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Travail du sol, plantation, récolte… les outils et les machines sont associés à toutes les activités agricoles. L’innovation dans ce domaine est aujourd’hui appelée à jouer un rôle levier pour adapter l’outil de travail à l’évolution des pratiques vers l’agroécologie. Dans cette optique, un collectif a mis en place une démarche originale : l’autoconstruction d’agroéquipements.
L’Atelier Paysan est né en 2009 de la rencontre en Isère de Joseph Templier, maraîcher à la ferme « Les jardins du temple » et de Fabrice Clerc, technicien à ADABio [1]. À l’image de ces espaces novateurs urbains mettant à la disposition des utilisateurs différentes ressources pour la conception-fabrication-réparation d’objets que sont les Fab-labs, l’idée se développe d’une déclinaison rurale du concept sous la forme de « Farm-lab ». Adoptant un regard critique sur le rapport des agriculteurs à l’outil de production, l’Atelier Paysan met au cœur de son action la défense et la mise en valeur des savoirs paysans.
Les membres fondateurs de l’Atelier Paysan ont émis un triple constat. D’une part, le matériel agricole est de plus en plus sophistiqué et coûteux, entraînant une augmentation des besoins en capital qui devient source d’endettement pour les agriculteurs [2] (Bournigal, 2014). D’autre part, les outils et machines actuels ne sont pas toujours adaptés aux besoins des actifs agricoles et aux systèmes de production. Enfin, les agriculteurs ne sont ni de simples producteurs de matières premières agricoles ni de simples usagers d’outils et de machines : ils inventent, adaptent, et innovent sur leurs fermes, mais de façon généralement isolée.
À partir de ce constat, l’Atelier Paysan revendique un engagement politique et social fort. Il considère en effet que la technique n’est pas neutre, affirmant que « la technologie est un enjeu de pouvoir » et que « le collectif de l’Atelier Paysan souhaite ici et maintenant avoir prise sur ces choix techniques ». En collaboration avec le Pôle InPACT [3], l’Atelier Paysan publie en 2016 un plaidoyer pour une « souveraineté technologique des paysans » qui dénonce « la fuite en avant technologique du machinisme agricole » (InPACT, 2016) et déplore le manque d’intérêt porté à « l’outil adapté » au sein du plan « Agriculture et Innovation 2025 » du ministère de l’Agriculture. Ce collectif met ainsi l’accent sur la nécessité d’articuler recherche, innovation et connaissances en agroéquipements avec les pratiques paysannes, pour mieux concevoir et fabriquer le matériel agricole.
Dans ce plaidoyer, l’Atelier Paysan défend également la perspective d’agir pour l’autonomie des paysans. Ce texte vise ainsi à « interpeler largement sur ce qui est à l’œuvre aujourd’hui en agriculture : des choix techniques largement dirigés et contraints, loin d’être toujours au service de l’autonomie des paysans [4] ». Il dénonce une dépendance croissante à l’égard des moyens de production qui échapperaient à l’exploitant agricole, entraînant ainsi une perte de connaissances, de compétences, de résilience et donc a fortiori d’autonomie.
Pour l’Atelier Paysan, cette quête d’autonomie paysanne passe par une réappropriation de la technique, c’est-à-dire des savoirs et des savoir-faire techniques, afin d’être en mesure de conserver la maîtrise des technologies agricoles (conception mais aussi réparation et adaptation) et un sens critique vis-à-vis de celles-ci. Il dénonce la surreprésentation des technologies high-tech, notamment celles du numérique et de la robotique, qui ont tendance à renforcer l’éloignement des paysans de la terre. Face à des options techno-centrées complexes et difficilement réparables, l’intérêt du low-tech accessible financièrement apparaît de plus « très cohérent avec la période de raréfaction des ressources, de nécessité de réemploi, de réutilisation » (Cardinael, 2017).
