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Les Petites Cantines ont été fondées en 2015, partant du potentiel de solidarité présent dans les relations entre voisins, mais qui tend à disparaître dans les grandes villes où l’anonymat règne souvent. Pour l’association, le repas est un prétexte de rencontres permettant, in fine, l’entraide entre habitants d’un même quartier. Le repas est également une occasion pour parler d’alimentation durable et pour s’interroger sur ses habitudes alimentaires, autre objectif de l’association.
La première Petite Cantine a été lancée en 2016 dans le quartier de Vaise, à Lyon. Puis d’autres ont rapidement vu le jour : à Perrache, à Paul Santy et bientôt à Félix Faure. Mais aussi à Lille et à Strasbourg. D’autres sont en projet : à Annecy, Oullins, Metz et Paris. Le principe est le suivant : créer un lieu où les habitants du quartier peuvent venir cuisiner chaque matin et manger ensemble le midi et le soir, à prix libres. Le menu (unique) est décidé soit une semaine à l’avance, soit chaque matin, selon les produits disponibles à la cantine, en coordination avec les personnes venues cuisiner et la maîtresse ou le maître de maison. Il ou elle est un personnage central dans l’association puisqu’il ou elle veille au bon fonctionnement du lieu, du point de vue de l’approvisionnement, de la cuisine et, surtout, de la convivialité. À Vaise et à Perrache, deux maîtresses de maison se relaient pour assurer le service du midi et du soir, et elles sont assistées de deux personnes employées en service civique. Le projet des Petites Cantines est innovant pour deux raisons. Premièrement, ces cantines proposent des repas à prix libres, afin que tout type de public puisse venir. Elles sont autofinancées à 80 % et les maîtresses et maîtres de maison sont salariés. Il n’y a pas de bénévolat à proprement parler, ce qui valorise les convives comme acteurs du repas. Tout le monde cuisine et tout le monde mange de la même manière, sans aucune distinction. On est donc dans une forme hybride entre association et restaurant privé. Deuxièmement, elles combinent une forte exigence sociale et environnementale. Même s’il apparaît que c’est au prix d’une grande charge mentale pour les maîtresses et maîtres de mai-son (en l’occurrence, quatre maîtresses de mai-son dans les deux études de cas présentées) qui doivent concilier un approvisionnement durable mais peu cher (activité très chronophage, voire stressante), à un grand sens du relationnel pour accompagner et rejoindre chaque convive là où il en est dans son rapport à l’alimentation et dans sa sociabilité.
Lutter contre la précarité relationnelle et créer de la mixité sociale
Le premier objectif des Petites Cantines est de faire du repas un prétexte pour nouer des liens sociaux. Elles représentent un véritable lieu de convivialité et permettent à beaucoup de personnes isolées ou repliées sur elles-mêmes de s’ouvrir. Elles permettent aussi à des personnes ne travaillant pas, ou plus, de garder un rythme de vie, des contacts sociaux, de continuer à prendre du plaisir dans des activités simples comme la cuisine ou le repas et d’être reconnues dans ce qu’elles ont fait puisque chaque personne est mise à l’honneur au fur et à mesure que les plats arrivent à table. La dimension collective du projet est importante, tout le monde cuisine et mange ensemble sur une grande table. Dans une enquête menée en 2018 par Les Petites Cantines, 78 % des répondants déclarent avoir développé un sentiment d’appartenance à la communauté des Petites Cantines (Les Petites Cantines, 2019). Par ailleurs, 55 % des convives interrogés déclarent avoir mené des actions de lien social depuis leur adhésion aux Petites Cantines, que ce soit en organisant davantage de repas avec leur famille, en s’engageant dans une association ou encore en prenant l’initiative de rencontrer leurs voisins. Le projet permet ainsi aux convives réguliers de se réinsérer dans un tissu social plus large.
