Accueil > Ressources > Policy briefs / So What ? > N°19/ Coûts cachés et juste prix de notre alimentation : entre marché, État et (...)
– Jean-Louis Rastoin, L’Institut Agro Montpellier, France
– Le prix de marché des produits alimentaires ne reflète qu’une part restreinte (entre le tiers et la moitié) de leur coût réel si l’on prend en compte les externalités négatives induites par leur élaboration, distribution et consommation.
– Ces impacts préjudiciables concernent la santé humaine (50 % des coûts cachés en moyenne), l’environnement (30 %) et l’économie (20 %). Ces chiffres varient en raison de la diversité territoriale des systèmes alimentaires.
– L’intégration d’une partie de ces coûts dans le prix des produits alimentaires suppose l’adoption de politiques alimentaires intégrant un accès au droit à l’alimentation des personnes en situation de précarité.
Depuis que la monnaie et les échanges marchands existent, on s’interroge sur le juste prix des biens et services. Aristote considérait que le juste prix résultait d’un commerce naturel qui permet à une communauté de subvenir à ses besoins fondamentaux. Par opposition à un commerce pratiqué dans le but de s’enrichir au-delà de ces besoins, caractérisé par des prix excessifs.
Cette conception a été reprise par les scolastiques, partisans d’une justice commutative par laquelle il doit y avoir une égalité dans l’échange, aucun partenaire ne devant en tirer profit ou être lésé.
Ce point de vue a été infirmé par les économistes contemporains de la révolution industrielle. Ainsi, le concept d’« utilité marginale », énoncé au XIXe siècle, stipule que le prix de marché résulte d’un équilibre entre utilité du vendeur, maximisant son profit pour un certain volume d’offre, et de l’acheteur, maximisant sa satisfaction pour un certain niveau de demande. On parle alors d’un optimum de marché. Dans la théorie économique néo-classique, le prix résulte d’un mécanisme automatique et non pas de considérations morales. Cette théorie reste dominante, malgré de nombreuses critiques sur ses hypothèses restrictives par rapport au fonctionnement réel des échanges, notamment la rationalité limitée des acteurs ou les défaillances de marché. Avec les travaux sur les coûts cachés des biens et services mis sur le marché, la question du juste prix est reposée avec de nouveaux arguments.
On doit à Arthur Pigou [1] la notion d’externalité négative, qui est un élément central des coûts cachés : une entreprise qui génère des effets négatifs dans son environnement, du fait de ses activités, fait supporter à la collectivité un coût supérieur (le coût social) à celui qui détermine le prix établi par le marché (le coût privé). En conséquence, l’État doit intervenir pour rétablir la vérité des prix en taxant l’entreprise d’un montant correspondant à la différence entre les deux coûts et compenser ainsi l’incomplétude du mécanisme de marché. L’objectif est ici « d’internaliser les externalités négatives ». C’est par exemple le principe pollueur-payeur apparu dans les années 1970.
Au tournant des années 2000 s’est manifesté un intérêt des chercheurs et des professionnels pour la création d’une nouvelle branche de la comptabilité, dont l’ambition est de mesurer les vrais coûts (True Cost Accounting). C’est dans le champ des systèmes alimentaires que les estimations des coûts cachés sont les plus anciennes et les plus complètes. Des études menées dans trois pays et au niveau mondial ont fourni les informations suivantes :
1. En 2015 au Royaume-Uni, le coût des externalités négatives du système alimentaire était équivalent à celui de la dépense alimentaire : « chaque livre sterling payée par le consommateur génère une livre sterling de coûts additionnels non supportés par les entreprises et donc transférés à la société » (Fitzpatrick et al., 2019). Ces coûts issus d’une analyse sur plus de 50 postes se répartissent ainsi : les maladies d’origine alimentaire (37,3 %) et professionnelles (13,4 %), soit un coût « santé » de 50,7 % ; la dégradation du capital naturel (36,3 %, dont 10,6 % pour la perte de biodiversité) ; les importations alimentaires (7,8 %) ; les programmes de développement rural et de recherche (2,7 %) ; les subventions agricoles (2,5 %). L’ensemble représenterait un total de 120 milliards de livres sterling.
