Accueil > Ressources > Policy briefs / So What ? > N°12/ L’alimentation pour compenser des carences sociales et économiques
– Dans les familles aux ressources économiques limitées pouvant être dépourvues de père biologique, nombreuses en Afrique du Sud, les mères utilisent l’alimentation pour faire plaisir à leurs enfants et compenser l’absence de père et de moyens matériels.
– Même si les recommandations nutritionnelles sont bien connues par les mères, elles ne constituent pas une priorité dans leurs arbitrages alimentaires car leur respect n’est pas le premier critère qui ferait d’elles de « bonnes mères ».
– Pour limiter les carences nutritionnelles, elles mettent en place des stratégies de combinaison entre des produits alimentaires qui plaisent aux enfants et des produits nutritionnellement sains.
En Afrique du Sud, de nombreuses disparités sociales et économiques sont héritées de l’apartheid. Elles touchent notamment les populations noires, métisses et indiennes, qui constituent en majorité les classes moyennes et inférieures sur le plan socio-économique. Ces populations ont des ressources économiques limitées qui ne leur donnent pas un accès constant à une alimentation de qualité. En outre, l’urbanisation facilite l’approvisionnement en produits alimentaires transformés, riches en énergie, en matières grasses et en sucres. Cette situation génère une double problématique nutritionnelle dans le pays : la persistance de cas de sous-nutrition et l’émergence de maladies chroniques dues à une surnutrition. Chez les enfants de moins de 5 ans coexistent ainsi des forts taux de retard de croissance (27 %) et de surpoids (13 %) (Unicef, 2016).
Dans ce contexte, la promotion d’une alimentation de bonne qualité nutritionnelle est un enjeu de santé publique crucial pour les autorités. Plusieurs mesures sont prises pour faire évoluer les pratiques, telles que la mise en place de campagnes de prévention ou l’instauration de taxes sur des catégories de produits à forte teneur en sucre, comme les boissons sucrées gazeuses. Dans cette perspective, le travail de recherche sur lequel s’appuie ce policy brief présente les rationalités qui sous-tendent les choix alimentaires dans les foyers sud-africains de la classe moyenne inférieure, marqués par l’absence de père biologique ou par le manque de moyens matériels. En particulier, quel rôle joue l’alimentation dans ces foyers et quelle posture adoptent les mères par rapport aux recommandations nutritionnelles ?
Compenser l’absence de père
L’absence physique de père biologique au sein des foyers est courante en Afrique du Sud. En 2017, 62 % des certificats de naissance ne comprennent aucune information sur le géniteur (Statistics South Africa, 2018) et seuls 34 % des enfants entre 0 et 17 ans vivent avec leurs deux parents biologiques. Ainsi, 41 % des enfants ne vivent qu’avec leur mère biologique, même si le foyer peut comprendre un ou plusieurs autres adultes (Statistics South Africa, 2003-2018). L’absence de père biologique est particulièrement fréquente parmi les populations noires africaines des classes inférieures (Figure 1) et cette tendance concerne les enfants de plusieurs femmes rencontrées dans le cadre de cette recherche.
Dans ces foyers, l’absence de père biologique conditionne fortement les pratiques alimentaires des enfants et de leurs mères.
D’une part, les mères se sentent coupables à l’égard de leurs enfants de les avoir conçus avec un père qui ne se préoccupe pas d’eux et n’intervient pas dans leur éducation. Elles semblent considérer que leurs enfants souffrent de l’absence de père, dont elles se sentent seules responsables et qu’elles cherchent à compenser en étant « doublement » présentes pour eux. C’est ainsi que, en matière d’alimentation, ces mères font preuve de souplesse, par exemple en répondant positivement aux préférences alimentaires de leurs enfants ou en se montrant tolérantes lorsqu’ils ne finissent pas leur assiette. Elles appréhendent cette liberté alimentaire comme un levier de compensation de l’absence de père et comme un moyen de limiter leur culpabilité, en ne refreinant pas le plaisir de manger d’enfants déjà privés de père.
D’autre part, pour répondre à la norme de la « bonne mère » et aux attentes sociales qui en découlent, les mères d’enfants dont le père biologique est absent adoptent volontairement un rôle parental préconstruit qui implique qu’elles ne « peuvent pas exister » en dehors de leurs enfants (« mythe de la maternité »). Elles font ainsi en sorte de vivre dans un oubli d’elles-mêmes qui s’illustre dans tous les aspects de leur vie et notamment dans leurs pratiques alimentaires. Par exemple, sortir manger à l’extérieur du foyer ou prendre plaisir à manger sans ses enfants devient une transgression, voire un acte de négligence. Se manifeste ainsi un phénomène de symbiose entre les pratiques alimentaires des mères et celles de leurs enfants.