Elles ont aussi un rôle d’apprentissage pour cuisiner, manger sainement et vivre en collectivité. Il existe des règles strictes sur le respect inter-personnel, contre les discriminations, et un réel accompagnement de chaque convive pour qu’il ou elle s’implique dans la préparation du repas, le débarrassage et la vaisselle. La mixité sociale est également un élément clé du projet. Selon le lieu où est installée une Petite Cantine, la mixité sociale est plus ou moins assurée. Elle est en tout cas réelle concernant l’âge, le sexe et le niveau de vie. Il y a en revanche peu de personnes qui travaillent à plein temps, puisque les temps et for-mat du repas tiennent difficilement sur une pause déjeuner d’une heure. Mais c’est aussi une caractéristique intéressante du projet : le midi, le lieu est majoritairement fréquenté par des personnes qui ne travaillent pas pour diverses raisons (marginalisées socialement, en reconversion professionnelle, au chômage, en burn out, retraitées, etc.) et qui sont souvent peu valorisées dans une société dans laquelle le travail prend une place centrale.
Néanmoins, selon que le repas ait lieu pour le déjeuner, le dîner ou le brunch dominical, ce ne sont pas forcément les mêmes profils qui viennent aux Petites Cantines. Pour schématiser, les familles viennent le week-end, les cadres le soir et les personnes n’ayant pas d’activité professionnelle le midi. C’est toutefois à nuancer car les maîtresses de maison essaient réellement d’encourager les personnes dites « inactives » à participer aux soirées à thème (qui permettent d’ailleurs de valoriser des origines ethniques particulières) et parce qu’il peut y avoir toutes les catégories sociales au sein des personnes ne travaillant pas.
L’équilibre financier et la disposition des convives à payer dans le cadre d’un projet social
La mixité sociale est à la fois un objectif et une contrainte fondamentale pour assurer la pérennité du modèle économique des Petites Cantines. Contrairement à d’autres associations du même type, comme Food2rue par exemple [1], Les Petites Cantines ne perçoivent quasiment pas de subventions publiques. C’est donc aux convives de financer l’association et ses « prestations » à travers le paiement du repas et d’une cotisation. Le repas est à prix libre afin de n’exclure personne et de créer de la solidarité entre ceux qui peuvent donner plus que le prix d’équilibre et ceux qui ne peuvent donner que quelques euros. Tous sont en tout cas informés du prix d’équilibre, 12,50 euros, et une affiche, collée près de la caisse, en explique le mode de calcul. Les convives choisissent ensuite librement ce qu’ils peuvent et souhaitent donner (Figure 1).
Mais Les Petites Cantines ont des difficultés à trouver l’équilibre financièrement, pour plusieurs raisons. D’abord parce que beaucoup de convives n’ont pas les moyens de payer 12,50 euros, surtout lorsqu’ils y mangent souvent. Ensuite parce que ceux qui donnent plus que 12,50 euros ne sont pas suffisamment nombreux. Par ailleurs, le for-mat des repas, pris dans une ambiance conviviale où tout le monde met la main à la pâte, tend à masquer la prestation de restauration et rend les personnes moins disposées à payer 12,50 euros pour ce qu’ils estiment être un repas « simple » auquel ils ont contribué en nature. Pourtant, les repas sont souvent très goûteux, composés d’une entrée, d’un plat et d’un dessert, et il est presque toujours possible de se resservir (contrairement à un repas pris dans un restaurant). La sous- estimation du coût du repas est d’autant plus flagrante pour certaines soirées à thème, type pizza, burger ou raclette, à l’occasion desquelles beaucoup donnent 5 euros, en pensant que ce sont des plats peu onéreux, alors que les produits cuisinés sont souvent de très bonne qualité. Enfin, les volumes cuisinés (pour quarante personnes maximum) empêchent de réelles économies d’échelle, contrairement par exemple à celles réalisées par l’association Food2rue, qui peut servir jusqu’à deux cents personnes par repas. La question du prix est donc très épineuse et souvent l’occasion de moments de gêne pour les maîtresses de maison, qui doivent expliquer ce qu’est le prix d’équilibre, sans mettre la pression aux convives pour n’exclure aucune population et ne pas dénaturer le concept.
Par ailleurs, le format « associatif » tend à faire penser aux personnes qu’il s’agit de bénévolat de la part de la maîtresse de maison, alors que celle-ci est salariée. Certains convives peuvent ne pas se rendre compte que même s’ils ont aidé à cuisiner, ils ont été accompagnés pour le faire. Et cet accompagnement a un coût.