2. En 2018 en Suisse, à partir de l’analyse de 100 types d’externalités, il a été établi que le montant cumulé des coûts cachés de l’alimentation s’élevait à 0,87 franc suisse (entre 0,61 et 1,12) pour 1 franc suisse payé par le consommateur. Ces coûts concernent la santé humaine (45 %), l’environnement (36 %, dont la perte de biodiversité 32 %), l’économie (19 %, dont les importations 4 %), pour un total de 32,2 milliards de francs suisses, alors que la dépense alimentaire atteint 37,4 milliards.
Par ailleurs, les résultats montrent que les coûts externes (hors externalités économiques) les plus élevés sont ceux relatifs aux produits animaux (notamment viande de boeuf, 125 % du prix payé ; fromage, 53 % ; poulet, 38 %), mais aussi au blé (69 %), alors que les externalités positives en termes de santé conduisent à des coûts externes inférieurs au prix pour la pomme (- 178 %), la carotte (- 91 %) et le lait (- 48 %, seul produit animal parmi les produits à externalité positive) (Perotti, 2019).
3. En 2020 aux États-Unis, la Fondation Rockefeller estimait à 2 105 milliards de dollars le montant des coûts cachés de l’alimentation, soit près du double des dépenses alimentaires (1 100 milliards de dollars). Ces coûts proviennent en majorité du secteur de la santé (54 %), puis des atteintes à l’environnement (38 %), des mauvaises conditions de travail (6 %) et, enfin, des subventions agricoles (1 %) (Barrett et al., 2021). À noter que dans ce rapport – contrairement aux études du Royaume-Uni et de la Suisse – les importations ne sont pas prises en compte : elles atteignaient 169 milliards de dollars en 2020, soit 15 % de la consommation alimentaire nationale.
4. Enfin, en 2021, le comité scientifique du Sommet mondial des Nations unies sur les systèmes alimentaires (UNFSS) a publié une estimation réalisée à l’échelle mondiale. À la fin des années 2010, le coût total des externalités négatives du système alimentaire mondial se serait élevé à 11 900 milliards de dollars, dont 45 % pour l’environnement, 38 % pour la santé et 18 % pour l’économie, et représenterait 1,2 fois la valeur de la consommation alimentaire mondiale (Hendriks et al., 2021). En complément, une note de la Banque mondiale [2] fait état, pour 2018, d’un coût de 4 000 milliards de dollars imputables à la malnutrition (2 400 milliards pour la sous-alimentation et 1 600 pour la sur-alimentation), de 1 000 milliards de dollars pour les pertes et gaspillages et de 1 000 milliards de dollars pour les atteintes aux sols et au climat. Soit un total de 6 000 milliards de dollars, représentant 7 % du PIB mondial. Ce montant, sensiblement inférieur à celui calculé par le UNFSS, ne comprend pas les incidences des maladies imputables aux produits agrochimiques, de l’érosion de la biodiversité et des subventions agricoles.
Le tableau 1 procède à une analyse comparative de ces études et montre qu’elles convergent sur l’importance des coûts cachés.
En moyenne, pour les trois pays étudiés, le ratio « coût des externalités/dépenses alimentaires » s’établit autour de 1. L’internalisation de ces coûts reviendrait à doubler le prix de l’alimentation, ce qui constituerait le juste prix du point de vue de l’économie globale. Le ratio est particulièrement élevé aux États-Unis du fait de l’incidence considérable des maladies chroniques d’origine alimentaire dans ce pays, qui figure en tête de liste pour le taux d’obésité.