L’Atelier Paysan insiste en outre sur la dimension nécessairement collective de la technique : les « choix techniques doivent être faits avec, par et pour les agriculteurs, et [que] la technique doit être investie collectivement pour se mettre au service de ceux qui l’utilisent [5] ». Ses membres misent sur l’action collective afin de mutualiser et enrichir les savoirs et que chacun puisse accéder à des ressources techniques pour « s’engager sur le chemin de l’agroécologie » (Atelier Paysan, 2016). Il met ainsi le collectif au cœur de la chaîne de production de connaissances et de leur diffusion.
L’Atelier Paysan soutient enfin l’idée que les savoirs générés par ces réseaux sont des « communs ». Cette notion, remise sur le devant de la scène par les travaux d’Elinor Ostrom, alimente aujourd’hui la réflexion de nombreux mouvements relevant de l’économie sociale et solidaire. En effet, l’approche développée par Elinor Ostrom ne considère pas les communs de manière isolée, mais dans leur relation avec les groupes sociaux qui participent à leur production ou à leur maintien. Ce qui caractérise les communs n’est pas donc uniquement le fait que ce soient des ressources « ouvertes » – ou non exclusives –, mais également le fait qu’ils relèvent d’une gestion collective via un agencement social spécifique de règles permettant le partage et la préservation de la ressource (Le Crosnier, 2012). Pour l’Atelier Paysan, les savoirs paysans sont des ressources immatérielles à partager et gérer collectivement de manière libre (ADABio et ITAB, 2011).
Un temps sous statut associatif, l’Atelier Paysan est devenu en 2014 une société coopérative à intérêt collectif (Scic) d’aide à l’autoconstruction d’agroéquipements adaptés aux pratiques techniques et culturales de l’agriculture biologique. Ses statuts justifient ainsi « le développement d’une organisation collective dédiée à l’auto-construction agricole permettant de défricher profondément une thématique injustement délaissée : l’outil de production agricole approprié » (Atelier Paysan, 2015).
La coopérative compte aujourd’hui une quinzaine de salariés. Ses orientations sont définies par l’assemblée des associés qui regroupe six catégories de sociétaires réparties en quatre collèges de vote [6]. « Les différents collèges intégrant des paysans détiennent près de 70 % des droits de vote [7]. » Pour chaque catégorie de sociétaires, des conditions spécifiques d’adhésion (nombre de parts sociales) ont été fixées. La coopérative entend faire de son activité un modèle socioéconomique porteur de sens, en cherchant à équilibrer sa recherche d’autonomie financière et le recours au soutien public pour ce qu’elle considère être sa contribution à l’intérêt général. À sa création, les sociétaires ont souhaité contenir la part des financements publics à 40 % du volume financier global, en diversifiant leurs sources d’autofinancement [Figure 1]. Ce dernier est assuré pour plus de la moitié (60 %) par l’activité marchande de la coopérative [8].
Pour donner aux paysans les moyens de leur autonomie, deux modes d’intervention sont mis en œuvre. D’une part, le développement d’un réseau physique plurilocalisé d’échanges et de recensement de savoir-faire entre paysans- bricoleurs-inventeurs via notamment l’organisation de chantiers et de formations à la ferme. D’autre part, l’animation d’une plateforme en ligne de coopération et de partage servant à diffuser des guides, des plans de construction et des tutoriels d’innovation ainsi qu’à faciliter les discussions et les retours d’expérience (forum). Au démarrage plutôt centrée sur les outils et machines adaptés pour le maraîchage, la coopérative investit aujourd’hui une grande diversité de thématiques (élevage, viticulture, arboriculture, activités de transformation ou encore architecture des bâtiments agricoles).
Le passage à l’autoconstruction faisant appel à un ensemble de savoirs (connaissance théorique) et de savoir-faire (expertise pratique et technique), ceux-ci se retrouvent au cœur du projet de la coopérative. Cet aspect particulièrement original de son activité consiste en la recherche collective et le développement participatif de solutions techniques, adaptées à l’usage, qui sont mises à la disposition de tous.