Si le travail associatif est en général un travail caché, c’est encore plus le cas aux Petites Cantines, du fait que ce sont très majoritaire-ment des femmes qui sont maîtresses de maison ou en service civique. Les compétences déployées relèvent largement de caractéristiques considérées comme « typiquement féminines » (sens du relationnel, patience, douceur, polyvalence), et sont donc insuffisamment valorisées, car souvent considérées comme « naturelles ». La charge mentale et émotionnelle reposant sur elles tend à être sous-estimée, certains considérant même que leur travail est plutôt « sympathique » puisque consistant « seulement » à cuisiner et manger en papotant. Au-delà du problème éthique que pose le fait de retomber dans une division du travail genrée et dévalorisée, c’est aussi un problème eu égard aux répercussions sur l’équilibre économique du projet. En effet, beaucoup de personnes donnent moins que le prix d’équilibre, ne se rendant pas compte de tout le travail fait dans l’ombre par les maîtresses de maison pour que tout se passe bien. Leur rôle consistant justement à ce que leur importance ne se voit pas, puisqu’il s’agit de fluidifier les échanges et de développer un fonctionnement en cuisine le plus horizontal possible.
Les Petites Cantines doivent ainsi utiliser diverses stratégies pour pouvoir s’autofinancer : soirées à thème pour attirer un public plus aisé ; privatisation du lieu pour des repas d’entre-prises ou des cours de cuisine ; vente des restes sur Toogoodtogo ; etc. En ce qui concerne la cantine de Vaise, située dans un quartier moins animé, la moindre fréquentation vient aggraver la difficile équation financière.
Un approvisionnement parcellaire, chronophage et sous contrainte budgétaire
L’approvisionnement des Petites Cantines est à la charge de la maîtresse de maison, souveraine sur les produits utilisés et les modes d’achat privilégiés, même si la consigne générale est qu’il doit s’agir majoritairement de produits durables. Les Petites Cantines de Vaise et Perrache s’approvisionnent en légumes chez un maraîcher et avec les invendus de La Vie Claire (magasin bio), complétés par des produits achetés à Biocoop et dans un magasin de vrac. Pour les denrées vraiment très chères en bio, ou pour les courses de dernière minute, des achats sont également effectués dans une grande surface conventionnelle. L’approvisionnement est durable car majoritairement en bio, de saison, avec peu de produits animaux, très territorialisé au sein du quartier et du département, constitué majoritairement de produits bruts, avec peu d’emballages. Il n’y a pas de gaspillage (les restes sont donnés, réutilisés ou vendus sur Toogoodtogo) et très peu de déchets sont générés (les déchets végétaux sont compostés).
Mais cette approche durable, avec un budget très serré, représente un véritable casse-tête pour les maîtresses de maison qui doivent arbitrer entre différents critères de durabilité, le prix et la quantité des aliments, tout en faisant des économies d’échelle. Par ailleurs, la parcellisation de l’approvisionnement, du fait du grand nombre de points d’achat, est très chronophage en travail administratif et déplacements. Sans parler des normes d’hygiène, trop exigeantes pour qu’il soit possible de congeler les aliments, ce qui impose une gestion des stocks à flux tendu.
Apprendre à manger durable ?
Un autre objectif important est d’influencer les habitudes alimentaires des convives pour les amener à manger de manière plus durable et plus saine, y compris chez eux. La littérature sociologique sur les pratiques alimentaires tend à montrer qu’il est très difficile de changer ces habitudes à long terme et qu’elles ne sont pas seulement déterminées par la volonté individuelle (Lahlou, 2005), l’accessibilité financière des produits et le niveau d’information des consommateurs (ATD Quart monde, 2014). La manière de s’alimenter est aussi liée à des contraintes organisationnelles, à des habitudes, à des facteurs psychologiques et à des facteurs sociaux. Enfin, l’accompagnement de publics précaires vers une autre alimentation doit se faire sans les stigmatiser et sans les enfer-mer dans une relation de dépendance. Comment Les Petites Cantines naviguent-elles entre ces différentes contraintes ?
Si d’après l’étude d’impact réalisée en 2018, 71 % des répondants déclarent prendre plus de plaisir à manger depuis leur adhésion à l’association, et si 59 % déclarent avoir modifié leur consommation alimentaire (Les Petites Cantines, 2019), les réponses des convives sont souvent évasives en face-à-face sur ce sujet. Ils sont certes très satisfaits des plats servis, apprennent de nouvelles recettes, à cuisiner de saison et découvrent de nouveaux aliments. Mais finale-ment, peu les achètent et les cuisinent réellement de retour chez eux.