Le tableau 1 comprend une répartition des coûts cachés selon leur catégorie. En moyenne, pour les trois pays étudiés, la santé humaine ressort en tête avec 54 % du coût total ; l’environnement, avec 38 %, et l’économie avec 8 %. Les chiffres évalués à l’échelle mondiale sont assez différents du fait du faible poids économique des pays à faible revenu. Par ailleurs, il est démontré que les externalités négatives sont comparables en France avec les trois pays mentionnés, en considérant quatre indicateurs : (1) les engrais azotés et (2) les pesticides de synthèse employés massivement en agriculture conventionnelle, (3) la production et la consommation excessive de produits animaux et (4) d’aliments ultra-transformés (Duru et Fardet, 2022).
Les scénarios de prospective affichent une progression inexorable des coûts cachés de l’alimentation puisque les mêmes causes consubstantielles au modèle agroindustriel produisent les mêmes effets : intensification chimique et mécanique, spécialisation des productions (par exemple la culture exclusive du soja dans de grandes régions), concentration des entreprises (par exemple les grandes firmes agrochimiques contrôlent 75 % du marché mondial des pesticides), globalisation des marchés et financiarisation. De ce constat résultent des recommandations qui sont faites à des degrés divers dans les quatre études présentées ci-dessus.
Santé humaine : la prévention, facteur de mieux-être et gisement d’économies
La prévention des maladies chroniques et infectieuses alimentaires qui touchent 40 % de la population mondiale semble être cruciale, alors même que les thérapies deviennent plus coûteuses et plus fréquentes. Elle passe par une modification des régimes alimentaires accompagnée d’activités physiques quotidiennes pour les individus sédentaires.
Les dispositifs d’assainissement des eaux usées et d’hygiène doivent être généralisés pour limiter les pathologies infectieuses. La prévention suppose une meilleure formation et information des consommateurs.
Ressources naturelles : l’impératif de la transition écologique
Les impacts négatifs sur les ressources naturelles et le climat incitent à changer le modèle de production. L’intensification chimique doit laisser place à l’intensification agroécologique pour permettre une restauration de la fertilité des sols, une meilleure gestion de l’eau et une résilience aux dérèglements climatiques.
Ce virage technologique suppose un redéploiement de la chaîne des savoirs vers les objectifs du développement durable, avec une modification en profondeur de l’affectation des budgets publics et privés. L’enjeu est double : mettre à la disposition des entreprises des systèmes alimentaires des itinéraires technico-économiques accessibles et performants et conférer une attractivité à ces entreprises en termes d’emploi et d’investissements. C’est une condition de la revitalisation des activités dans les zones rurales.
Réorienter consommation et production alimentaires par des incitations économiques et la fiscalité
Les externalités socio-économiques induites par les subventions peu discriminantes accordées au secteur agricole, les importations générées par une priorité donnée au commerce extérieur, la précarité alimentaire et les conditions de travail, constituent autant de sujets appelant une nouvelle stratégie pour les systèmes alimentaires et donc des politiques publiques revues en profondeur.
Une internalisation d’une partie des coûts cachés dans les prix alimentaires pourrait être pratiquée : taxation des aliments surchargés en composants dont la nocivité est scientifiquement prouvée mais aussi défiscalisation partielle des aliments à bénéfice santé. En matière d’environnement, le niveau de la taxe carbone doit être plus incitatif et la limitation des pollutions des sols, de l’eau et de l’air doit être considérée de façon plus attentive.
La question d’une plus grande autonomie alimentaire a été posée par la pandémie de covid-19 : plus d’autonomie signifie moins d’importation et des relocalisations créatrices de valeur ajoutée territoriale. Pour cela, des appuis à l’investissement sont attendus.
Les changements recommandés dans les modèles de consommation et de production supposent un nouveau cap et un effort budgétaire en matière de formation et d’information.
