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N° 4/ Les villes d’Afrique subsaharienne sont-elle si dépendantes des importations alimentaires ?

Points clés de ce So What ?

 La dépendance céréalière des villes est très importante.
 Mais les céréales ne représentent que moins du tiers de la valeur économique de la consommation alimentaire des citadins.
 Les différences observées entre les villes montrent que cette dépendance n’est pas une fatalité.
 Les produits animaux, les légumineuses, légumes, fruits, huiles, condiments, boissons représentent les deux tiers du panier de la ménagère urbaine et sont très largement fournis par l’agriculture locale ou régionale.
 Les cultures « vivrières » sont devenues des cultures alimentaires commerciales.
 L’Afrique urbaine invente sa propre « modernité alimentaire », où les produits locaux ont largement leur place.

La crise des prix alimentaires internationaux en 2008 et 2010 et les émeutes « de la faim » qu’elle a provoquées dans de nombreuses villes africaines ont rappelé la dépendance alimentaire de nombre de pays du continent vis-à-vis des marchés internationaux. Entre 1961 et 2011, la part des importations dans les disponibilités alimentaires énergétiques est passée de 7 à 25 % en Afrique de l’Ouest, au Cameroun et au Tchad (graphique 1). Les disponibilités alimentaires sont la somme des quantités de la production et du solde des échanges (import moins export) diminuée des usages non alimentaires de tous les produits. Calculées pour chaque pays et chaque année, elles représentent une estimation de la quantité d’aliments disponibles pour l’alimentation humaine. Un tel constat est à l’origine des politiques de relance de la production agricole du continent. Or, si la production alimentaire par habitant a stagné entre les années 1960 et 1980, on observe un inversement de tendance depuis. Cette production est en augmentation constante depuis trente-cinq ans alors que la croissance démographique et surtout l’urbanisation sont restées rapides.

Le modèle de la consommation urbaine

Les modes de vie et de consommation des citadins et l’émergence d’une classe moyenne sont depuis longtemps considérés comme des facteurs d’extraversion et de dépendance alimentaire que la libéralisation des échanges accentuerait (Brunel, 2009). Ces constats s’appuient cependant sur une faible connaissance des consommations, des pratiques et des représentations alimentaires, très peu étudiées sur le continent. En effet, la plupart des travaux s’appuient sur l’analyse des disponibilités alimentaires nationales qui ne sont qu’une approximation des consommations et ne fournissent qu’une moyenne nationale sur la base d’une nomenclature simplifiée d’aliments. Pour combler ce déficit, le Cirad et Afristat en collaboration avec l’Agence française de développement ont entrepris de mieux caractériser les consommations alimentaires sur la base des résultats d’enquêtes sur les consommations des ménages. Il a été notamment possible de mettre en évidence les différences entre villes et campagnes.

On observe de grandes différences entre les structures de consommation des ruraux et des urbains. Ces différences s’expliquent à la fois par les modes de vie et par les revenus moyens, plus élevés en ville. La part des citadins dans la population totale et le pouvoir d’achat augmentant, on peut considérer que la consommation alimentaire en milieu urbain représente un modèle vers lequel tend la consommation des pays dans leur ensemble.

La répartition de la consommation alimentaire entre les trois grandes catégories d’aliments : produits amylacés de base, produits animaux et autres produits montre une tendance à la diversification avec l’urbanisation. Alors qu’en milieu rural ces trois catégories représentent respectivement environ 49, 22 et 29 % de la consommation alimentaire, ces proportions tendent à s’équilibrer en milieu urbain avec 37 % pour les amylacés de base, 33 % pour les produits animaux et 30 % pour les autres produits. Une telle structure permet de comprendre la moindre élasticité-prix de la consommation urbaine des céréales comparée à celle des ruraux. En ville, en cas de hausse du prix des céréales, les consommateurs ajustent d’abord la composition de la sauce en produits animaux, en légumes, en huiles, etc., avant de faire varier la consommation de céréales (Bricas, 1996).

Partout, le riz et le blé occupent en ville une place prépondérante puisque ces deux céréales représentent au moins la moitié des consommations de produits amylacés de base. Mis à part à N’Djamena (Tchad) et, dans une moindre mesure, à Bamako (Mali), les mils et sorghos apparaissent partout marginalisés de la consommation des citadins. Dans les villes des pays sahéliens continentaux, le maïs a conquis une place de choix dans la ration céréalière et les racines et tubercules viennent également diversifier la ration. Dans les villes des pays du Golfe de Guinée et au Cameroun, les racines et tubercules ainsi que le maïs perdent un peu d’importance au profit du blé, mais restent quand même largement consommés.

