Accueil> Rencontres> JIPAD> JIPAD 2018 > Claire Breit-Corbière
Comme le disait déjà Voltaire dans Candide, « il faut cultiver notre jardin ». Dans une société où le consommateur est de plus en plus déconnecté de son alimentation, jardiner et produire soi-même revient au goût du jour. L’association « Au Ras du Sol » cherche à tester et à vulgariser des techniques de maraîchage accessibles tout en utilisant la matière organique locale non valorisée, afin de réduire les biodéchets et de recréer un lien au territoire, à la terre et entre les habitants.
Notre modèle de consommation et de production, qui accumule les déchets, est aujourd’hui remis profondément en cause. Plus particulièrement, les déchets organiques peuvent facilement être valorisables dans des jardins par exemple. C’est ce qu’a essayé de faire l’association « Au Ras du Sol ».
L’économie circulaire est apparue dans les années 1970, après le constat que notre modèle actuel était linéaire, basé sur trois piliers : produire, consommer, jeter (Ross-Carre, 2016). Les déchets qu’il génère et qui s’accumulent partout dans le monde, polluant sols et mers, ne rendent donc pas ce modèle durable. L’économie circulaire trans-forme ce processus en proposant un système dans lequel les produits consommés ou abîmés seraient réutilisés pour préserver le capital naturel en régulant les stocks de ressources finies, en pro-mouvant les énergies renouvelables et en maxi-misant l’utilisation des objets, repensés en vue de leur réparation ou de leur recyclage. Ces produits consommés seraient alors source de matière première, d’habitude issue de ressources rares. Alors que les matières dites « techniques » sont plutôt destinées à la réutilisation, les matières biologiques entrent dans un cycle de décomposition naturelle (Ellen MacArthur Foundation, 2015). Ce processus peut être contrôlé, par exemple, via la mise en place d’un compostage, et le produit de la dégradation être utilisé en fertilisation pour une production agricole ou des jardins nourriciers.
D’après l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), le micro-maraîchage biologique-ment intensif est « un ensemble de méthodes visant à maximiser la production maraîchère biologique sur de très petites surfaces peu ou pas mécanisées », comme un balcon, un patio ou une terrasse (Inra, 2015). Les cultures concernées sont une grande variété de légumes, racines, tubercules et herbes aromatiques. Proche de la permaculture de par la volonté d’autonomie et de développement des communautés locales, ce micro-maraîchage permet aux familles à faibles revenus, notamment dans les pays du Sud, de sécuriser leur alimentation avec des produits frais et sains (nutritifs et riches en vitamines et minéraux). En l’absence de véritable terrain, les plantes peuvent être cultivées dans des pots ou des récipients adaptés remplis de terre ou de substrat (comme par exemple des coques d’arachide, de la fibre de noix de coco ou du sable grossier). D’après la Food and Agriculture Organization (FAO), ce type de jardin est hautement productif. À titre d’exemple, un mètre carré de micro-jardin peut donner, au choix : environ 200 tomates (30 kg) par an ; 36 laitues tous les 60 jours ou 10 choux tous les 90 jours, le tout en consommant relativement peu d’eau (moins de 3 l/jour/m² ; 1 000 l d’eau/an) [Baudoin, 2010].
L’organisation « Au Ras du Sol » exploite les avantages de ces jardins productifs avec trois objectifs principaux : se nourrir sainement, jardiner avec peu de moyens et valoriser la matière organique facilement, notamment via le compostage pour optimiser l’utilisation de déchets organiques. Elle expérimente de nouvelles méthodes de valorisation de la matière organique (composteur, vermicompostage, jardin en lasagnes, méthanisation domestique, etc.) et vulgarise ces résultats pour proposer des méthodes simples et applicables dans le cadre de formations. L’association est composée de quatre salariés et d’un président et se situe dans le Périgord, entre Bordeaux et Bergerac, dans la commune de Vélines.