Les formations de l’Atelier Paysan sont généralement organisées à l’échelle d’un petit groupe (huit à douze personnes) accueilli sur une ferme pour une période allant de un à cinq jours. Dans le cas de la formation « prototypage du rouleau FACA », un rouleau hacheur utilisé pour gérer l’enherbement et l’écrasement des engrais verts en viticulture [Figure 2], l’objectif est d’intégrer les viticulteurs dans la réflexion sur la conception d’un équipement adapté à l’itinéraire technique de leur exploitation [9] (par exemple l’espace de l’inter-rang entre les vignes pour le passage du rouleau).
Mêlant apports théoriques et travaux pratiques, la formation vise également à transmettre des compétences sur le travail des métaux, l’organisation d’un atelier de bricolage et la lecture de plans. Avant le démarrage de la formation, les plans du rouleau avec la nomenclature détaillée et les différentes coupes de l’équipement sont envoyés aux stagiaires. Un préambule indique alors : « Vous allez devoir l’adapter, le régler, le modifier pour l’ajuster à votre projet agronomique, vos itinéraires techniques, vos conditions pédoclimatiques ». Le but assumé ne consiste donc pas à équiper les stagiaires d’un outil réglé clé en main mais de réaliser un processus de recherche et développement (R&D) collaboratif, encadré par un formateur, référent technique. Ces formations ont également pour objectif de décomplexifier le bricolage et démystifier le machinisme agricole grâce à l’apprentissage des trois opérations clés que sont la découpe, le perçage et la soudure.
Pour participer aux formations, aucun prérequis en matière de bricolage n’est demandé et il n’est pas obligatoire d’être certifié AB. Le coût de la formation – 500 euros – est pris en charge totalement ou partiellement par les organismes de formation (VIVEA, FAFSEA, Pôle Emploi), tandis que les stagiaires désireux de repartir avec l’outil support des travaux pratiques prennent en charge les coûts d’approvisionnement en matériaux, accessoires et consommables. Pour le rouleau FACA, les prix peuvent varier entre 700 et 1 200 euros hors taxes en fonction de la largeur et de la présence de roues de terrage (Templier, 2018). Ainsi, un rouleau de 1,60 mètre de large avec deux roues de jauge coûtera 1 200 euros tandis que dans le commerce, un rouleau aux fonctions principales équivalentes pour une largeur de 2 mètres coûte environ 15 000 euros [10].
L’autoconstruction développée par l’Atelier Paysan relève d’un processus inclusif et itératif qui met les agriculteurs au cœur de la production et de la diffusion des innovations techniques. C’est une approche que la coopérative promeut depuis 2015 en tant que chef de file d’un projet collaboratif intitulé « L’innovation par les usages, un moteur pour l’agroécologie et les dynamiques rurales » (projet USAGES) financé par le Réseau rural français. Ce projet part du principe que l’injonction d’innover ne signifie pas que toute innovation soit bonne en soi ou qu’elle ait naturellement des effets bénéfiques sur le bien-être des populations (Petit, 2015). Les processus d’innovation par l’usage proposent donc d’impliquer directement les usagers dans la démarche de conception en réponse immédiate à leurs besoins. À une solution générique et standardisée, les innovations par l’usage privilégient l’intégration de la spécificité et de la diversité.
D’après le sociologue Dominique Cardon, trois cercles d’acteurs [Figure 3] interviennent dans ces processus.
Prenons un exemple : une association de praticiens a souhaité relancer l’usage du Néo-Bucher [11], un outil utilisé pour le binage de précision, afin de l’adapter à des nouvelles attentes (confort de travail, ergonomie). La possibilité de mobiliser l’Atelier Paysan a servi de « déclic » [12] pour ce collectif de départ (ou « noyau dur ») souhaitant s’engager dans la reconception de l’outil. Au travers de l’animation d’échanges, de la mise en place d’un cahier des charges, de chantiers de prototypage, puis de tests effectués sur plusieurs fermes, une « nébuleuse de contributeurs » s’est mise en place facilitant ainsi la démarche d’expérimentation participative. L’amélioration technique qui résulte des échanges et des retours pratiques fait quant à elle intervenir les plus investis qui forment le « cercle des réformateurs ». Pour le Néo-Bucher, cette opération a consisté en l’ajout d’un ressort de suspension et d’un mancheron réglable.
