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Benjamin Beaud 

Valoriser l’urine humaine en agriculture : quel changement d’échelle ?

MOTS-CLÉS : URINE, FERTILISATION, FILIÈRE, ÉCONOMIE CIRCULAIRE

Face au dépassement de nombreuses limites planétaires qui fragilise l’avenir de nos sociétés et dans la quête d’une plus grande sobriété, nous cherchons des alternatives aux ressources non renouvelables. Le recyclage d’éléments essentiels à notre survie tels que l’azote et le phosphore est toutefois négligé. Nous retrouvons ces nutriments, qui sont nécessaires à la croissance des végétaux, dans notre alimentation et nous les excrétons majoritairement par nos urines. En France, ils sont évacués par nos canalisations, partiellement traités en station d’épuration, et une infime partie est restituée à la terre. Pourtant, la valorisation des urines humaines en agriculture est une pratique multimillénaire. En Chine, des archives témoignent de l’utilisation d’urines et de matières fécales en agriculture plus de 1 000 ans avant J-C. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, une grande partie des excréments des Français était épandue pour fertiliser les champs. Progressivement rejetés dans les rivières, ils sont finalement évacués via le tout-à-l’égout qui se généralise au cours du XXe siècle (Esculier, 2018). Alors que 70 % du phosphore et 50 % de l’azote de l’agglomération parisienne sont recyclés au début du XXe siècle, aujourd’hui ces taux sont respectivement de 41 % et 4 % (Esculier et Barles, 2019). L’urine humaine n’est plus considérée comme une ressource dans l’imaginaire collectif mais comme un déchet (Drangert, 1998). Néanmoins, depuis les années 1990, on assiste en Europe au renouveau d’initiatives pour valoriser nos excréments. Il est donc pertinent d’expliquer cet engouement et d’évaluer son potentiel développement pour les années à venir. Cette étude porte précisément sur la valorisation des urines en France.

LE RECYCLAGE DES URINES, UN ENJEU AGRONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE

L’intérêt agronomique de l’urine et le système alimentation/excrétion

Il existe un lien ténu entre ce que nous mangeons et ce que nous excrétons. Ces deux besoins physiologiques, ainsi que toutes les activités connexes, forment le système alimentation/excrétion (Esculier, 2018). Une grande partie des nutriments que nous ingérons est excrétée dans les urines. Celles-ci concentrent en moyenne 90 % de l’azote (N), 60 % du phosphore (P) et 75 % du potassium (K), ainsi que du soufre, du calcium, du magnésium et des oligo-éléments. Dans nos sociétés occidentales, chaque personne absorbe et excrète en moyenne 4,6 kg d’azote et 550 g de phosphore par an (Martin, 2020).
L’azote, le phosphore et le potassium sont des éléments essentiels à la croissance des plantes. Selon la loi de Liebig sur le minimum (1855), le rendement d’une culture est limité par le premier des éléments fertilisants qui vient à manquer. Alors que notre alimentation dépend essentiellement de l’agriculture, il est nécessaire de restituer les nutriments exportés depuis les sols pour reconstituer leur fertilité et de boucler ainsi le cycle du système alimentaire en y réintégrant l’excrétion. Le système alimentation/excrétion est aujourd’hui linéaire, résultat d’un processus conjoint d’urbanisation, d’industrialisation et de développement de l’hygiénisme qui date de plus d’un siècle (Esculier et Barles, 2019).

En France, la fertilisation des sols repose majoritairement sur le recours aux engrais minéraux d’origine industrielle, qui font aujourd’hui l’objet de nombreuses critiques. Selon l’Observatoire pour la fertilisation minérale et organique, 95 % des engrais minéraux utilisés en France sont importés. La fabrication de l’azote est particulièrement énergivore et émettrice de gaz à effet de serre : elle repose sur l’utilisation de ressources fossiles. Le phosphore – comme le potassium – est issu de l’activité minière, et les réserves devraient s’épuiser d’ici 50 à 100 ans. La fabrication des engrais minéraux représente 1 à 2 % de la consommation énergétique mondiale. Dans l’optique d’une transition agroécologique et énergétique, des ressources alternatives sont déjà valorisées : effluents d’élevage, biodéchets, déchets verts, boues de stations d’épuration, etc. Ces pratiques demeurent à l’heure actuelle insuffisantes pour remplacer totalement les engrais minéraux.

L’utilisation des urines humaines comme fertilisants, à l’instar des effluents d’élevage, apparaît comme une solution supplémentaire pour réduire la dépendance aux fertilisants industriels. Des recherches ont par exemple montré qu’« une substitution complète des engrais minéraux par des urinofertilisants (UF) semble possible sans perte de rendement ou de qualité de la récolte » (Martin, 2020). Dans l’agglomération parisienne, les excrétats des 10,5 millions d’habitants pourraient fournir 140 % de l’azote, 75 % du phosphore et 156 % du potassium industriels actuellement utilisés pour fertiliser les 569 000 hectares de terres de l’Île-de-France (Esculier et al., 2018).

L’urine, d’un déchet à une ressource pour la transition écologique

Actuellement, la quasi-totalité de nos urines sont acheminées avec les matières fécales jusqu’aux stations d’épuration, via le système d’assainissement conventionnel. En station d’épuration, l’urine représente seulement 1 % du volume des eaux usées mais concentre 80 % de l’azote et 50 % du phosphore de ces eaux usées (Lienert et Larsen, 2007). Le phosphore est précipité et recyclé à 80 % dans les boues de station d’épuration, dont 60 à 70 % sont épandues dans les champs. La technologie actuelle permet de récupérer jusqu’à 30 % de l’azote des eaux usées au maximum, une autre partie est évaporée, et 25 %4 à 40 % sont rejetés dans les cours d’eau. De plus, on constate que le phosphore et l’azote qui subsistent après traitements sont à l’origine de phénomènes d’eutrophisation dans les milieux naturels, renforcés par le réchauffement climatique.

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