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Face à des inégalités de genre persistantes sur la question du travail, Food2rue a souhaité permettre à des femmes éloignées de l’emploi de se réinsérer professionnellement et socialement, grâce à un dispositif d’insertion adapté à leurs contraintes. Au moyen d’un chantier d’insertion et d’une coopérative d’activité et d’emploi sur le secteur de la cuisine de rue, Food2rue œuvre pour que les femmes deviennent actrices de leur réinsertion, tout en promouvant des modèles d’alimentation durables et accessibles à tous.
Si les taux de pauvreté féminin et masculin, de même que les taux de chômage entre hommes et femmes, sont aujourd’hui presque identiques, de l’ordre de 8 % (pour un seuil de pauvreté fixé à 50 % du revenu médian [1] ) et 10 % respectivement (Observatoire des inégalités, 2017a ; 2017 b), ces chiffres cachent en fait de grandes disparités. Les femmes sont en effet plus souvent concernées par la précarité que les hommes : en 2010 en France, 4,7 millions de femmes vivaient en-dessous du seuil de pauvreté (soit 964 € mensuels pour une personne seule), et elles représentaient 70 % des travailleurs pauvres (Duhamel et Joyeux, 2013).
Les femmes occupent la majorité des emplois non qualifiés et restent moins rémunérées à poste équivalent que les hommes (Observatoire des inégalités, 2017c). Les emplois à temps partiel sont occupés à 80 % par des femmes, et si un tiers de ces employés à temps partiel déclarent vouloir travailler plus, il y a parmi eux trois fois plus de femmes que d’hommes (soit 1,2 millions de femmes). La monoparentalité est également un facteur de discrimination : 25 % des personnes vivant en situation de pauvreté sont des familles monoparentales (Observatoire des inégalités, 2017d) et dans 85 % des cas, ce sont des femmes seules qui élèvent leurs enfants (Direction générale de la cohésion sociale, 2017).
Les différences de parcours entre hommes et femmes se retrouvent ensuite dans les niveaux des pensions de retraite : les femmes, ayant des carrières plus accidentées (interruption de travail, temps partiel), cumulent un nombre de trimestres cotisés plus faible que les hommes. En 2014, une femme a touché en moyenne 1 007 € de retraite contre 1 660 € pour un homme (Direction générale de la cohésion sociale, 2017).
Ces inégalités se retrouvent en Île-de-France, et sont d’autant plus criantes dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville [2] (QPV), où les femmes cumulent une double inégalité, territoriale et sexuée (Préfecture de la région d’Île-de-France, 2018). Ces dernières sont moins employées (39,8 % contre 48,2 % pour les hommes résidant en QPV), et sont plus concernées par le temps partiel (36,8 % contre 30,2 % pour les femmes hors QPV). La monoparentalité est plus fréquente (24,1 % contre 15,7 % hors QPV), et le parent est une femme dans 88,6 % des cas. Enfin dans les QPV, 29,7 % des femmes sont immigrées, et connaissent les mêmes difficultés d’accès à l’emploi que les femmes non immigrées, mais de manière plus intense (Préfecture de la région d’Île de France, 2018).
Face à ces constats, la préfecture de la région d’Île-de-France recommande de mener des actions favorisant l’insertion professionnelle des femmes résidant en QPV, notamment au travers de « la levée des freins spécifiques à l’emploi et (à) la création d’entreprise ». C’est dans ce cadre que le projet Food2rue a été initié.
Food2rue est une association, créée en 2016 à Paris par Gauthier Hauchart et Agathe Cousin, qui souhaite permettre à des femmes durablement exclues de l’emploi d’intégrer un parcours d’insertion sociale et professionnelle qui propose de les accompagner vers des métiers de l’alimentation et de l’entrepreneuriat. Afin de faire face aux freins spécifiques qui compliquent l’accès des femmes à l’emploi (notamment, la conciliation des temps de vie et la garde des enfants), le dispositif imaginé par Food2rue est 100 % féminin et adapté aux contraintes des femmes.
Food2rue repose sur deux principes :
→ reprenant la citation de Victor Hugo « la première égalité, c’est l’équité », les cofondateurs de Food2rue considèrent qu’il faut en faire plus pour les femmes que pour les hommes pour chercher à atteindre une situation égalitaire, raison pour laquelle la structure est dédiée aux femmes ;
→ l’alimentation est un secteur porteur et un premier lien entre des personnes aux parcours de vie différents.