Le rôle d’animateur de l’Atelier Paysan constitue donc un ressort essentiel de l’émergence d’innovations co-conçues. Au sein de la coopérative, l’aboutissement du processus passe par une validation tripartite entre le collectif paysan, l’équipe technique de R&D et l’ingénieur formateur, autour de l’outil (Sinoir, 2018). Cette validation consiste notamment à lever toutes les impasses techniques qui ne permettraient pas l’expression fonctionnelle du besoin. Elle ne présume néanmoins en rien du caractère définitif de l’outil : les limites et nouvelles adaptations en cours de réflexion sont recensées sur la page dédiée du site web.
Suivant les principes de l’ouverture et de la circulation, la libre diffusion de ces innovations est donc indispensable afin qu’ajustements et améliorations puissent être progressivement apportés par le collectif. La diffusion par l’Atelier Paysan s’effectue principalement par la publication en ligne, et le recours aux licences « creative commons », c’est-à-dire à des contrats-types facilitant la mise à disposition d’œuvres en ligne à des conditions prédéfinies. Ainsi, l’ensemble des articles, explications, photos et plans livrés sur le site sont accessibles à tous, librement diffusables et modifiables à condition de mentionner la paternité de l’Atelier Paysan et de ne pas en faire un usage commercial.
Le concept d’innovation ouverte « consacre l’idée d’une innovation sociétale » (Jean, 2011) reposant sur les principes de la coopération et de l’action collective pour créer de la valeur et des biens communs. Le modèle original centré sur l’autoconstruction permet ainsi à l’Atelier Paysan de « créer son marché » en même temps qu’il se développe. Si la coopérative connaît un succès significatif, la pérennité de son modèle et sa contribution aux communs sont mis à l’épreuve.
De manière générale, l’analyse des tendances (croissance du nombre de consultations du site, augmentation de 32 % du nombre de stagiaires participant aux formations entre 2015 et 2016, extension du panel de formations proposées ou encore exploration de nouvelles thématiques telles que le bâti et l’appropriation de l’outil au féminin) atteste du succès croissant de la coopérative. De plus, la labellisation en tant qu’organisme national à vocation agricole et rurale (ONVAR) par le ministère de l’Agriculture pour la période 2015-2020 témoigne d’une reconnaissance institutionnelle de ses travaux.
L’une des principales explications de ce succès semble provenir du gain économique lié au bricolage de matériel pour les agriculteurs. En passant de l’achat à la construction d’agroéquipements, les investissements sont divisés par deux ou trois et permettent aux agriculteurs de dégager un revenu plus important (baisse des charges de production) ou d’orienter cette marge vers d’autres investissements. Il semblerait que cet aspect financier prime sur la volonté de réappropriation de la technique pourtant au cœur du discours de la coopérative. La démarche de l’Atelier Paysan tend néanmoins à favoriser l’apprentissage et la prise de recul sur la technique. C’est une offre d’appui qui donne à gagner en compétences, en empowerment, source d’autonomie. De plus, la mise en ligne d’une carte des autoconstructeurs, les formations de groupe localisées et l’accompagnement créent du lien social autour de l’outil et facilitent le passage à l’action pour les agriculteurs. L’idée, qui peut paraître paradoxale, est que l’autonomie individuelle se renforce grâce à la coopération entre pairs. Loin de « fabriquer des électrons libres », elle « se construit à travers la reconfiguration du collectif » (Goulet, 2018). Il paraît néanmoins difficile de mesurer combien de personnes sont plus autonomes aujourd’hui grâce à l’Atelier Paysan. D’autant plus que « le manque de matériel adapté, la somme de travail à abattre seul, le manque de méthodologie mais aussi de motivation ou de temps sont autant de facteurs qui peuvent freiner l’autoconstruction chez soi » (Cardinael, 2017).