Mieux coordonner droit de l’alimentation et droit à l’alimentation
L’ampleur des coûts cachés démontrée par les quatre études laisse entrevoir une grande marge de manoeuvre du point de vue budgétaire pour la transition socio-écologique. Le juste prix des aliments ne peut être que supérieur à celui procuré par les économies d’échelle du modèle agroindustriel et sa seule considération marchande. En conséquence, du fait des fortes inégalités socioéconomiques constatées partout, il est important de veiller à assurer à chaque individu une sécurité alimentaire à l’aide de dispositifs publics et privés (notamment ceux de l’économie sociale et solidaire) adaptés à chacune des échelles territoriales concernées, du local au global. Dans cette perspective, il est recommandé de combiner « droit de l’alimentation (relevant de la sphère économique), qui externalise certains coûts, et droit à l’alimentation (inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme), qui conduit à les internaliser » (Collart Dutilleul, 2022).
« Le capitalisme ne promeut le bien commun que lorsque la main invisible est maîtrisée et complétée par la main très visible de l’État » (Stephen Marglin, 2022)
L’explosion des coûts cachés de l’alimentation, dans tous les pays du monde, incite à repenser le rôle dévolu au marché pour optimiser l’ajustement de l’offre et de la demande. En effet, l’alimentation humaine est un bien « commun » – au sens d’Elinor Oström, prix Nobel d’économie en 2009 – compte tenu de la nature biologique, culturelle et écosystémique de ce bien. Le « juste prix » des aliments devrait intégrer une partie des coûts cachés, afin de responsabiliser tous les acteurs des systèmes alimentaires : producteurs agricoles, artisans et industriels, commerçants et restaurateurs, et consommateurs. Ce changement de paradigme implique un accompagnement des populations à faible pouvoir d’achat à travers une politique de solidarité afin de garantir à tous un droit à une alimentation de qualité. Pour succéder à un cycle de globalisation des marchés et de dérégulation économique – dont le bilan sur les systèmes alimentaires s’avère préoccupant – se dégage un consensus dans la communauté scientifique et la société civile pour recommander la voie de la transition socio-écologique qui passe par de nouvelles politiques alimentaires. De telles politiques se définiront et s’articuleront – sur la base d’une gouvernance partenariale – à différentes échelles spatiales : territoires, États et institutions intergouvernementales.
En partant du concept d’externalités négatives forgé par Arthur Pigou, nous avons réalisé une synthèse comparative de quatre études sur le système alimentaire, conduites dans trois pays et au niveau mondial. Ces études mobilisent la technique du True Cost Accounting des biens et services à partir d’une estimation des coûts cachés non inclus dans le prix de marché. Ces coûts sont classés en trois catégories correspondant aux domaines du développement durable : 1) coûts sociaux (santé, sécurité, éducation, conditions de travail), 2) coûts environnementaux (dégradation des ressources naturelles – terres, eau, air, biodiversité –, changement climatique, pertes et gaspillage), 3) coûts économiques (subventions, importations, perte de journées de travail, investissements matériels et immatériels hors comptabilité classique). Des préconisations en termes de politiques publiques et de stratégies d’acteurs sont élaborées sur la base des diagnostics établis.
– Jean-Louis Rastoin, L’Institut Agro Montpellier, France
Barrett C. et al., 2021. True Cost of Food, Measuring What Matters to Transform the U.S. Food System. Washington DC : The Rockefeller Foundation, 34 p.
Collart Dutilleul F., 2022. Le droit à l’alimentation dans la perspective de l’économie sociale et solidaire. Recma, 364 (à paraître).
Duru M., Fardet A., 2022. Les coûts cachés de notre alimentation. Up-Magazine. 10/01/2022.
Fitzpatrick I. et al., 2019. The Hidden Cost of UK Food. Bristol : Sustainable Food Trust, 49 p.
Hendriks S. S. et al., 2021. The True Cost and True Price of Food. UN Food Systems Summit Draft. NY : The Scientific Group, 42 p.
Perotti A., 2019. Moving Towards a Sustainable Swiss Food System : An Estimation of the True Cost of Food in Switzerland and Implications for Stakeholders (Master Thesis). Zurich : ETH, 70 p.
[1] Professeur à l’université de Cambridge, auteur de The Economics of Welfare (1920).
[2] Martin van Nieuwkoop, « Do the costs of the global food system outweigh its monetary value ? » (2019).