Food2rue a fait le choix de se positionner sur le secteur de la restauration commerciale et plus particulièrement de la vente à emporter, dans l’optique de permettre l’insertion des femmes sur un secteur porteur et dynamique : en 2016 en France, le marché de la consommation alimentaire hors domicile (CAHD) a généré un chiffre d’affaires de 86,4 milliards d’euros, et chaque année près de 10 milliards de repas sont pris hors du domicile (Gira Conseil, 2016). À l’heure où soixante mille emplois ne sont pas pourvus chaque année dans la restauration commerciale et où 94 % des consommateurs sont prêts à consommer un repas préparé par une cuisine mobile (données Food2rue), le secteur de la vente à emporter semble être un choix judicieux (Hauchart, 2018).
Vers la promotion de modèles d’alimentation accessibles et durables
Food2rue est convaincue de la nécessité de s’orienter vers des modèles d’alimentation durables et accessibles à tous. L’association a justement remporté l’appel à projet de la Ville de Paris pour l’implantation d’une halle destinée à la promotion de l’alimentation durable (« La Panaméenne », dans le 14e arrondissement), dans laquelle elle est donc implantée depuis février 2018 [3] [Figure 1]. Food2rue est donc maintenant en charge de la vente de produits alimentaires qui doivent permettre de soutenir une agriculture locale et durable et privilégient les circuits courts (par exemple, produits issus de l’agriculture biologique ou produits par des « Parisculteurs ») [Figure 2], de la vente à emporter, et de la sensibilisation du grand public, avec la mise en place d’ateliers de cuisine et d’animations culturelles (projections sur des thèmes d’alimentation durable, par exemple).
Pour le parcours d’insertion des femmes, l’association Food2rue a mis en place un « incubateur culinaire d’insertion ». Ce dispositif fait partie des structures d’insertion par l’activité économique (les SIAE, définies par l’article L5132-1 du code du travail), qui comprennent d’une part les ateliers et chantiers d’insertion (ACI) et les entreprises d’insertion (EI), produisant des biens et des services ; et d’autre part, les associations intermédiaires (AI) et les entreprises temporaires d’insertion (ETTI), qui mettent leurs salariés à disposition de tiers.
Les SIAE ont pour ambition d’accompagner des personnes très éloignées de l’emploi afin de faciliter leur insertion sociale et professionnelle. Comme l’exige leur statut, leurs « publics cibles » sont donc a priori les chômeurs de longue durée, les personnes bénéficiaires de minima sociaux, les jeunes de moins de 26 ans en grande difficulté et les travailleurs reconnus handicapés. Rappelons que généralement, les personnes les plus désocialisées sont dirigées vers un ACI alors que celles qui rencontrent moins de difficultés peuvent être guidées vers des EI. Lorsqu’une plus grande autonomie est acquise, les personnes en réinsertion professionnelle peuvent être dirigées vers des AI ou des ETTI. Les parcours d’insertion peuvent donc être construits de façon progressive selon les caractéristiques et les avancées de chacun : une personne peut commencer par intégrer un ACI, avant de se diriger vers une EI puis un ETTI, pour ensuite intégrer un emploi classique. Food2rue se présente ainsi comme une structure de « première étape » à la réinsertion professionnelle de publics éloignés de l’emploi.
Le chantier d’insertion créé par Food2rue est dit « remobilisant », car il s’adresse à des personnes très éloignées de l’emploi. Ce type de chantier se distingue ainsi des chantiers d’insertion dits « qualifiant », qui s’adressent à des personnes qui ne sont pas assez qualifiées pour entrer sur le marché du travail.
Les femmes qui intègrent Food2rue sont adressées par Pôle Emploi. Ce sont notamment des femmes immigrées, ayant souvent une maîtrise limitée du français, qui peuvent connaître divers problèmes cumulés ou combinés de logement, de papiers, d’endettement, etc. Pour la première année de son fonctionnement (2016-2017), onze nationalités différentes ont été recensées dans l’association, sur une équipe de douze salariées en insertion.
