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Les résultats scientifiques des vingt dernières années n’offrent plus la moindre place au doute. Alors que nous nous évertuons à ranimer un modèle productiviste à l’origine de la plupart des désastres écologiques et sociaux contemporains, que nous sapons les conditions d’existence même de la plupart des vivants sur Terre en épuisant les ressources naturelles indispensables à notre activité économique, les conséquences tragiques de la sixième extinction de masse et du changement climatique se font largement ressentir (Rockstrom et al., 2015). Les prérequis historiques ayant permis jusque-là au système alimentaire industrialisé de prospérer sont tout sauf garantis pour les années à venir.
Pour affronter l’ensemble complexe des menaces auxquelles nous sommes et serons confronté.e.s, il semble tout à fait pertinent de mobiliser le concept de résilience. Employé au sein de nombreuses disciplines depuis les années 1960 (écologie, éthologie, mécanique, architecture, sociologie, psychologie, etc.), le concept rencontre un succès grandissant dans l’élaboration des stratégies de gestion des risques à toutes les échelles : intergouvernementale, nationale et territoriale (Béné et al., 2012). S’il n’est pas simple de trouver une définition consensuelle et formelle de l’expression, il est communément admis que la résilience exprime la capacité d’un système à maintenir ou retrouver ses fonctions essentielles (revenir à son état initial) après avoir été soumis à une perturbation quelconque (Walker et al., 2004).
La nécessité de développer des dispositifs d’évaluation et d’accroissement de la résilience alimentaire se fait donc de plus en plus pressante. Or, une prise de décision cohérente et efficace doit se baser sur une connaissance solide du milieu, des différentes interactions entre les agents, des hotspots, etc. Dans le cas contraire, la méconnaissance des conditions initiales provoque mécaniquement une diminution des probabilités de réussite de la politique publique. C’est dans ce cadre que l’association Les Greniers d’Abondance développe et met à disposition son calculateur de la résilience alimentaire des territoires (CRATer). CRATer est le premier outil en ligne permettant d’évaluer la résilience alimentaire d’un territoire.
Le concept de résilience alimentaire
On peut définir la résilience des systèmes alimentaires (ou résilience alimentaire) comme la capacité d’un système alimentaire et de ses éléments constitutifs à garantir la sécurité alimentaire au cours du temps, malgré des perturbations diverses et imprévues (Figure 1 ; Tendall et al., 2015). Or, d’après le Comité de la sécurité alimentaire mondiale en 2012, la sécurité alimentaire d’un territoire est assurée lorsque « tous ses habitants ont à tout moment la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (Comité de la sécurité alimentaire mondiale, 2012).
Tendal et al. (2015) distinguent ainsi quatre composantes de la résilience alimentaire :
• la capacité à résister : c’est-à-dire la capacité à retarder les effets négatifs de la perturbation sur le système alimentaire ;
• la capacité à absorber : c’est-à-dire la capacité à minimiser les effets négatifs de la perturbation sur le système alimentaire ;
• la capacité à recouvrer : C’est-à-dire la capacité à retrouver rapidement l’état initial du système alimentaire ;
• la capacité à évoluer : c’est-à-dire la capacité à tirer des leçons de la crise, à atteindre un niveau de sécurité alimentaire supérieur à celui avant la perturbation.
Pour autant, les nombreux changements qu’implique un accroissement de la résilience alimentaire peuvent donner lieu à des interprétations divergentes (entre modification profonde du système et transformations à la marge). Dans leur rapport « Vers la résilience alimentaire, faire face aux menaces globales (changement climatique, épuisement des ressources énergétiques, stérilisation des sols, etc.) à l’échelle des territoires », Les Greniers d’Abondance précisent donc le cadre conceptuel de la résilience alimentaire qu’ils retiennent (Les Greniers d’Abondance, 2019), qui est le suivant :
• Le système alimentaire actuel est intrinsèquement peu résilient : dépendant de ressources qui s’épuisent, construit pour la maximisation de la production à court terme. Il participe par ailleurs lui-même à l’aggravation des menaces précédemment décrites. La poursuite des tendances historiques ne ferait qu’accentuer sa vulnérabilité. L’objectif de résilience n’implique donc absolument pas de renforcer les structures du système alimentaire en l’état ; il nécessite au contraire sa transformation profonde.