La part du local dans la consommation urbaine

Même si les métropoles de la région étudiée sont largement dépendantes du riz et du blé importés, on ne peut pas conclure pour autant à une marginalisation des productions locales dans les villes (graphique 2). Certes, les mils et sorghos connaissent une consommation désormais restreinte, mais le maïs, le manioc et l’igname, quasi intégralement produits localement, sont largement consommés dans de nombreuses villes. C’est le cas aussi, dans une moindre mesure, de la pomme de terre, des taros et macabos et de la banane plantain dans certaines villes (au Cameroun, en Côte-d’Ivoire ou au Sénégal). Dans les métropoles côtières du Golfe de Guinée, là où la consommation de ces amylacés est déjà ancienne et où elle se maintient, l’importance cumulée du riz et du blé ne dépasse pas la moitié de la consommation des produits amylacés de base. De plus, si le riz a acquis une place de choix, il est en partie produit localement dans certains pays.

Malheureusement, peu d’enquêtes distinguent le riz local du riz importé dans la nomenclature des aliments consommés. Les enquêtes dans les capitales des pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), toutes réalisées en 2008 et avec la même méthode, font cette distinction. Elles permettent de calculer une moyenne pondérée par la population de la structure de la consommation amylacée de cette zone économique. À eux seuls, le blé et le riz importés représentent 72 % de la valeur économique des céréales consommées et 62 % de tous les amylacés. La dépendance des villes de l’UEMOA vis-à-vis du marché international pour les produits de base est donc considérable. Il faut cependant rappeler que les céréales ne représentent qu’un tiers environ de la valeur des consommations alimentaires des citadins, ce qui relativise cette forte dépendance : la valeur des céréales importées, consommées par les citadins, dépasserait donc à peine 20 % des dépenses alimentaires totales. Cette situation cache cependant d’importantes disparités puisqu’à Bamako par exemple, blé et riz importés représentent moins du tiers de la consommation des amylacés, le riz local occupant 40 % de cette consommation. À Lomé et Cotonou, blé et riz importés ne totalisent respectivement que 41 et 44 % des amylacés, compte tenu de l’importance du maïs local (plus du tiers à Lomé et plus du quart à Cotonou) et des racines et tubercules (plus du cinquième dans les deux villes). Ces situations révèlent qu’il n’y a pas de fatalité à une domination des céréales importées dans les villes et que les métropoles sahéliennes comme côtières peuvent assurer leur alimentation de base largement à partir de produits locaux.

Concernant les autres produits, outre qu’ils sont plus consommés en ville qu’en milieu rural, ils restent très majoritairement d’origine locale, à l’exception des produits laitiers, des huiles et du sucre, dans certains pays. Mais, là encore, de nombreux exemples montrent qu’il n’y a pas de fatalité à un recours aux importations pour nourrir les villes.

La comparaison des consommations urbaines selon les quintiles de dépenses totales et la comparaison des consommations des ruraux et des urbains à même niveau de revenu révèlent les mêmes tendances. Avec l’augmentation des revenus et le mode de vie urbain, l’alimentation se diversifie, la part des produits à plus forte valeur ajoutée, des produits animaux et des fruits, augmente. Ainsi, la part des produits importés, issus des pays industrialisés, augmente légèrement, laissant cependant une large part aux produits locaux, y compris trans-formés artisanalement.

Les citadins inventent une alimentation originale, mélangeant des éléments de l’alimentation traditionnelle du village qu’ils ont « modernisés » (mawé de maïs et tous ses dérivés de Cotonou ; babenda, mélange de feuilles et farine, ou dégué de mil de Ouagadougou ; bâtons miondo ou bibolo de manioc des villes sud-camerounaises ; aloko de plantain des villes côtières, attiéké de manioc d’Abidjan) à des emprunts aux pays étrangers (pain, nems).

Cette alimentation se base aussi sur des aliments et des mets emblématiques de l’identité urbaine, innovations issues de métissages de multiples références ou véritables inventions (thiébou diène, riz au poisson et aux légumes de Dakar ; amala d’igname de Lagos, garba de manioc d’Adidjan, etc.) qui se diffusent au sein de la région. 