Les femmes qui intègrent ce chantier d’insertion ne doivent pas nécessairement avoir de connaissances spécifiques en cuisine. L’unique condition est l’envie de rentrer dans un projet professionnel et de « s’en sortir », ainsi qu’une attirance pour la cuisine, même si les femmes n’ont pas nécessairement vocation à s’orienter strictement vers des métiers de restauration commerciale.
Les femmes qui s’engagent avec Food2rue signent un contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) d’une durée de douze mois, renouvelable une fois si cela est jugé bénéfique pour la personne en question. Deux personnes sont dans cette situation dans la seconde vague du chantier d’insertion, comme c’est le cas de Betty, salariée en insertion à Food2rue (Betty, 2018). Les salariées en insertion reçoivent une rémunération horaire égale au Smic. Lorsqu’elles intègrent le chantier d’insertion, elles sont formées petit à petit aux métiers de cuisinière et/ou de vendeuse (en boutique) ; M. Hauchart estime que les salariées de Food2rue deviennent plus autonomes au bout d’environ trois mois.
L’incubateur culinaire d’insertion est présenté comme un outil professionnel, ouvert sur le monde extérieur et en contact direct avec les clients du comptoir de restauration ou en boutique [Figure 3] ; il est aussi présenté comme un dispositif professionnalisant, par la formation aux gestes et postures liés à l’activité de cuisine. Le but du chantier d’insertion est que les salariées puissent construire un projet professionnel ou qu’elles soient accompagnées dans la réalisation de celui-ci si elles dis-posent déjà d’un projet en arrivant. Le chantier d’insertion est conçu comme une étape dans le par-cours d’insertion sociale et le retour à l’emploi. La circulaire DGEFP n°2008-21 du 10 décembre 2008 relative aux nouvelles modalités de conventionnement des structures de l’insertion par l’activité économique fixe un objectif de sortie dynamique de 60 % pour les SIAE, cette « sortie dynamique » couvrant théoriquement les sorties vers l’emploi « durable » (notamment CDI, CDD ou mission d’intérim de plus de six mois), les sorties vers « un emploi de transition », (notamment CDD ou mission d’intérim de moins de six mois) et les sorties positives (notamment les formations pré-qualifiantes ou qualifiantes ou l’embauche dans une autre SIAE). La part de chaque type de sortie dépend de la nature de la SIAE, et les taux de sorties positives seront plus élevés pour un ACI.
Trois salariées permanentes sont présentes pour encadrer les nouvelles salariées de l’association : une encadrante technique pour la partie cuisine, une autre pour la partie boutique et une conseillère en insertion professionnelle. Le dispositif a été conçu pour s’adapter aux femmes et à leurs contraintes, en particulier au niveau des horaires : ceux-ci sont souples (9h30-17h30) pour pouvoir concilier le travail et la vie de famille. Le chantier d’insertion est l’occasion de lever les premiers freins à l’emploi : barrière de la langue, logement, papiers, etc. C’est l’accompagnatrice socio-professionnelle qui est présente sur ces questions-là pour aider les femmes dans leurs démarches et leurs problématiques respectives.
La cuisine proposée à Food2rue est internationale puisqu’elle s’inspire des nationalités qu’elle accueille [Figure 4]. L’élaboration des recettes est réalisée par l’encadrante technique, au regard des capacités d’approvisionnement de l’association mais aussi de la saisonnalité des produits et des capacités techniques de chaque femme. Au fur et à mesure que les salariées acquièrent de l’expérience et de l’assurance, elles peuvent devenir à leur tour forces de propositions et participer à l’élaboration des recettes. Les premiers mois au sein du chantier d’insertion permettent de prendre la mesure de l’outil de travail, d’apprendre le respect des quantités et des temps de préparation, pour une pleine appropriation de l’espace de cuisine.
Le modèle économique du chantier d’insertion de Food2rue repose sur trois sources de financements : aide financière des pouvoirs publics, recettes générées par l’activité du chantier d’insertion et financements des partenaires.
