.

L’intégration de personnes très éloignées de l’emploi à la mise en œuvre du projet de paniers solidaires constitue une forme d’empowerment (émancipation). En effet, parmi les neuf dimensions cachées de la pauvreté (Bray et al., 2019) figuraient la « dépossession du pouvoir d’agir » et les « contributions non reconnues [6] ». La volonté de considérer l’alimentation comme un système amène Cocagne Alimen’terre à intégrer ce nouvel enjeu de retour vers l’emploi. Ainsi, deux salariés en insertion ont intégré l’association au mois de février 2022 et participent depuis à l’animation d’actions diverses autour du projet. Les missions confiées à ces salariés [7] permettent aussi de réfléchir à la possible évolution de posture des personnes accompagnées dans le cadre de ce chantier d’insertion, dont la valorisation est particulièrement recherchée par l’association.

Territoires à VivreS : le partage d’expérience au sein d’un collectif national
Dans une volonté de collaboration avec d’autres acteurs, Cocagne Alimen’terre a intégré, à travers le réseau Cocagne, le collectif Territoires à VivreS, dont l’objectif est d’expérimenter des coopérations territoriales pour un accès digne à une alimentation de qualité.

L’intégration de Cocagne Alimen’terre à ce réseau constitue une opportunité de prendre du recul sur le projet de paniers solidaires, d’identifier les impacts du projet, mais aussi de prendre connaissance du fonctionnement d’autres projets aux objectifs proches ou similaires, dont les structures porteuses sont également membres de Territoires à VivreS. Cette expérience peut alors lui permettre de s’en inspirer de façon à faire évoluer le projet de paniers solidaires. Le fait d’être membre d’un collectif d’envergure nationale permet également, au-delà de la richesse de la mise en réseau, d’envisager différents moyens de permettre un changement d’échelle et ainsi une contribution significative à la transformation de nos systèmes alimentaires.

Auteure : Julie CASENAVE


[1Selon l’INSEE, le taux de pauvreté est passé de 14 % en 2016 à 14,6 % en 2020. En 2021, près de 10 % des Français ont eu recours à l’aide alimentaire (Secours catholique, 2021).

[2Parmi ces dimensions apparaissent celles concernant la « dépossession du pouvoir d’agir » et les « contributions non reconnues », dont il est question plus tard dans la synthèse (Bray et al., 2019).

[3Missions telles que présentées par l’association Cocagne Alimen’terre sur leur site Internet : cocagne-alimenterre.org.

[4Les liens entre consommateurs, notamment urbains, et les espaces abritant des activités agricoles (majoritairement ruraux) se sont progressivement distendus. Une évolution des relations entre consommateurs et agriculture qui a progressivement donné lieu à une diminution des connaissances des mangeurs envers leur alimentation appelée « distanciation cognitive » (Bricas et Conaré, 2019).

[5Un atelier et chantier d’insertion est une structure en mesure de proposer un accompagnement et une activité professionnelle à des personnes éloignées de l’emploi. Les ACI sont conventionnés par l’État et peuvent être portés par diverses structures (collectivités, structures privées, chambres consulaires, etc.).

[6L’étude réalisée par ATD Quart Monde développe l’idée que les connaissances et compétences des personnes vivant des expériences de pauvreté sont rarement vues et reconnues.

[7Les salariés de Cocagne Alimen’terre en insertion sont essentiellement chargés de l’animation d’activités liées au projet de paniers solidaires (visites de fermes, ateliers cuisine). Ils participent cependant à l’ensemble des activités de la structure (notamment liées à la logistique nécessaire au projet).