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N° 6 /La Caisse alimentaire commune de Montpellier : récit d’une recherche-action de démocratie alimentaire

  • Pauline Scherer, coordinatrice du pôle recherche et expérimentation, association VRAC & Cocinas, Montpellier
  • Killian Vallois, chargé de projet pour la Caisse alimentaire commune, association VRAC & Cocinas, Montpellier
  • Justine Hugues, chargée de mission, Chaire Unesco Alimentation du monde, Montpellier.

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À l’heure d’une nécessaire transition des pratiques alimentaires et agricoles, les inégalités alimentaires s’accroissent. Pour des motifs financiers, géographiques, éducatifs ou psychosociaux, l’ensemble de la population ne dispose pas d’un accès digne à une alimentation choisie et de qualité. Ceci constitue un enjeu de santé public majeur,
à la croisée des urgences sociales et écologiques. C’est aussi un enjeu de sociabilité et d’égalité, face à la montée en puissance de l’isolement et des fractures sociales. Chez les mangeurs, comme chez les producteurs, d’un bout à l’autre de la chaîne alimentaire, le système agro-industriel ne tient pas ses promesses de « nourrir le monde » et propose une alimentation de plus en plus transformée, dont les modes de production épuisent les ressources naturelles et la santé des femmes et des hommes. Par ailleurs, le contrôle de ce système par une poignée d’acteurs au poids économique et à l’influence politique considérables interroge sa dimension démocratique et pose la question de l’exercice d’une citoyenneté alimentaire.

La perspective de faire de l’alimentation un sujet de démocratie et de transformer son organisation sociale et politique en vue d’agir contre les inégalités alimentaires et pour la durabilité des systèmes alimentaires est au coeur d’une expérimentation collective menée actuellement à Montpellier (métropole de 500 000 habitants) : la Caisse alimentaire commune1 (« la Caisse » dans la suite du document). Il s’agit d’un dispositif territorial multi-acteurs, basé sur la gestion collective d’un budget selon un principe de redistribution. Son système décisionnel repose sur un comité citoyen de l’alimentation, qui représente un espace d’éducation populaire, de citoyenneté et d’empowerment.
Comment favoriser l’accès de toutes et tous à l’alimentation. durable ? Comment faire de l’alimentation un sujet de démocratie et inviter les citoyens à s’approprier les enjeux de nos systèmes alimentaires ? Par quels mécanismes contribuer, à l’échelle territoriale, à rendre ces systèmes plus durables ? Autant de questions qui guident l’expérimentation de la Caisse, en cours jusqu’en 2029.

Une expérimentation à la croisée d’enjeux multiples

Une précarité alimentaire grandissante

La précarité alimentaire concerne aujourd’hui une grande diversité de personnes et se caractérise par des difficultés. d’accès à la nourriture, en quantité et en qualité. En 2022, d’après une étude du CREDOC 2, 16 % des Français ne parvenaient pas à se nourrir à leur faim. La métropole de Montpellier, qui enregistre un des taux de pauvreté les plus élevés de France métropolitaine (19,3 % en 2019, contre 14,1 % à l’échelle nationale) est particulièrement concernée par cette problématique, renforcée par les crises récentes — Covid-19 et inflation en tête. Ainsi, chaque année, entre 8 000 et 10 000 personnes
font appel à l’aide alimentaire dans la commune de Montpellier3.

Un système d’aide alimentaire dans l’impasse

La principale réponse à la précarité alimentaire apportée jusqu’ici est l’aide alimentaire : un mode d’intervention caritatif, qui repose principalement sur un vaste système
de défiscalisation au profit de la grande distribution et qui encourage la surproduction. Initialement destiné aux situations d’urgence, ce dispositif est devenu une réponse structurelle. Or, il est aujourd’hui questionné au regard de la qualité et de la diversité des denrées distribuées et des violences alimentaires qu’il impose à celles et ceux qui y ont recours. Il contribue à renforcer les inégalités d’accès aux produits frais, peu transformés et de qualité (fruits et légumes ou produits biologiques par exemple), qui sont pourtant au coeur des régimes alimentaires favorables à la transition.