Plus particulièrement, Pascal Martin, coordinateur de l’association, est parti du constat que l’autonomie alimentaire des villes est faible et en baisse, et que se crée en outre une distanciation cognitive et géographique entre les consommateurs et les producteurs. Afin de redonner aux espaces urbains une capacité de production, il a décidé de valoriser la matière organique dans des jardins domestiques productifs. Ainsi, des expérimentations de micro-maraîchage sont nées en 2015, dans le cadre d’un projet innovant d’économie circulaire sur trois ans, soutenu par la fondation Daniel et Nina Carasso et en partenariat avec la Scop (société coopérative et participative) « SaluTerre », un bureau d’étude en ingénie-rie paysagère, sociale et environnementale. Les objectifs de ce projet sont, premièrement, d’expérimenter un système local d’alimentation liée à l’autoproduction (végétale et animale) dans une logique d’économie circulaire et deuxièmement, de diffuser des méthodes simples visant l’autonomie alimentaire, surtout dans les villes. Ainsi, l’as-sociation cherche à évaluer, sur un petit territoire urbain, la possibilité pour chacun de produire des légumes, à améliorer le sol et à créer du lien social et entre la nature et l’Homme.
La spécificité de ce projet est qu’il vise l’alliance de trois processus reterritorialisés et agroécologiques : récupérer la matière organique locale, la composter et enfin la réinjecter comme fertilisant dans des jardins nourriciers où des techniques permacoles sont testées et suivies.
L’ensemble du projet se déroule en plusieurs étapes, [Figure 1] : des expérimentations sont menées dans les deux jardins, leurs impacts sont évalués et validés scientifiquement, leur reproductibilité est vérifiée et enfin des fiches pédagogiques sont élaborées et diffusées.
Pendant trois ans, ces expériences sont suivies et leurs données analysées par un comité scientifique pour évaluer l’impact sur la qualité du sol, sur la biodiversité, l’optimisation de la gestion de l’eau, la production alimentaire obtenue et les flux énergétiques. Les partenaires et les collaborateurs du projet, notamment « SaluTerre », spécialisée dans les jardins partagés en ville, travaillent étroitement avec l’association pour l’élaboration de la méthodologie, le suivi du projet et des expérimentations.
Ce sont d’ailleurs deux jardiniers émérites de la Scop qui s’occupent des jardins expérimentaux, car les protocoles, relativement complexes, nécessitent de l’expérience. D’autres partenariats scientifiques sont nés avec le bureau d’étude écologique d’Emmanuel Caron, spécialisé en bio-diversité, études d’impact et recensement de la biodiversité, le bureau Rôle, pour orienter le travail, faire et analyser les mesures, Jean-Yves Allard, ingénieur retraité spécialisé en gestion de l’eau et en aquaculture et le laboratoire du LAMS (Laboratoire analyses microbiologie sols) de Claude et Lydia Bourguignon pour le travail du sol, la microbiologie des sols et la qualité des composts. Un scientifique du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en pisciculture et un écologue suivent un atelier « animal » qui combine un projet de poissons d’eau douce et une canardière. Un méthaniseur domestique a aussi été installé, mais seul le constructeur aide à suivre sa production d’énergie et sa consommation car aucun partenaire scientifique n’a pu être trouvé. Certains habitants de la commune, adhérents de l’association, ont aussi pris part au projet, notamment pour la mise en place du compostage collectif. Les expérimentations étant encore en cours et les données n’étant pas encore complètement analysées, donner des résultats chiffrés sur l’impact de ce projet est difficile. Cependant, certains impacts sur l’amélioration de la qualité du sol sont déjà mesurables, comme l’augmentation très importante de la vie biologique des sols avec les lits en lasagnes. Elle a en effet été multipliée par quatre à treize (en fonction des modalités) en une ou deux saisons. De plus, les techniques de jardinage étant permacoles, aucun intrant chimique n’est utilisé. La toxicité et la pollution sont donc limitées.
Une fois les données des expériences analysées et les impacts évalués et validés scientifiquement, des fiches pédagogiques expliquant les différentes méthodes et conseillant sur leur mise en œuvre [Figure 2] pourront être diffusées. Les particuliers pourront ainsi produire eux-mêmes dans leur jardin, sur leur terrasse ou leur balcon ou encore dans des jardins partagés.
À l’heure actuelle, la plupart des expérimentations sont avancées mais les conclusions restent à tirer. Si certaines de ces expérimentations sont prometteuses, d’autres sont à poursuivre pour mieux comprendre les processus qui opèrent.
Enfin, des conférences, des campagnes de sensibilisation et des ateliers pourront compléter ce transfert de connaissances et de savoir-faire. Éventuellement, « Au Ras du Sol » voudrait rédiger un manuel accessible à tous, similaire à celui du Jardinier sans moyen (vendu 2 €), traitant de la valorisation des restes, de la cuisine pour tous, de la préservation des ressources en eau et du maraîchage.