Aujourd’hui, la singularité du modèle économique de la coopérative rencontre plusieurs difficultés. D’abord, des coupes financières de la Région Auvergne-Rhône Alpes ont fait perdre à l’Atelier Paysan l’équivalent de deux postes au 1er janvier 2017. Ce tarissement du financement public est un coup dur, d’autant plus que certains fonds européens dont peut bénéficier la coopérative – tels que ceux du FEADER – sont justement conditionnés par l’octroi d’une contribution régionale ou de l’État. De plus, le principal fonds de formation professionnel agricole VIVEA a réduit de 30 % sa contribution aux formations longues à l’autoconstruction, passant ainsi sous le seuil du prix de revient des formations (Atelier Paysan, 2017) et conduisant à annuler une journée au champ dédiée au test des outils coconstruits. Enfin, du fait d’un contexte budgétaire contraint, cet organisme a en outre instauré depuis le 1er janvier 2018 un plafond annuel de prise en charge d’une formation individuelle à 2 000 euros. Ce plafonnement risque d’induire une hiérarchisation accrue des souhaits de formation des agriculteurs auprès de divers organismes. Pire, il pourrait potentiellement générer une situation de concurrence dans le secteur à un moment où l’Atelier Paysan affiche la volonté de décentraliser la démarche en appelant à l’émergence de structures locales pour prendre le relais de l’autoconstruction.
L’appauvrissement de ces sources de financement s’avère ainsi problématique. D’une part, car il conduit la coopérative à devoir faire reposer une part plus importante de son fonctionnement sur son autofinancement affecté à la diffusion des plans et tutoriels. D’autre part, il implique d’opérer des choix sur les stratégies de développement à plus ou moins court terme : se concentrer sur l’activité de R&D, contribuer à faire émerger des dynamiques locales ou bien encore s’engager dans des réseaux européens et internationaux face à des sollicitations de plus en plus importantes.
Au niveau de la section « Plans et tutoriels » de son site, l’Atelier Paysan se réfère à l’article 714 du code civil qui énonce : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. » L’enjeu pour la coopérative est de s’assurer que ces « communs » que sont les savoirs ainsi que les innovations qui en découlent circulent librement entre les usagers et ne fassent pas l’objet d’« enclosure [13] » notamment via le recours aux droits de propriété intellectuelle [14].
En l’état actuel du droit, la principale difficulté réside dans l’élaboration d’une stratégie de valorisation des savoirs et des innovations que la coopérative puisse mettre au service de ses objectifs d’accès libre et de production de communs. Le matériel diffusé en ligne relevant du droit d’auteur, celui-ci entre dans le champ d’application des licences « creative commons ». Ces dernières offrent la possibilité d’activer une clause de « viralité » [15] qui impose le partage à l’identique de l’œuvre dérivée permettant à l’Atelier Paysan de prévenir toutes tentatives de verrouillage postérieur. À l’inverse, en matière de propriété industrielle, ce principe de viralité est inopérant. La seule possibilité offerte pour « contrôler » l’utilisation d’une création technique réside dans le dépôt de brevet. Or, ce dépôt tout comme son entretien dans la durée engendre un coût conséquent (paiement d’annuités) difficile à assumer actuellement par l’Atelier Paysan.
Par ailleurs, les agroéquipements faisant l’objet d’une adaptation par les agriculteurs peuvent entrer en conflit avec les effets juridiques d’un brevet déposé sur l’outil initial, octroyant à son titulaire une exclusivité temporaire d’exploitation. C’est le cas des « étoiles de binage [16] » présentées au public lors du salon Tech and Bio à Bourg-lès-Valence en septembre 2015. La solution technique ayant été brevetée auparavant par l’entreprise allemande KULT, celle-ci a envoyé en 2016 une mise en demeure à la coopérative. Exposé au risque d’une action en justice pour contrefaçon, l’Atelier Paysan s’est mis en conformité en intégrant aux plans et tutoriels de l’outil des spécifications techniques antérieures au brevet déposé par KULT et tombées dans le domaine public en décembre 2015. Cette situation est problématique pour la coopérative, non seulement en raison des idées défendues mais également au regard des risques économiques que cela fait peser sur son activité phare, l’autoconstruction d’outils adaptés. Pour l’Atelier Paysan, « l’antériorité et le domaine public sont pour le moment la meilleure défense » (Atelier Paysan, 2017) pour contrer les modalités d’appropriation privée et diffuser librement.