La mise en place d’un ACI donne droit à des aides financières pour chaque poste créé, dont le montant est calculé en fonction du nombre de personnes salariées au sein du chantier d’insertion et de plusieurs autres critères (caractéristiques des personnes embauchées, actions et moyens d’insertion mis en œuvre, résultats constatés à la sortie du chantier d’insertion). L’exonération des charges sociales fait partie de cette aide. À Food2rue, le montant de l’aide est estimé à 15 000 € par personne et par an (au prorata du taux de présence) et couvre 92 % du salaire d’un salarié (d’autres dépenses comme l’abonnement pour les transports en commun ou le paiement d’une mutuelle sont à la charge du chantier d’insertion). Ces aides sont versées par l’Agence de services et de paiements (ASP), pour le compte du ministère du Travail.
Les ACI appartiennent au champ de l’économie sociale et solidaire (ESS), ils ne doivent donc pas créer de distorsion de concurrence avec d’autres structures du même secteur d’activité ne bénéficiant pas d’aides octroyées par l’État. Ils produisent des biens et services qui peuvent être vendus si la commercialisation participe à la réalisation et au développement des activités d’insertion sociale et professionnelle des salariés. Cependant, l’État a fixé la part des recettes tirées de la commercialisation des biens et services pro-duits à au plus 30 % des charges liées aux activités des ACI (Article 2 du décret n° 2005-1085 du 31 août 2005 relatif aux conditions de conventionnement des ateliers et chantiers d’insertion). Food2rue estime être proche de ce seuil et réaliser environ 30 % de ses recettes grâce à l’activité du chantier d’insertion. Sur les 70 % restants, le cofondateur de Food2rue estime que la moitié (35 %) provient des pouvoirs publics (l’aide aux postes principalement) et l’autre moitié de financements privés de la part de partenaires, des fondations notamment. Par ailleurs, et pour trois ans, Food2rue bénéficie d’un loyer modéré pour le local de « La Panaméenne », « récompense » suite au prix que l’association a remporté.
Suite à leur passage au sein du chantier d’insertion, les femmes qui ont un projet culinaire et qui souhaitent lancer une activité de cuisine de rue ont la possibilité d’intégrer la coopérative d’activité et d’emploi (CAE) de Food2rue. Définie par la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, une CAE est un regroupement économique solidaire de plusieurs entrepreneurs, qui permet à chacun de bénéficier d’un accompagnement individualisé et de services mutualisés. Un créateur d’entreprise qui intégrerait la CAE peut ainsi tester son projet tout en bénéficiant d’un cadre juridique, du statut de salarié-entrepreneur en contrat à durée indéterminée (et donc, d’une rémunération fonction du chiffre d’affaires généré) et d’une protection sociale. En contre-partie, l’entrepreneur doit reverser une partie de ses revenus pour faire fonctionner la coopérative (ceci étant décidé en amont lors du conventionne-ment). Au terme de trois ans maximum, un créateur d’entreprise a le choix entre devenir associé de la coopérative ou devenir indépendant et lancer son activité.
L’idée de la CAE de Food2rue est ainsi de permettre aux femmes qui le souhaiteraient de devenir entrepreneures dans un cadre sécurisé et collaboratif. Mais Food2rue souhaite également favoriser la mixité, et la CAE est donc ouverte à d’autres profils que les femmes qui seraient passées par le chantier d’insertion. Aujourd’hui, ce sont deux femmes en reconversion professionnelle qui l’ont intégrée et qui travaillent sur un projet de vente à emporter. La coopérative n’en est donc qu’à ses débuts, et elle devrait être réellement opérationnelle dans le courant de l’année 2018. Food2rue se fixe comme objectif l’intégration annuelle de deux à trois femmes issues du chantier d’insertion. Parmi les personnes participant à la deuxième année de fonctionnement de l’association, une au moins dit vouloir intégrer la CAE.
Food2rue a souhaité se positionner sur le secteur de la cuisine de rue, et les projets qui sont présentés au sein de la CAE doivent donc répondre à cette ambition. Il n’existe pas de définition officielle de la cuisine de rue d’un point de vue juridique, mais celle-ci peut se définir comme « la mise en vente de plats, aliments et boissons, dans la rue ou tout espace public, par des marchands ambulants ou au moyen d’aménagements extérieurs de commerces d’alimentation » (Wikipédia).