• La résilience est un paramètre dynamique. La question n’est pas de savoir si un système alimentaire est résilient ou non, mais d’évaluer son niveau de résilience face à divers types de perturbations. Ce niveau évolue au gré des perturbations rencontrées et des réponses apportées.
• La résilience n’est pas un critère suffisant pour rendre un système alimentaire souhaitable. Il est facile d’imaginer des systèmes à la fois très résilients et socialement défaillants, reposant sur diverses formes d’inégalités et d’exploitations. La recherche d’une meilleure résilience ne se substitue pas à l’impératif de « soutenabilité », ni à un objectif éthique de justice et d’équité.
Que prendre en compte pour évaluer la résilience alimentaire d’un territoire ?
Le processus d’évaluation repose en premier lieu sur l’élaboration de critères qui permettent de caractériser les différentes dimensions du système considéré. Quelques travaux théoriques et empiriques ont déjà permis de proposer des critères pertinents de résilience des systèmes alimentaires (Servigne, 2013 ; Tendall et al., 2015). On peut par exemple citer :
• la diversité à tous les niveaux, que ce soit celle des productions, des variétés, des pratiques culturales, de la vie sauvage, des acteurs et de leurs interactions, etc. Face à des perturbations multiples et imprévisibles, une plus grande diversité rend le système plus robuste en augmentant les chances que certains maillons résistent mieux. Elle permet aussi une plus grande adaptabilité, par sélection des structures et des pratiques les plus efficaces à mesure que le contexte évolue ;
• l’autonomie du territoire, c’est-à-dire la possibilité pour les fermes de disposer localement de leurs facteurs de production, de commercialiser et transformer leurs produits sur le territoire, et pour les habitants de subvenir localement à leurs besoins de base. C’est ce que l’on entend par « reterritorialisation » ou « subsidiarité » du système alimentaire ;
• la modularité et la connectivité du système alimentaire, autrement dit son fonctionnement en unités (jardins, fermes, intercommunalités, régions, etc.) relativement autonomes mais pouvant se soutenir mutuellement. En cas de perturbation, celle-ci se propage plus difficilement et l’unité touchée peut rapidement être aidée par les unités voisines ;
• la redondance, ou le fait qu’une même fonction soit assurée par plusieurs éléments indépendants du système ;
• la cohésion des acteurs, qui facilite la solidarité, l’implication collective, les prises de décision, la flexibilité des interactions, le développement d’alternatives et l’évolution du système.
Son fonctionnement
L’application CRATer est un outil d’aide au diagnostic de la résilience alimentaire pour les territoires de France métropolitaine réalisé à partir d’une méthodologie open source, ce qui permet à n’importe qui d’observer ou d’exploiter le code source du logiciel. À partir de plusieurs bases de données comme celles d’Agreste, PARCEL, openstreet map notamment, elle permet de rechercher une commune, une région ou une ville et effectue alors un diagnostic :
• sur différentes échelles géographiques englobant cette commune (par exemple communauté de communes, département, etc.) ;
• sur les différentes composantes du système alimentaire (politique foncière, modes de production, consommation, etc.).
La synthèse présente le résultat du diagnostic sous forme d’un diagramme de type « radar » et de messages clés associés, pour les quatre composantes suivantes du système alimentaire :
• l’adéquation entre production et besoins alimentaires :
o par type de culture ;
o par type de régime alimentaire ;
• les pratiques agricoles :
o part de surface en bio ;
o le score haute valeur naturelle (HVN), qui regroupe :
- la diversité des assolements ;
- l’extensivité des pratiques ;
- la présence d’éléments paysagers à intérêt agroécologique ;
• la population agricole :
o part des actifs permanents agriculteurs ;
o leur situation économique ;
• la politique foncière :
o surface agricole utile par habitant ;
o politique d’artificialisation et rythme d’artificialisation.