Il faut dire que Les Petites Cantines ont peu d’impact sur les contraintes organisationnelles des convives et ne sont pas là pour les accompagner dans une réflexion sur l’aménagement de leur temps et de leur lieu de vie. En revanche, les maîtresses de maison profitent de la dimension collective du repas pour entamer des discussions sur le sujet et créer des convergences de groupe dès que le sujet de l’alimentation arrive sur la table, ce qui conduit progressivement à faire évoluer les normes et valeurs auxquelles chaque convive se réfère quant à l’alimentation. Par exemple, quand un convive propose un menu carné ou fait une réflexion sur la quantité de légumes mangée aux Petites Cantines, ou encore lorsqu’il s’interroge sur les protéines végétales, les maîtresses de maison lui répondent toujours avec beaucoup de bienveillance et de pédagogie.
L’équipe des Petites Cantines est elle-même assez ambivalente sur cet objectif de changement des habitudes alimentaires, très ambitieux, mais moins prioritaire que la dimension d’inclusion sociale, et donc difficilement atteignable. Tout d’abord, les maîtresses de maison ont conscience que certaines personnes pourraient ne pas venir aux Petites Cantines parce qu’on y mangerait trop de légumes, ou venir cuisiner mais ne pas manger, ou avoir peur de ne pas être rassasiées à la fin du repas. Certains plats ont d’ailleurs plus de succès que d’autres, et sont sans surprise des plats carnés ou moins équilibrés. Enfin, on peut aussi imaginer que ceux qui viennent régulièrement vont justement considérer qu’ils mangent équilibré grâce aux Petites Cantines et peuvent se permettre en rentrant chez eux de manger moins sainement.
Malgré tout, Les Petites Cantines sont une formidable opportunité de faire de la pédagogie sur l’alimentation durable (récupération d’invendus, achat de produits en vrac, locaux, bio, de saison et avec peu de produits carnés), sur les légumes d’hiver, sur les protéines végétales, etc., et donnent l’occasion d’autant de moments au cours desquels la préparation du repas est mutualisée pour consommer collectivement des produits durables. Ceux qui viennent très régulièrement depuis longtemps développent d’ailleurs souvent de nouveaux goûts alimentaires, à force de goûter plusieurs fois un produit, d’utiliser des épices, etc.
Un accompagnement genré au manger durable en collectif
Comme explicité précédemment, il y a beaucoup plus de maîtresses de maison que de maîtres de maison. Rien d’étonnant à ce que ce métier attire plus de femmes, étant donné la coloration genrée des qualités et missions attendues : un travail dans une association, avec une part d’accompagnement social et de care, lié à l’alimentation, et avec une composante environnementale.
La charge mentale et émotionnelle associée au poste de maîtresse de maison est donc très importante : faire en sorte que tout le monde se sente bien, réorienter les conversations pour inclure tout le monde ou éviter les sujets qui fâchent, être patiente avec les convives qui ont des difficultés à effectuer leur tâche dans la préparation du repas, répondre à de multiples sollicitations, gérer les stocks avec un budget serré, les tâches administratives et financières, etc. Bref, avoir les oreilles grandes ouvertes, les yeux qui regardent par-tout et toujours le sourire aux lèvres. Un rôle qui pourrait faire penser à celui d’une mère au foyer traditionnelle, mais sans droit à l’erreur puisqu’il y a un côté commercial et un grand objectif social. De 9 h 30 à 15 h, les maîtresses de maison doivent donc prendre sur elles (même si elles apprennent aussi à faire part de leur ressenti de manière bienveillante et que les convives ne sont jamais infantilisés) et finissent la journée de travail exténuées.