Le choix de ce secteur a été réfléchi en amont, avec la conviction de se positionner sur un secteur d’avenir et la volonté de permettre aux entrepreneures de développer une activité qui ne soit économiquement pas trop lourde à supporter et pour laquelle l’investissement initial ne représente pas un frein à l’initiative. Cela suppose que les entrepreneures aient la possibilité d’accéder à des dispositifs de microfinance, tels que ceux proposés par l’Adie (l’Association pour le développement de l’initiative économique), qui permettent à des personnes éloignées du marché du travail et du système bancaire de créer leur entreprise.
Pour répondre à la dimension « mobile » de l’activité de cuisine de rue, Food2rue a imaginé un outil de travail, le triporteur, qui permet à la fois de se déplacer, de produire et de transporter les préparations culinaires dans Paris. Celui-ci a été co-conçu par Food2rue et le Collectif Bam, un collectif et studio de design, pour être à la fois un outil de travail léger, financièrement accessible (coût d’investissement cinq à dix fois inférieur à celui d’un foodtruck) mais aussi visuellement peu impactant et plus écologique [Figure 5].
Le développement d’une microfranchise (franchise à l’échelle d’une très petite entreprise) solidaire sur la CAE est un autre concept envisagé par Food2rue (qui n’est pas encore effectif aujourd’hui, puisque la CAE n’en est encore qu’à ses débuts). Ce concept, imaginé par l’Adie, s’inspire du concept commercial classique de la franchise et permettrait à des entrepreneures de développer leur activité au sein et avec l’appui du réseau de Food2rue. Cette microfranchise pourrait s’adresser aussi bien aux entrepreneures qui seraient passées par la coopérative, permettant ainsi de garder un lien fort avec elles, qu’à des entrepreneures a priori hors du dispositif mais intéressées par les actions de l’association, qui bénéficieraient alors d’un faire-savoir et d’un savoir-faire. Pour Food2rue, la microfranchise solidaire serait une façon de participer à la promotion et au développement de la cuisine de rue comme modèle d’alimentation accessible et durable.
Le seuil règlementaire des 30 % imposé aux chantiers d’insertion est tel que la capacité d’autofinancement de ces derniers est un point sensible : en effet, puisque les financements accordés par l’État sont relativement fixes (ils sont notamment fonction du nombre de personnes au sein du chantier d’insertion), le recours aux financements privés semble incontournable. Ceci est d’autant plus vrai dans un contexte de désengagement croissant de l’État en matière de financement des systèmes d’insertion (Hauchart, 2018). Une solution serait que l’État accorde un seuil plus élevé pour que les ACI puissent dépasser le seuil de 30% des recettes actuellement fixé. Sinon, un recours toujours plus fort aux financements privés sera nécessaire.
Les règles fixées par l’administration fiscale sont également vues comme contraignantes par la structure. Du fait de son statut, Food2rue est soumise à des règles strictes de non-concurrence avec d’autres acteurs privés. Plus particulièrement, en tant qu’association, Food2rue est soumise à la règle des 4P (produit, public, prix et publicité) dictée par les services fiscaux. Si un acteur économique se sent lésé et en situation de concurrence déloyale du fait de l’activité de Food2rue, il peut faire appel à l’administration fiscale pour lui demander de trancher. Celle-ci effectuera alors des contrôles et pourra appliquer des sanctions le cas échéant. Ces règles obligent Food2rue à systématiquement réfléchir aux produits commercialisés et aux conditions de commercialisation, ainsi qu’à être dans une offre de « mieux-disant ». À titre d’exemple, l’association a fait le choix de ne commercialiser que des pro-duits de petits producteurs qui sont peu ou pas représentés dans Paris, et de commercialiser des produits représentatifs d’une alimentation durable (produits issus des circuits courts et de l’agriculture locale notamment).