Une gestion de la matière organique locale, bénéfique pour l’environnement
Les villes étant des zones d’habitation et de consommation très denses, la production de déchets, notamment organiques, est, elle aussi, importante et très peu valorisée par rapport au siècle dernier. En effet, alors qu’en 1910 à Paris, 40 % des déchets alimentaires de la ville étaient valorisés vers l’agriculture ou l’élevage (déjections humaines et animales comprises), aujourd’hui, seuls 5 % le sont. La déconnexion entre zones rurales, valorisant historiquement la biomasse, et urbaines semble en cause, tout comme l’idée que de telles quantités de déchets fermentescibles seraient trop complexes à gérer et apporteraient des risques sanitaires (Guilbert et Redlingshofer, 2016).
C’est pourquoi le projet repose notamment sur la gestion de la matière organique. En effet, les biodéchets produits par les acteurs locaux sont récupérés par l’association dans un rayon de 20 km, puis transformés en compost ou bien utilisés comme matériaux de support. D’après l’Inra, le compost est « un produit stable, hygiénisé et riche en humus, résultant du mélange de résidus divers d’origine végétale ou animale, mis en fermentation lente afin d’assurer la décomposition des matières organiques, et utilisé comme engrais, amendement ou support de culture » (Lopez, 2002). Chez « Au Ras du Sol », le fumier de cheval vient, par exemple, du poney club, la sciure de la scierie, le pain dur de la boulangerie, les feuilles ramassées et les branchages de la commune ou des voisins, l’argile de la carrière et les déchets organiques d’un composteur collectif de 10 m3 servant aux habitants et à la cantine scolaire pour leurs restes alimentaires, et des toilettes sèches de l’association… Des bouteilles d’eau en plastique peuvent aussi servir de « mini-serres » et la sciure de tapis pour permettre d’étouffer les adventices et éviter tout désherbage. Tous ces matériaux sont locaux et faciles à trouver. À terme, l’association souhaite, d’une part, que les entreprises réalisent que leurs déchets ou coproduits sont valorisables, et d’autre part, que les particuliers soient capables de récupérer facile-ment ceux-ci. Un autre débouché pour la matière organique est aussi le méthaniseur domestique de 2 m3, qui permet de transformer les restes de cuisine en énergie sous forme de gaz, réutilisée pour les besoins du foyer.
À l’heure actuelle, 30 % des ordures ménagères résiduelles sont des biodéchets [1] (Schroll, 2018). Or, ces derniers sont facilement valorisables par le compostage. Le composteur de quartier mis en place par « Au Ras du Sol » encourage donc les habitants de la commune à trier leurs biodéchets ménagers dans une action commune. Les intrants non domestiques sont réutilisés intelligemment alors qu’ils n’étaient, pour la plupart, pas valorisés. Les broyats verts de la commune étaient laissés sur place, les restes alimentaires des cantines étaient jetés et le fumier du centre équestre restait sur la terre ferme, laissant l’azote être lessivé, polluant ainsi le sol et les cours d’eau. Grâce à la valorisation de ces déchets, les impacts négatifs dus à leur accumulation ont été éliminés. Le système imaginé est ainsi autonome, produisant et réutilisant sa matière organique. Claire Marsden, enseignante-chercheuse à Montpellier SupAgro, spécialiste de l’écologie et de la biochimie des sols, trouve par ailleurs cette initiative particulière-ment intéressante pour boucler le cycle de nutriments. D’après elle, à l’heure actuelle, la matière organique est massivement exportée des zones rurales vers les zones urbaines par la consommation puis par les excréments humains transférés vers la zone maritime (Marsden, 2018). Ici, la matière organique reste locale et revient au sol.
Puisque les échanges sont essentiellement locaux, le coût environnemental du transport est très réduit. De plus, les techniques étant inspirées de la permacuture, aucun intrant chimique n’est utilisé. La production repose davantage sur une exploitation de l’environnement naturel et une symbiose entre espèces.
Tous ces points en font un système de production qui tend à être durable au niveau environnemental.