CRATer fait une évaluation du niveau de résilience sur chacun de ces axes, en construisant une note sur 10. Cette note, obtenue par consolidation de différents indicateurs permet soit de situer le territoire par rapport à la France entière soit par rapport à un objectif donné.
Autonomie alimentaire et résilience alimentaire
Les dimensions de la résilience alimentaire sont donc multiples et nécessitent l’utilisation d’un ensemble complexe d’indicateurs (Figure 2). Pour autant, comme mentionné plus loin, l’outil fait l’impasse sur la plupart de ces dimensions. Par manque de données ou difficultés méthodologiques, CRATer propose une conception de la résilience alimentaire proche de celle de l’autosuffisance alimentaire, en valorisant la capacité des territoires à produire eux-mêmes la nourriture qu’ils consomment.
Pourtant, comme explicité dans la première partie, la diversité à toutes les étapes du système alimentaire (diversité des lieux de production, des variétés cultivées, des moyens de transport, des sites de distribution) est essentielle pour assurer la résilience de celui-ci.
L’importance de l’approche systémique
De nombreuses menaces pèsent sur les systèmes alimentaires. Elles induisent des risques sur l’ensemble des chaînons qui les composent, et à différentes échelles temporelles et spatiales. Chacune de ces menaces a le potentiel de dégrader durablement l’ensemble de nos systèmes, et leur combinaison pourrait provoquer des dommages encore plus importants. Ignorer l’une de ces menaces (par exemple en mettant l’accent sur le risque climatique tout en faisant l’impasse sur la stérilisation progressive des sols), c’est prendre le risque de rendre inutile l’ensemble des efforts fournis. Il en va de même en ne prêtant attention qu’à une partie des maillons du système alimentaire (transformation, production, etc.), alors qu’ils sont tous nécessaires à un fonctionnement correct du système.
Avec CRATer, Les Greniers d’Abondance développent une approche systémique qui se distingue du traitement « en silo » des enjeux de la résilience alimentaire, c’est-à-dire indépendamment les unes des autres, ou comme des objets qui n’interagissent pas entre eux. Cette approche propose un cadre d’analyse général des différentes composantes du système alimentaire, de la diversité des menaces auxquelles elles font face, et des interactions existant entre ces éléments. Cette approche est adaptée pour renforcer la cohérence des politiques publiques en matière de résilience alimentaire.
À qui s’adresse l’outil ?
Les collectivités territoriales , en particulier les communes et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), bénéficient aujourd’hui de plusieurs compétences leur permettant d’agir directement et indirectement sur chaque maillon du système alimentaire local. Parmi ces compétences, on retrouve :
• la planification et l’aménagement urbain ;
• le développement économique et agricole ;
• la collecte, la gestion et la prévention des déchets ;
• la gestion du grand cycle de l’eau ;
• l’environnement ;
• la distribution publique de l’eau potable ;
• la politique de l’assainissement ;
• le plan communal de sauvegarde ;
• enfin, la clause générale de compétence (CGC) confère une capacité d’initiative aux communes au-delà des domaines de compétences qui leur sont strictement attribués par le droit en vigueur, sur le fondement de l’intérêt territorial en la matière .
Les communes et intercommunalités occupent ainsi une position privilégiée pour concevoir et fédérer les acteurs locaux autour d’un projet territorial de résilience alimentaire .
CRATer est donc avant tout un outil de diagnostic alimentaire destiné à l’usage des collectivités territoriales, qui sont les plus à même de mettre en œuvre les transformations souhaitées.