Le seuil règlementaire des 30 % pose également la question du développement de Food2rue. En effet, les fondateurs sont conscients que ses activités sont potentiellement génératrices de revenus, et qu’elles peuvent les amener à dépasser le seuil limite autorisé ; cette année déjà, ils sont très proches de ce seuil. Ils ont donc engagé un processus de réflexion pour imaginer quel développement serait le plus adéquat pour Food2rue, avec deux options envisagées (sans préférence pour l’une ou pour l’autre actuellement). Tout d’abord, la structure pourrait opérer un change-ment d’échelle, pour passer du chantier d’insertion à l’entreprise d’insertion. De cette manière, la SIAE, en se positionnant sur le secteur marchand, pourrait devenir légalement concurrentielle et n’aurait plus à respecter le seuil des 30%. Cette option aurait des conséquences importantes sur le fonctionnement de Food2rue : changement probable du statut (SARL, Scop, SA, etc.), réduction de l’aide au poste fournie par les pouvoirs publics, public ciblé un peu différent (la « distance à l’emploi » d’une entreprise d’insertion étant de six mois à un an contre deux ans pour un chantier d’insertion). L’autre option envisagée serait l’essaimage et le développement de nouvelles activités telles que la création d’un nouveau chantier d’insertion par exemple, le financement de ces activités permettant d’abaisser les ressources propres et de repasser en-dessous du seuil fixé.
Le choix de la cuisine de rue pour les projets présentés à la CAE pose de nombreuses questions pour l’activité des futures entrepreneures. Ce secteur ne bénéficie en effet pas d’un cadre juridique propre et se positionne à la croisée de plusieurs règlementations, notamment : règles d’hygiène et de sécurité sanitaire à respecter, qui sont les mêmes que pour les restaurateurs ; règles pour les commerces ambulants concernant les permis de stationnement et de voirie, non définies pour les triporteurs mais qui laissent cependant entrevoir une plus grande liberté que pour les foodtrucks.
Face à cette absence de réglementation propre, quelle acceptation et appropriation peut-on imaginer par les élus locaux pour le développement de la cuisine de rue ? Quelle(s) forme(s) prendront les contrôles d’une activité itinérante comme celle-ci ? Comment sera géré le risque de concurrence déloyale avec les restaurateurs ? Autant de questions qui se posent et qui prendront probablement de plus en plus d’importance si la cuisine de rue vient à se développer plus fortement. La ville de Paris semble quant à elle être plutôt favorable au développement de la cuisine de rue, ce qui représente un atout pour Food2rue.
Maintenant en charge de la gestion de « La Panaméenne », Food2rue amorce une transition intéressante vers la promotion de modèles d’alimentation durables et accessibles, mais cette prise en compte accrue des enjeux de la durabilité de l’alimentation n’est pas sans poser d’autres questions. Une réflexion nouvelle est donc développée sur plusieurs aspects, notamment sur l’approvisionnement en produits locaux auprès des producteurs directement. Food2rue ne dispose en effet pas de moyens de transport et souhaite développer elle-même son système de collecte des produits alimentaires, afin d’être en mesure d’accéder aux denrées qui l’intéressent. L’association est également engagée dans une réflexion sur la démocratisation de l’alimentation, et souhaite faire en sorte que « La Panaméenne » soit un lieu mixte et accessible à tous, par exemple par l’identification des publics précaires du quartier et la mise en place de réductions lors des achats (de manière invisible).
Food2rue, bien qu’étant une structure très récente, suscite déjà un engouement fort et semble avoir toute sa place dans le paysage parisien. Grâce à sa structuration en chantier d’insertion et coopérative d’activité et d’emploi, des femmes éloignées de l’emploi peuvent construire un projet professionnel et œuvrer activement à leur réinsertion dans la société. Après un an et quelques mois d’activité seulement, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions sur l’efficacité d’un tel dispositif, mais le concept semble prometteur, et les premiers retours sont positifs. Au travers de l’appel à projet de la Ville de Paris pour une halle alimentaire dédiée à la promotion de l’alimentation durable, l’association a su concilier insertion des personnes en situation d’exclusion et durabilité de l’alimentation ; gageons que cette combinaison permettra de construire des systèmes d’insertion efficaces et inclusifs et des systèmes alimentaires durables, se renforçant mutuellement.
Auteur : Estelle Jacq
[1] Le seuil de pauvreté fixé à 50 % du revenu médian signifie qu’une personne est considérée comme pauvre si son revenu est inférieur à 50 % du revenu médian de la population française.
[2] Les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont des territoires d’intervention du ministère de la Ville, définis par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21/02/ 2014.
[3] Avant cela, l’association était sur le site des Grands Voisins, dans le 14e arrondissement de Paris également