Cette matière, ainsi récupérée et transformée, est utilisée dans les jardins expérimentaux créés par Pascal Martin et Franck David, lui-même paysagiste permaculteur de « SaluTerre », dans lesquels sont testées plusieurs techniques de micro-maraîchage bio et/ou permacoles. Les lits en lasagnes, tech-nique de jardinage simplifiée consistant à planter les légumes sur plusieurs couches successives de matières organiques, sont par exemple tes-tés, avec plusieurs variations d’épaisseur et de composition des couches [Figure 3]. D’autres méthodes sont essayées, comme le semis sous couvert, initialement réservé aux grandes cultures mais dans ce cas adapté au jardinage, ou encore les techniques de buttes ou les graines enrobées à l’argile. Pour chaque expérience, une parcelle témoin est associée, bien que les surfaces soient restreintes (les deux jardins font 80 m² pour plus d’une dizaine d’expérimentations). L’apport en matière organique et en eau, les quantités de légumes récoltées et la qualité du sol sont suivis.
L’eau est aussi au cœur des réflexions menées dans le cadre des expérimentations. Comment valoriser l’eau grise (eau rejetée ne venant pas des toilettes) de la maison et l’eau de pluie et les conserver sans problème (moustiques, développement d’algues) ? Des solutions innovantes sont testées : l’eau des toits des serres ruisselle et irrigue un lit en lasagnes, l’eau du foyer et l’eau de pluie sont purifiées grâce à des plantes aquatiques. L’eau peut aussi alimenter le bassin des poissons par exemple. En effet, la production animale est aussi intégrée au système, pour respecter l’équilibre mis en avant par la permaculture. Ainsi, des poules pondeuses sont élevées, des poissons d’eau douce (gardons, perches et carpes) nagent dans un ancien bassin de baignade et une canardière sera installée au-dessus du bassin pour nourrir les poissons par les déjections des canards. L’eau des poissons, riche en nutriments et en matière organique, servira par la suite de fertilisant au jardin. Le système entier est pensé pour que toutes les productions soient une part du mécanisme total et se complètent entre elles pour minimiser les intrants et les déchets. Effectivement, le seul intrant du jardin est une petite partie de la nourriture des poules. Ainsi, « rien ne se perd, tout se transforme » : Pascal Martin souhaite que l’image péjorative du déchet se transforme en l’image d’une véritable ressource valorisable (Martin, 2018).
Ces méthodes se veulent faciles à mettre en place, peu coûteuses et accessibles au plus grand nombre pour répondre, entre autres, à un enjeu d’insécurité alimentaire. Cette dernière notion se définit comme un accès insuffisant, en quantité ou en qualité, à une nourriture saine et socialement acceptable et touche aussi la France, avec 12 % de la population menacée (Hébel, 2008). La nourriture est bien disponible, mais l’accès aux points de vente et le pouvoir d’achat posent problème. Les personnes en situation d’insécurité alimentaire consomment moins de fruits et de légumes, au profit de produits denses en énergie mais pauvres en micronutriments (IUFN, 2015). De plus, l’exclusion sociale en zone urbaine peut rendre difficile l’accès à des aliments de qualité (frais et nutritionnellement intéressants) à une partie de la population (Esnouf et al., 2011). En adoptant le système de maraîchage domestique prôné par l’association, les familles en situation de précarité produiraient elles-mêmes à moindre coût, accédant ainsi à des produits frais, sains, nutritionnellement intéressants et équilibrés, puisque la production maraîchère est associée à des ateliers animaux. Les investissements financiers du projet d’« Au Ras du Sol » sont en effet très réduits. Les déchets sont presque tous donnés ou s’ils ne le sont pas, sont achetés pour une somme modique. Seul le méthaniseur a coûté 1 000 € car son installation est plus technique. Les outils de jardinage et les matériaux sont relative-ment peu chers. Pour une petite surface exploitée par une famille, très peu d’investissement devrait être nécessaire. Par exemple, pour le petit poulailler testé, comprenant quatre poules (dont deux ne pondant pas) et un coq, l’alimentation des animaux a coûté 25 € pour quatre cent vingt-huit œufs produits dans l’année. À 2 € la boîte de six œufs, une famille aurait économisé environ 120 €.