Pour autant, d’autres acteurs peuvent se saisir des résultats et des propositions faites par l’outil, comme des associations ou des particuliers souhaitant communiquer et faire pression sur les décideurs locaux.
Le témoignage de la Métropole de Nice
En 2019, la Métropole de Nice a démarré la mise en place d’un plan alimentaire territorial (PAT) orienté autour de la question de la sécurité alimentaire, et plus particulièrement de la sécurisation des approvisionnements de la métropole. Pour Emma Nakache, qui réalise, avec une collègue, un état des lieux du système alimentaire de la Métropole, l’utilisation de l’outil devait remplir deux objectifs : « sensibiliser en interne les partenaires techniques et politiques aux problématiques de résilience alimentaire » et « utiliser les résultats pour se faire une idée de l’état du système alimentaire de Nice » (Nakache , 2021).
Mais pour la Métropole de Nice, l’utilisation de CRATer se révèle être un échec. Il se trouve que la méthodologie utilisée par l’outil ne permet pas de fournir des résultats adaptés au contexte agricole de la zone. Les données utilisées prennent correctement en compte les grands alpages en périphérie de la ville (peu productifs par unité de surface), mais pas une grande partie des zones cultivées en maraîchage (très productives par unité de surface), ce qui biaise les résultats. Ce problème méthodologique est dû à l’utilisation de bases de données open source elles aussi, qui ne permettent pas d’intégrer la totalité des exploitations du territoire de la Métropole de Nice dans le calcul.
Emma Nakache précise que l’outil devrait bien mieux convenir à d’autres territoires, mais CRATer n’est pas disponible depuis assez longtemps pour que l’on ait suffisamment de recul et de retours d’expérience sur son utilisation.
L’échelle d’analyse pertinente et la notion de résilience en question
CRATer pose donc la question de l’échelle d’analyse pertinente d’un système alimentaire. Faut-il que chaque ville / région / pays soit capable de produire elle.lui-même les denrées qu’elle.lui consomme ? Et cette autosuffisance territoriale est-elle bien à même de permettre au territoire de résister à / de se remettre d’un choc extérieur ? Il semblerait qu’une confusion persiste concernant les notions de sécurité et de résilience alimentaires, ce qui pose problème dans le choix des indicateurs à mobiliser comme de l’objectif à atteindre pour un outil tel que CRATer.
En réalité, il semble que l’autosuffisance soit plus à même de permettre au territoire de résister aux variations de prix sur les marchés internationaux, aux modifications des relations avec les pays partenaires, mais pas aux guerres ni aux risques climatiques ou parasitaires locaux par exemple. CRATer fait donc en partie le postulat d’une résilience autosuffisante, plus à même de répondre aux problématiques économiques et politiques du commerce mondial. C’est une hypothèse qu’il faut prendre en compte lors de l’utilisation de l’outil, et qui peut largement influencer la valeur des résultats qu’il propose.
L’intérêt de CRAter semble donc avant tout résider dans sa capacité à mettre en avant des résultats facilement interprétables et communiquables au grand public et aux décideurs. Comme le revendiquent Les Greniers d’Abondance, CRAter est un outil de pré-diagnostic. Il ne permet pas aux collectivités de se passer de recherches plus poussées pour connaître précisément l’état de leur territoire avant de mettre en place des politiques ciblées. La méthodologie de l’outil est vouée à être améliorée de manière à fournir des résultats de plus en plus précis et cohérents. Au-delà du problème méthodologique réside également une incertitude sur la définition des concepts de sécurité, de résilience et d’autonomie alimentaires qui ne permet pas de cerner tout à fait le choix des indicateurs utilisés par CRATer et de l’objectif qu’il propose d’atteindre. Aujourd’hui, même s’il permet aux usagers de se faire un avis sur la situation agricole de leur territoire, l’outil est avant tout un support de réflexion et de communication qui porte sur le devant de la scène et ancre dans les consciences la question de la résilience alimentaire, qui reste encore largement méconnue.
Auteur : Ange Villevieille