Accueil > Ressources > Opinions > Politique alimentaire : il faut se donner les moyens d’agir
Les experts et expertes de l’alimentation et des politiques publiques de six organisations pressent le gouvernement de publier une Stratégie nationale pour l’alimentation (SNANC) cohérente, dotée des moyens adéquats et d’un réel portage politique, afin d’en faire un outil de planification réussie.
Durant la crise agricole du début de l’année, les agriculteurs ont parfois exprimé le sentiment d’être coincés entre, d’un côté, des décideurs qui pousseraient un agenda de transition en faveur du verdissement de l’agriculture et, de l’autre, des consommateurs dont les achats (de produits exigeants d’un point de vue environnemental, ou de produits français) ne suivraient pas. Pour en finir avec ces injonctions contradictoires, l’action publique doit porter sur ce qui conditionne le lien entre producteurs et consommateurs : l’environnement alimentaire (offre, prix, normes sociales, publicité etc.), lui-même en grande partie façonné par les acteurs majeurs de l’industrie agro-alimentaire, de la grande distribution et de la restauration.
L’État planche justement sur la toute première Stratégie nationale alimentation, nutrition et climat (SNANC), qui pourrait doter le pays d’un véritable volet de la planification écologique dédié à l’alimentation à horizon 2030. Créée par la loi Climat et Résilience de 2021, et prévue pour adoption avant le 1er juillet 2023, la SNANC n’a toutefois toujours pas fait surface, et rares sont ceux qui en ont entendu parler. Aujourd’hui en mal de portage politique, une telle feuille de route serait pourtant un atout indispensable pour répondre à la crise agricole, aux enjeux de santé publique comme aux frustrations des consommateurs (dont une partie croissante ne peut manger ce qu’elle souhaite). Elle permettrait enfin de travailler à l’articulation de notre offre alimentaire avec la demande.
Une transition équitable pour le secteur agricole n’est possible que si on agit simultanément et de manière cohérente sur la demande alimentaire. Accompagner les filières dans l’évolution de leurs pratiques, tout en évitant que les consommations ne se reportent vers des produits moins chers, notamment importés, exige une réelle planification de la demande alimentaire. Un défi d’envergure, certes, mais qui permet de ne pas repousser les problèmes à plus tard ou en dehors de nos frontières.
On pourrait objecter qu’aujourd’hui on ne sait pas bien comment influencer la demande, voire qu’on ne le peut pas. Or, si l’État ne parvient pas à influencer la demande, c’est qu’en grande partie, son action est bloquée dans le modèle du “consommateur responsable”. Celui-ci repose sur l’idée que la hausse des préoccupations des consommateurs suffira à guider leurs actes d’achat, et par effet d’entraînement, à faire évoluer l’ensemble du système alimentaire. Résultat : l’action publique se limite souvent à la sensibilisation (information, éducation) des consommateurs, ou à la promotion d’engagements volontaires des acteurs économiques (ex. publicité, qualité nutritionnelle). Or ce modèle du “consom’acteur” (I4CE/IDDRI) ne s’observe pas dans la réalité des comportements d’achats. Ce qui amène justement les agriculteurs à dénoncer l’absence de débouchés pour certaines productions, notamment de qualité. Le déclin du marché bio depuis 2021, victime de l’inflation mais aussi de l’absence d’une politique efficace sur le volet demande, en est une bonne illustration. Rester dans cette logique du “consommateur responsable” en refusant de se doter d’une planification à la hauteur des enjeux revient donc à accepter de rester démunis face aux crises du système alimentaire.
À cela, il existe une alternative qui exige de reconnaître, comme le montrent de nombreuses études, que le consommateur n’est pas en mesure de choisir son alimentation de manière totalement autonome et rationnelle, mais qu’il est largement influencé par son environnement alimentaire (IDDRI) : c’est-à-dire les prix, sa capacité financière, les offres présentes et visibles dans les lieux d’achats, les normes sociales véhiculées par les médias, la publicité, les informations accessibles, etc.
Cette vision permet de prendre en compte besoins et contraintes des individus : de quelles ressources disposent-ils, quelle offre est disponible, que signifie "bien manger" pour eux ? Elle permet de saisir que tout le monde n’a pas les mêmes marges de manœuvre ni les mêmes attentes, et ainsi d’identifier les pistes d’action les plus efficaces.
Cette approche permet également de renverser la charge de la responsabilité : elle n’incombe plus seulement aux individus, mais à l’ensemble des acteurs qui façonnent les environnements alimentaires. Parmi eux, les acteurs de la restauration commerciale, de la grande distribution et de l’industrie agro-alimentaire sont très peu mis à contribution lorsqu’il s’agit d’enjeux nutritionnels ou environnementaux, a contrario des efforts requis de la part des agriculteurs ou de la restauration collective.
La SNANC devra donc notamment contenir des mesures ciblant ces acteurs du milieu de chaîne : c’est ainsi qu’elle peut intégrer cette autre vision et devenir un véritable outil de planification de la demande alimentaire. Elle devra également être assortie d’objectifs clairs et de mesures sur des sujets aussi complexes que la réduction de consommation de produits d’origine animale, la répartition de la valeur dans les filières et les difficultés financières des ménages. Faute de quoi, elle manquerait son but. Enfin, elle nécessitera un portage politique clair et assumé par les ministères de l’agriculture, de l’écologie et de la santé.
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