Plus globalement, ce projet vise la réappropriation de la production par les habitants des zones urbaines, notamment pour augmenter l’autonomie alimentaire des villes. Ces dernières seraient ainsi moins dépendantes d’une production relativement lointaine et méconnue. En effet, le commerce international des produits agricoles s’étant intensifié régulièrement pendant tout le XXe siècle, l’impact environnemental des flux de marchandises est devenu un levier majeur pour la durabilité des systèmes alimentaires. La dis-sociation des grandes agglomérations urbaines consommatrices de biens alimentaires et des zones rurales productrices nécessite un approvisionnement constant et complexe des villes. En France, le transport de produits agricoles et alimentaires compte 57 milliards de tonnes- kilomètres [2], soit un cinquième du trafic routier total français. La moitié de ses flux revient aux fruits et aux légumes. L’augmentation de la population urbaine, de la demande de produits diversifiés et la spécialisation des territoires ne font qu’aggraver le problème (Esnouf et al., 2011). Étant donné que plus de la moitié de l’humanité habite dans une ville aujourd’hui (United Nations, 2007), ces problèmes prennent une proportion sans précédent. En réponse à ces constats, le jardinage domestique renforcerait l’autonomie alimentaire des familles et donc des villes tout en jouant un rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique. Une étude tchèque a en effet montré que la production domestique apportant fruits, légumes et pommes de terre amenait en moyenne à une autonomie alimentaire de 33 % [3]. En parallèle, cette production diminuait les émissions de gaz à effet de serre de 42 à 92 tonnes de CO2 équivalent par personne et par an, représentant 3 à 5 % des émissions totales d’un foyer moyen tchèque (Vavraa et al., 2018). Le projet d’« Au Ras du Sol » permettrait donc aux familles de réduire leurs achats de produits transportés sur de longue distance en produisant elles-mêmes et à partir de matière organique locale une partie de leur nourriture. Ces familles renoueraient, de surcroît, des liens avec les acteurs du territoire et leurs activités.
D’autre part, la globalisation et l’intensification des échanges ont poussé les biens alimentaires vers une standardisation et une qualité sanitaire importante qui a nécessité l’émergence d’acteurs spécifiques, par définition plus éloignés du consommateur. Ainsi, les filières se sont allongées, les intermédiaires se sont multipliés et les conditions de production sont devenues méconnues. En conséquence, les consommateurs sont devenus plus anxieux, d’autant plus que les scandales comme la viande de cheval dans les lasagnes Findus en 2013, ont ponctué l’histoire de l’industrie agroalimentaire (Esnouf et al., 2011). Une double distanciation est donc observée aujourd’hui : l’une géographique, entre la zone de production et la zone de consommation de biens alimentaires, et la seconde cognitive, entre le mangeur et son aliment. Face à ce phénomène, les citoyens revendiquent le retour à une alimentation mieux maîtrisée, d’une part avec un accès à des produits sains, bon marché et frais et d’autre part avec une transparence plus importante. En outre, recréer un lien social et avec la nature semble aussi nécessaire (IUFN, 2015). Un des objectifs clés du projet d’« Au Ras du Sol » est ainsi la reconnexion entre consommateur et alimentation. Une fois les expérimentations ter-minées, Pascal Martin et Franck David espèrent toucher un public large pour convertir les habitants au maraîchage domestique afin de faciliter l’accès à une alimentation saine, fraîche et nutritionnellement intéressante (Martin, 2018 ; David, 2018). Les mangeurs seraient donc, à terme, de plus en plus liés à leur alimentation et en com-prendraient mieux la production. Mais outre l’aspect purement nourricier, ces jardins répondent aussi à la demande de lien social, d’épanouissement et de liberté, de reconnexion avec la nature, d’éducation à l’environnement et au bien-vivre alimentaire (Terres vivantes, 2017). De plus, la réutilisation des matières organiques des acteurs du territoire (collectivité, agriculteurs, entre-prises, etc.) par les citoyens pourrait recréer du lien social entre eux, ainsi qu’une certaine dynamique territoriale.
À travers ce projet qui redonne de l’autonomie aux citoyens grâce à des techniques jardinières adaptables à de petits espaces et avec peu de travail, l’association souhaite, à l’avenir, faire du jardinage et de la cuisine des éléments moteurs de l’accès à une nourriture saine, à faible coût et sans déchets. Elle veut aussi optimiser les espaces pour en faire des lieux de microproduction ; diminuer l’impact sur l’environnement en transformant les déchets en ressources ; créer une mixité d’usages pour une mixité sociale ; donner de l’importance à la coopération entre acteurs et lancer une dynamique d’économie de circuits courts basée sur l’autoproduction et la consommation pour un système alimentaire durable.
Malgré les grands avantages environnementaux, sociaux et économiques évidents de cette initiative, des limites existent.