Par ailleurs, le fait que les maîtresses de maison et personnes employées en service civique soient souvent des jeunes femmes peut rendre le respect de règles encore plus compliqué, alors que celui-ci est nécessaire dans le partage des rôles et le rappel du cadre commun. Il peut être plus difficile pour elles de se faire respecter, de mettre une distance, d’éviter le comportement tactile de certains hommes, etc. Elles ont pour la plu-part développé des techniques pour recadrer des convives qui les mettraient mal à l’aise dans leurs remarques ou comportements déplacés et sont très solidaires entre elles. Mais ces techniques et cette solidarité, qui s’apprennent par l’expérience et selon la sensibilité des unes et des autres, ne peuvent être garanties dans toutes Les Petites Cantines.
Vision et rôle du réseau national des Petites Cantines
Au-delà de chaque Petite Cantine indépendante, il existe un réseau national qui coordonne et accompagne leurs activités, au sein duquel travaillent notamment les fondateurs. Ce réseau structure et renforce le fonctionnement des cantines existantes, contribue à leur rayonnement, fait du lien entre chacune d’elles, accompagne les projets d’essaimage sur tout le territoire et délivre des formations aux porteurs de projet qui souhaitent ouvrir une Petite Cantine dans leur ville : formations sur les questions administratives, financières, d’alimentation responsable, de ressources humaines, de relationnel, etc.
Le modèle économique du réseau national est différent de celui des Petites Cantines indépendantes, puisqu’il repose sur du mécénat et sur la facturation de prestations de services aux Petites Cantines qui se montent et sont accompagnées par le réseau. Par ailleurs, il n’y a pas réellement de relations de hiérarchie entre le réseau national et chaque Petite Cantine. Ces dernières disposent d’une forte autonomie, tant qu’elles respectent les grands principes généraux qui font l’ADN de l’association. La gouvernance de l’association est partagée (Figure 2) entre des organes décisionnaires (l’assemblée générale, le conseil d’administration et le bureau) et un organe consultatif (le comité stratégique, composé de personnes de la société civile).
Le dispositif d’essaimage
Après une première ouverture en 2016 à Vaise, Les Petites Cantines ont rapidement essaimé dans Lyon et dans toute la France. L’essaimage vient d’initiatives individuelles, et non du réseau, qui n’impulse rien mais accompagne chaque groupe de porteurs de projet préalablement sélectionnés. Concrètement, le réseau des Petites Cantines organise chaque mois une formation de plusieurs jours durant lesquels l’« ADN » des Petites Cantines, son modèle économique et la posture des maîtresses et maîtres de maison sont décortiqués. Puis une journée d’immersion dans une Petite Cantine et une journée de débriefing sont organisées. L’objectif est de donner des outils à des porteurs de projet qui voudraient ouvrir leur propre cantine, ou même d’inspirer des personnes dans leurs projets en lien avec l’alimentation ou le lien social.
La deuxième étape consiste à monter une équipe de trois-quatre porteurs de projet dans une ville pour ouvrir une Petite Cantine et à remplir une fiche projet (qui ressemble à un appel à projets) qui permettra de juger du sérieux et de la maturité de leur démarche, en prenant en compte le modèle économique proposé, mais aussi des aspects sociaux (le projet doit notamment identifier et répondre à un besoin social dans le quartier). Enfin, la dernière étape est de trouver un local et environ 100 000 euros de budget afin de lancer le projet (coûts liés surtout aux travaux nécessaires pour équiper un local d’une cuisine aux normes), dont la somme de 15 000 euros pour payer l’accompagnement du réseau national. Pour trouver cet argent, ils sont là aussi accompagnés par le réseau et peuvent être financés par du mécénat privé, notamment des entreprises du quartier d’implantation, du crowdfunding ou des petites subventions publiques venant notamment de leur ville.
Difficultés rencontrées et obstacles au changement d’échelle
Les Petites Cantines essaiment assez rapidement sur tout le territoire. On peut néanmoins soulever quelques difficultés actuelles rencontrées par l’association ainsi que des obstacles à un changement d’échelle plus massif, du moins si celui-ci cherche bien à respecter les objectifs initiaux du projet.