Les différentes modalités de protection offertes par le brevet et le droit d’auteur posent ainsi question chez de nombreux acteurs qui se réclament des communs de la connaissance. Ceux-ci remettent en cause l’équilibre d’un système de propriété intellectuelle aux effets potentiellement bloquants pour le savoir cumulatif. Cela tient notamment au modèle d’exclusivité d’exploitation conférée aux titulaires de ces droits qui, bien que temporaire, apparaît difficilement conciliable avec l’idée que partage de connaissances et libre circulation participent d’un enrichissement collectif. Dans la lignée du modèle de développement coopératif du logiciel libre, l’Atelier Paysan interroge les modalités de gestion de l’innovation produite collectivement et cherche à inventer les moyens de garantir l’accès pour tous à la valeur qui en résulte.
L’Atelier Paysan est porteur d’une triple démarche de réappropriation de savoirs et savoir-faire, de conception collective et de diffusion d’agroéquipements en open source, qui apparaît inédite dans le domaine de l’agriculture en France. Il en découle une proposition d’innovations « frugales » qui crée de la valeur ajoutée sociétale autour de l’objet technique. Mais le projet de l’Atelier Paysan semble aujourd’hui freiné par un cadre politique et juridique limitant sa capacité à produire et gérer des communs.
Auteur : Aude Langlais
[1] Association pour le développement de l’agriculture biologique.
[2] Selon l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, l’acquisition d’agroéquipement génère en moyenne plus de 50 % des charges de structure d’une exploitation agricole.
[3] « Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale » – Plateforme associative composée du réseau CIVAM, la FADEAR, l’interAFOcG, le MIRAMAP, Terre de Liens, Solidarité Paysans, le MRJC, la fédération Accueil Paysan, Nature et Progrès et l’Atelier Paysan.
[4] https://www.latelierpaysan.org/Pour-une-histoire-critique-de-la-machine-agricole-chroniques-visuelles-2749
[5] Site Internet de l’Atelier Paysan, « Le Réseau », rubrique « Qui sommes-nous ? »
[6] (1) collège des salariés ; (2) collège des partenaires techniques, institutionnels, des organismes de développement de l’agriculture et des collectifs citoyens, dont une vingtaine de CIGALES – club des investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire ; (3) collège des associations de soutien ;(4) collège des fondateurs et paysans (https://www.latelierpay-san.org/IMG/pdf/pochette-societaire-2.pdf).
[11] Le Bucher est un porte-outil de traction animale qui a été construit dans les années 1950 en Suisse.
[12] Témoignage de Deny Fady (Hippotese) – Retour sur les ateliers d’échanges des rencontres de l’Atelier Paysan, 16-18 juin 2016, Ferme du Domaine Saint-Laurent, p. 6.
[13] Mise en clôture pour une appropriation formelle.
[14] En droit, l’expression de « propriété intellectuelle » désigne les œuvres de l’esprit recouvrant deux catégories. D’un côté, la branche de la propriété littéraire et artistique (dont notamment les droits d’auteur liés aux œuvres littéraires, musicales, etc.). D’un autre côté, la propriété industrielle qui recouvre entre autres les créations techniques (dont les inventions protégées via la délivrance d’un brevet). Plus d’informations sur : https://www.inpi.fr/fr/comprendre-la-propriete-intellectuelle/les-en-jeux-de-la-propriete-intellectuelle
[15] Principe de contamination, en vertu duquel l’adaptation de l’œuvre n’est autorisée qu’à condition qu’elle soit redistribuée sous la même licence que l’œuvre originale.
[16] Les étoiles de binage sont des accessoires pouvant être fixés sur une barre porte-outils ou une simple poutre et utilisés dans la gestion des adventices.