Au niveau expérimental, le projet présente certaines limites, car bien que chaque modalité possède une parcelle témoin et soit suivie par des scientifiques compétents, les surfaces ne permettent pas d’obtenir des données suffisamment importantes pour arriver à un résultat statistique-ment valable. Cependant, le but de ces expérimentations est principalement de tester la faisabilité des méthodes de manière opérationnelle pour les vulgariser et non pas de faire de la recherche agronomique pure. La chercheuse Claire Marsden soulevait aussi d’autres problèmes, liés à l’aspect sanitaire des méthodes, comme le compostage des toilettes sèches, épandues par la suite dans les potagers. Ce genre de pratique peut, selon elle, être une source de contamination microbienne via des pathogènes humains. Cependant, les résultats des analyses du compost des toilettes d’« Au Ras du Sol » montrent que ce dernier est d’une très bonne qualité agronomique tout en étant exempt de pathogènes. La chercheuse pointe aussi du doigt les difficultés d’obtenir un compost de qualité, la qualité dépendant de nombreux facteurs comme les caractéristiques des apports organiques et l’équilibre entre eux, la fertilité des graines d’adventices présentes, la teneur en nutriments, la stabilité de la matière ou encore le rapport C/N (carbone sur azote). De même, les méthodes de compostage peuvent varier et impacter la qualité du compost obtenu.
L’évaluation économique du projet est aussi limitée car toutes les données ne sont pas encore disponibles. Les sommes investies sont par exemple connues mais non le retour sur investissement.
Les limites de ce projet se trouvent au niveau de la reproductibilité des méthodes par les habitants et de la mise en relation des différents acteurs. En effet, jardiner, récolter et cuisiner soi-même demande un changement d’habitudes important et donc difficile à adopter. Bien que le temps de travail et l’investissement soient limités, la modification profonde du rythme de vie semble être un obstacle, de même que l’effort de recherche de la matière organique à différents endroits, même si ces derniers se trouvent dans un périmètre géo-graphique restreint. Enfin, bien que les méthodes semblent vulgarisées, le sont-elles suffisamment pour convertir une personne très peu sensibilisée au maraîchage ?
D’après Pascal Martin et Franck David (Martin, 2018 ; David, 2018), la méthodologie mise en place dans ce projet sera transposable à plus grande échelle, ou du moins, à d’autres communes. Ils sont d’ailleurs en train de mettre en place à Toulouse un dispositif de récupération des broyats des jardins publics à proximité des zones de compostage existantes, à destination des particuliers.
Cependant, d’après Rastoin et Ghersi (2010), un schéma alimentaire sur de petites unités de production et artisanales inspire certes la sympathie dans un contexte de gigantisme des industries agroalimentaires, mais des inconvénients majeurs sont à souligner. Premièrement, si le modèle s’appliquait au niveau national, la productivité du travail baisserait immanquablement, menaçant la sécurité alimentaire. En effet, aujourd’hui, un agriculteur nourrit quatre-vingt-dix personnes, dont soixante-dix en France, et un employé de l’agroalimentaire approvisionne cent vingt-cinq consommateurs, cent en France. Globalement, moins de 5 % de la population des pays riches nourrissent la totalité de leurs habitants. Deuxièmement, le système alimentaire étant très ancré dans les échanges internationaux, il est l’objet d’investissements massifs. Si une baisse de la productivité et donc des exportations était à venir, alors elle serait préjudiciable, par conséquence, au développement économique et à l’emploi. Enfin, puisque les circuits courts concernent majoritaire-ment les produits plutôt bruts, le temps nécessaire à la préparation des repas serait plus important, changement inadapté à certains rythmes de vie. Le prix des produits alimentaires tendrait aussi à augmenter puisque l’économie d’échelle disparaîtrait (Rastoin et Ghersi, 2010).
Ainsi, le maraîchage domestique qui réutilise la matière organique locale non valorisée semble fournir une solution à la fois à notre modèle basé sur le dogme « produire, consommer, jeter » et à la déconnexion entre mangeur et alimentation. Les techniques innovantes promues par « Au Ras du Sol » sont accessibles financièrement, peu chronophages et faciles à mettre en place. Elles permettent, d’une part, de produire à moindre coût des produits frais et sains tout en réutilisant des biodéchets, et d’autre part, de créer du lien entre les habitants et les acteurs du territoire, la terre, l’alimentation et la cuisine.
Auteur : Claire Breit-Corbière
[1] Déchet de cuisine c’est-à-dire épluchures et restes de repas, ainsi que restes du jardin (ADEME, 2018).
[2] La tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
[3] Calculée en divisant les quantités produites par le jardin par le total des quantités consommées par le foyer.