La première difficulté rencontrée actuellement tient à l’objectif affiché d’être une « cantine de quartier ». En réalité, peu de convives, en particulier réguliers, viennent réellement du quartier dans lequel est implantée la Petite Cantine. Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, celle-ci doit être implantée dans un quartier animé et bien desservi par les transports en commun pour fonctionner, et il peut être difficile pour des personnes ne faisant que « passer » dans la rue de faire la démarche de rentrer dans la cuisine, dans laquelle trône une atmosphère certes conviviale, mais aussi intime. Ensuite, ce n’est pas nécessairement dans ce type de quartiers – même s’ils sont choisis pour leur mixité sociale – que la précarité relationnelle est la plus forte. Il y a donc une vraie tension entre la nécessité d’être visible et donc très fréquentée, et la nécessité d’attirer des publics isolés. Les publics qui, dans les faits, viennent à la cantine, habitent alors rarement le quartier.
Une autre difficulté tient à l’aspect logistique et financier. Il faut trouver un local dans lequel les travaux pour avoir une cuisine aux normes ne soient pas trop onéreux, et qui dispose d’un espace grand et chaleureux dans lequel manger. Surtout, le coût pour démarrer le projet est estimé à 100 000 euros, il y a donc une recherche importante de financements (privés et publics) à faire. Et rappelons ici que le modèle économique est encore fragile, avec un consentement à payer par les convives qui se situe en-dessous du prix d’équilibre.
Enfin, les Petites Cantines étant autonomes, il faut trouver des porteurs de projet et des maîtres ou maîtresses de maison très motivés et très compétents. Les porteurs de projet doivent accepter de s’impliquer bénévolement pendant au moins un an, le temps que le projet se lance et doivent être capables d’assurer différentes missions (administratives, recherche de financement, management, etc.). Le fait que les porteurs de projet doivent, en théorie, venir tous du même quartier, complique encore la lourde tâche de trouver ces personnes compétentes et motivées. Et pour les emplois de maîtres ou maîtresses de maison (qui sont souvent occupés par les porteurs de projet initiaux), il s’agit comme on l’a vu de trouver la perle rare, qui saura être très polyvalente, douée de réelles compétences relationnelles et qui accepte un faible salaire. Le nombre de personnes correspondant à ces critères est certainement très réduit dans chaque région.
Les Petites Cantines remplissent bien leur objectif social, tant elles constituent un lieu de socialisation précieux pour beaucoup de personnes isolées, et de par la grande mixité sociale qui y règne. Le pari d’inclure toutes les catégories sociales dans une activité commune – et hautement sociale comme la cuisine – fonctionne, grâce à des méthodes très efficaces de gestion du collectif et de valorisation des individualités. Cet objectif peut être en tension avec un objectif environnemental, qui peut paraître à première vue plus élitiste, mais l’approche qui en est faite, en posant dès le départ le cadre de repas durables comme préalable à la composition des menus, et en accompagnant chacun dans sa réflexion sur le sujet, permet de concilier les deux. L’atteinte de ces deux objectifs, au vu d’une contrainte financière assez serrée, dépend grandement du rôle majeur tenu par les maîtresses et maîtres de maison, même si la charge mentale qui pèse sur ce métier majoritairement féminin est à souligner pour résoudre cette équation à trois variables.
Une manière de consolider le modèle économique des Petites Cantines, dont on a vu qu’il était fragile du fait d’une trop faible disposition des convives à payer 12,50 euros, pourrait être de cuisiner un plus grand volume (en faisant davantage d’efforts sur la communication par exemple), de chercher davantage de subventions, de demander des locaux publics et/ou de chercher encore davantage à attirer des publics plus aisés. Une autre piste pourrait aussi être de mieux communiquer sur le travail salarial réalisé justifiant le montant du prix d’équilibre, même si cela s’avère difficile sans faire pression sur les convives, ayant parfois très peu de moyens.
En tout état de cause, cette question du consentement à payer, outre les réelles difficultés financières de certains convives, rejoint des réflexions plus larges déjà existantes sur le statut du travail associatif, sur la valorisation du travail des femmes et sur la valeur monétaire que l’on donne à des produits alimentaires de qualité. Dans ce même esprit, la question des modalités de l’accompagnement social à la transition alimentaire, si important pour réaliser une transition écologique ambitieuse, se pose fortement.
Auteure : Elyne Etienne
[1] Food2rue est une association visant à promouvoir l’entreprenariat de femmes éloignées de l’emploi dans des métiers de l’alimentation à travers une coopérative d’activité au sein de laquelle elles cuisinent et commercialisent des produits durables qui sont ensuite commercialisés dans un restaurant et dans une épicerie.