Compenser le manque de moyens matériels
La tolérance dont peuvent faire preuve les mères de la classe moyenne inférieure vis-à-vis de l’alimentation de leurs enfants ne concerne pas uniquement les familles dans lesquelles le père est absent. Les phénomènes de compensation par l’alimentation s’observent plus largement dans les familles dont les moyens économiques sont limités, appartenant souvent aux communautés noires, métisses ou indiennes. Du fait de la division géographique des différents groupes ethniques pendant l’apartheid, ces familles vivent généralement en périphérie des grandes villes, dans des townships hébergeant les communautés à faibles revenus. Ces quartiers sont souvent caractérisés par un environnement où sévissent la violence et la pauvreté. Dans ces familles, le bonheur de l’enfant est un sujet d’anxiété : rendre son enfant « heureux » malgré ses conditions de vie est une priorité pour de nombreuses mères. Pour elles, c’est avant tout ce critère – avant la condition nutritionnelle de leur enfant par exemple – qui fait d’elles de « bonnes mères ». Dans un contexte de ressources économiques limitées, l’alimentation semble alors le moyen le plus accessible financièrement pour faire plaisir aux enfants, en leur offrant par exemple les produits alimentaires qu’ils préfèrent, même s’ils ne sont pas toujours sains. Ce sont en effet les rares achats auxquels les mères peuvent dire « oui » facilement.
Une dichotomie entre plaisir et santé
Les participants à cette étude opèrent une distinction marquée entre les produits « bien-être » (tels que les féculents, les aliments riches en matières grasses, la fast food américaine, les sucreries, etc.) et les produits « santé » (notamment les fruits et légumes), qui conditionnent leurs choix en matière d’alimentation. Les produits « bien-être » sont valorisés pour leur rôle à la fois émotionnel, psychologique et social. Ils véhiculent des sentiments de bonheur ou de plaisir et sont positivement associés à une « alimentation de blancs ». Cette nourriture est chère mais reste attractive pour les populations noires et métisses car elle est associée à un imaginaire d’ascension sociale. La nourriture « santé » ne semble quant à elle pas suffisamment appréciée pour constituer une alimentation de base. Plusieurs personnes enquêtées considèrent d’ailleurs que cette alimentation n’est pas toujours accessible financièrement et que cela constitue un frein pour une consommation de long terme. Dans tous les cas, les messages de prévention nutritionnelle sont connus de la population. Ils ont tendance à générer des sentiments d’échec et de culpabilité, surtout lorsque les personnes enquêtées consomment de nombreux produits « bien-être » sans réussir à intégrer durablement des produits « santé » dans leurs pratiques alimentaires.
La prise en compte des recommandations nutritionnelles dans les familles de la classe moyenne inférieure
Les préférences alimentaires des enfants s’orientent vers les produits « bien-être », considérés comme peu sains et dont la consommation est en contradiction avec les recommandations nutritionnelles. Les mères de famille autorisant ces consommations en éprouvent de la culpabilité : elles connaissent les recommandations et essaient de s’y conformer pour éviter des carences nutritionnelles chez leurs enfants. Cependant, le respect de la norme nutritionnelle entre en tension avec leur devoir de « bonnes mères » de répondre aux autres carences économiques et familiales dans la vie de leurs enfants. Leur permettre de consommer les produits qu’ils préfèrent, et bien que cela soit considéré comme mauvais en soi, n’est ainsi pas mal jugé par les mères enquêtées.
C’est également une façon pour elles d’exprimer leur propre style parental au travers d’une maternité « moderne » : en donnant le choix à leurs enfants, elles évitent de reproduire les schémas de restrictions et de contraintes liées à l’alimentation qu’elles ont connue dans leur jeunesse. Dans leurs représentations, forcer un enfant à manger des produits qu’il n’apprécie pas est contreproductif dans la mesure où un risque existe de le dégoûter sur le long terme et de provoquer de la rancœur sur le court terme. En étant moins sévères, elles ouvrent un espace de négociation avec leurs enfants.