Pour conclure

Les villes sont largement nourries en céréales importées, riz et blé, même si plusieurs pays sont parvenus à consommer surtout leurs propres amylacés : maïs, riz, manioc, igname en particulier. Ces produits amylacés de base, sur lesquels se focalise souvent l’attention, ne représentent cependant qu’un tiers de la consommation alimentaire en valeur économique. Les produits animaux, les huiles, les fruits et légumes, les condiments et boissons sont devenus des débouchés très importants pour l’agriculture locale et la multitude de micro et petites activités agroalimentaires qui les valorisent. L’ancienne opposition, d’origine coloniale, entre cultures de rente pour l’exportation et cultures vivrières d’autoconsommation n’a aujourd’hui plus de sens. Les cultures alimentaires sont devenues des cultures commerciales, vendues non seulement vers les villes mais aussi vers un marché émergent et déjà important, le marché rural. Comme le dit Braudel à propos de l’histoire économique du XVe au XVIIIe siècle « Un certain épanouissement du marché extérieur a précédé, d’ordinaire, l’unification laborieuse du marché national ». Dans la reconquête de ce marché, encore à faire mais déjà bien engagée, l’Afrique invente aujourd’hui sa propre modernité alimentaire, à la fois similaire et différente de celle des autres continents. De nombreux exemples montrent que cette modernité alimentaire peut s’appuyer sur des ressources locales.

Méthode

Ces données sont issues du traitement de trente-six enquêtes nationales et urbaines sur la consommation des ménages (ENCM) conduites dans les pays d’Afrique de l’Ouest, au Cameroun et au Tchad entre 2001 et 2011 sur un total de plus de 230 000 ménages. Les bases de données ont été constituées soit par les instituts nationaux de statistiques (INS) qui ont collaboré à la recherche, soit par la Banque mondiale. Un important travail de codification a été réalisé pour harmoniser les nomenclatures des aliments consommés et pouvoir identifier leur origine locale ou importée.

Toutes ces enquêtes n’ont pas été effectuées la même année, avec le même objectif et avec les mêmes méthodes de recueil et de traitement des données. Leur comparaison est donc difficile, surtout entre deux années pour un même pays. Mais la juxtaposition de leurs résultats permet de dresser une image à grands traits de la consommation alimentaire et des différences observées liées à l’urbanisation et au niveau de vie économique. Par consommation est entendue la somme de l’autoproduction alimentaire des ménages, des dons et transferts non marchands reçus par le ménage et de ses achats. La définition du milieu urbain est propre à chaque pays et n’est pas harmonisée [1].

Auteurs

 Nicolas BRICAS, Cirad, UMR Moisa, Montpellier, France
 Claude TCHAMDA, Afristat, Bamako, Mali

Références

Bricas N., 1996. L’effet de la crise sur l’alimentation des populations urbaines en Afrique. In Coussy J. et Vallin J. (Eds.), Crise et population en Afrique, Paris, Ceped, Coll. Les études du Ceped, n° 13, pp. 183-207.

Brunel S., 2009. Nourrir le monde, vaincre la faim. Paris, Larousse, 285 p.

Ce policy brief reprend quelques conclusions de l’ouvrage : Bricas N., Tchamda C., Mouton F. (dir.), 2016. L’Afrique à la conquête de son marché alimentaire intérieur. Enseignements de dix ans d’enquêtes auprès des ménages d’Afrique de l’Ouest, du Cameroun et du Tchad. Paris, AFD, collection « Études de l’AFD », n° 12, 132 p.

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[1Cette étude, financée et menée en collaboration avec l’Agence française de développement (AFD), a également reçu l’appui financier de la Banque africaine de développement et de la Commission européenne au travers du projet FP7/2007-2011 n° 290693 FOODSECURE. Elle a mobilisé les instituts nationaux de statistiques du Bénin, du Cameroun, de la Côte-d’Ivoire, du Mali, de la Mauritanie, du Niger, du Sénégal, du Tchad et du Togo. Les auteurs tiennent à remercier tous les agents de ces instituts qui ont participé à cette étude, ainsi que Florence Mouton et Marie-Cécile Thirion de l’AFD, qui y ont apporté un précieux appui.