Sans être délaissés, les enjeux nutritionnels ne sont souvent pris en compte que dans un dernier temps (Figure 2). En pratique, plusieurs mères de famille tentent de répondre partiellement aux injonctions nutritionnelles par une stratégie de combinaison de produits sains (par exemple, de la salade ou des yaourts) et de produits peu sains (par exemple, des burgers ou des boissons sucrées). L’objectif est de rendre la consommation de produits « bien-être » plus acceptable au regard des normes nutritionnelles. Cet équilibrage peut intervenir à l’échelle d’un repas (en mettant de la salade et une tranche de tomate dans un burger par exemple) ou de la journée alimentaire, en alternant des repas sains et des repas peu sains (prendre un yaourt ou boire du thé au goûter après un déjeuner très riche par exemple).
Alors que l’Afrique du Sud compte 28,3 % de personnes obèses en 2016 (OMS, 2017), la lutte contre la malnutrition apparaît comme un enjeu de santé publique majeur. Ce travail de recherche souligne cependant que, en matière d’alimentation, les enjeux nutritionnels peuvent être relégués au second plan derrière des enjeux sociaux et économiques : l’alimentation n’est pas uniquement utilisée pour combler des carences nutritionnelles, mais semble aussi pour les mères un moyen de gérer leur culpabilité et d’apporter une réponse au manque de père ou de moyens matériels. Ces résultats invitent à considérer la nécessité de mettre en place des mesures de lutte contre la malnutrition qui prennent en compte les enjeux affectifs et matériels liés à l’alimentation. En effet, les recommandations nutritionnelles sont connues et peuvent être à l’origine de tensions qui culpabilisent encore plus les mères, et de manière générale les parents. Être attentif aux enjeux de conciliation entre les injonctions nutritionnelles et les pratiques de compensation par l’alimentation semble primordial afin de valoriser ces dernières dans une visée de santé publique.
Ce travail de recherche a été mené entre janvier et décembre 2017 sur la base d’une enquête réalisée dans les villes du Cap, de Port Elizabeth, de Johannesburg et de Pietermaritzburg [1]. Avec une approche qualitative, 48 entretiens individuels et 15 entretiens collectifs (rassemblant entre 5 et 10 personnes) ont été menés auprès d’individus urbains, hommes et femmes, de 20 à 64 ans. L’échantillon reflète les diversités ethnique et socio-économique d’Afrique du Sud. Alors que les personnes enquêtées s’identifient à des populations noire (30 %), métisse (30 %), indienne (20 %) ou blanche (20 %), l’évaluation de leur statut socio-économique a nécessité le recours au Living Standard Measure, principal outil de mesure du niveau de vie en Afrique du Sud. S’étendant sur une échelle de 1 à 10 (où 1 représente le statut socio-économique le plus bas et 10 le plus élevé), les personnes enquêtées se répartissent au sein des catégories 5-6 (classe moyenne inférieure) (40 %), 7-9 (classe moyenne) (40 %) et 10 (classe aisée) (20 %). Les résultats présentés dans ce policy brief reposent majoritairement sur l’analyse des témoignages de mères de famille de catégorie 5-6, et s’appuient ponctuellement sur les points de vue de l’ensemble des personnes enquêtées pour décrire la dichotomie alimentaire entre santé et plaisir en Afrique du Sud.
Ce texte a été rédigé par Marie Walser à partir des résultats issus d’un travail de recherche mené par Yanga Zesizwe Ncebazakhe Zembe Zondi en collaboration avec Chelsie Yount-André.
Statistics South Africa (2003-2018) General Household Survey 2002-2017. Pretoria, Cape Town : Stats SA. Analysis by Katharine Hall & Winnie Sambu, Children’s Institute, University of Cape Town [en ligne]
Statistics South Africa (2018), Recorded Live Births 2017, [en ligne] http://www.statssa.gov.za/publications/P0305/P03052017.pdf
Unicef (2019) World Bank Joint Child Malnutrition dataset, [en ligne] https://data.unicef.org/topic/nutrition/malnutrition/
OMS (2017) Global Health Observatory (GHO) data, [en ligne] https://www.who.int/gho/ncd/risk_factors/overweight_obesity/obesity_adults/en/
Zembe Yanga (2018), Rapport de recherche “Food choices and consumption patterns in urban settings in South Africa”
[1] Les données présentées dans cet article sont issues d’une recherche collaborative menée par Yanga Zembe sur les styles alimentaires dans les villes sud-africaines entre l’Université de Western Cape, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et Danone Nutricia Research.