Un horizon politique : démocratie alimentaire et sécurité sociale de l’alimentation

Afin de pallier les limites du système d’aide actuel et favoriser l’accès de toutes et tous à une alimentation saine et durable, de nouvelles formes de solidarités alimentaires ont émergé. Ces actions collectives se veulent plus territoriales, systémiques et s’inscrivent dans un « mouvement » de démocratie alimentaire. Un concept défini en France par Dominique Paturel et Patrice Ndiaye comme « la revendication des citoyens à reprendre le pouvoir sur la façon d’accéder à l’alimentation dans la reconnexion entre celle-ci et l’agriculture, et plus largement, les conditions de sa production (économiques, sociales et environnementales) »4. En France, la démocratie alimentaire trouve son débouché politique le plus abouti dans le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Il s’agit d’une réflexion et d’expérimentations portées par la société civile, visant à assurer conjointement un droit à l’alimentation, des droits aux agriculteurs et la protection
de l’environnement.
C’est avec cette inspiration et cet horizon politique qu’est mise en place, à Montpellier, une expérimentation de Caisse alimentaire commune. L’initiative poursuit plusieurs objectifs :
● réduire les inégalités sociales d’accès à l’alimentation et lutter contre la précarité ;
● permettre l’accès des habitants à des produits sains et de qualité et encourager des pratiques alimentaires favorables à la santé et à l’environnement ;
● contribuer au développement de circuits de production et de distribution durables, soutenant l’agriculture paysanne et la condition des travailleurs ;
● faire de l’alimentation un sujet de démocratie.

Trois ans d’histoire institutionnelle et citoyenne singulière

La dynamique de coopération territoriale insufflée par
Territoire à VivreS

L’expérimentation est née du programme Territoire à VivreS, mis en oeuvre en 2021-2022 par cinq réseaux associatifs sur quatre territoires (Montpellier, Toulouse, Lyon et Marseille). À Montpellier5, un collectif de 25 acteurs, rassemblant des associations de solidarités alimentaires, paysannes ou d’éducation populaire, un supermarché coopératif, des organismes de recherche, la monnaie locale de l’Hérault, des techniciens et des élus de collectivités, ont créé une vraie dynamique de coopération territoriale. Le processus de modélisation de la Caisse a été nourri par les « alternatives » existantes sur le territoire (tiers-lieux solidaires, groupements d’achats citoyens, etc.), par une micro expérimentation locale de bons d’achats solidaires, par de précédents travaux de recherche-action sur la démocratie alimentaire et par l’idée de Sécurité sociale de l’alimentation.

De la mobilisation citoyenne à la création d’un comité citoyen
Pour insuffler une dynamique territoriale de démocratie alimentaire, un travail de mobilisation citoyenne a été mené dans différents lieux de quartiers proposant des actions collectives autour de l’alimentation. Préalablement formés aux techniques de mobilisation, les membres du collectif de coopération créé dans le cadre de Territoires à VivreS ont programmé pendant six mois des actions spécifiques, grâce à des relais de mobilisation : ateliers cuisine, projections de films, pique-niques citoyens, lectures collectives des paysages alimentaires, etc. En octobre 2022, le comité citoyen, composé alors de 47 habitants de la métropole de Montpellier – dont la moitié touchés par la précarité – s’est réuni pour la première fois.

L’intégration des expérimentateurs
Le comité citoyen a sélectionné des personnes volontaires au sein d’un panel représentatif de la population métropolitaine, sur la base de deux critères : l’âge (moins de 30 ans ; 30/59 ans et 60 ans et +) et le niveau de revenus. Un tirage au sort a été organisé pour les catégories socioéconomiques (parmi les 12 identifiées) dans lesquelles le nombre de personnes candidates excédait les places disponibles.
En plus de cet appel à participation, une centaine de personnes ont été orientées vers la Caisse par des membres du collectif de coopération et des acteurs de l’action sociale. Une
démarche qui a permis de toucher des publics davantage éloignés des réseaux de l’alimentation durable ou en situation particulièrement difficile. Par ces deux voies de recrutement et la mobilisation initiale des 47 premiers membres du comité citoyen, ce sont aujourd’hui 385 personnes qui cotisent à la Caisse.

La Caisse en pratique

Un budget aux multiples entrées
Concrètement, chaque participant cotise chaque mois à la Caisse en fonction de ses moyens (de 1€ à 150 € et plus), puis tous reçoivent mensuellement la même somme de 100 MonA (= 100 €), à dépenser dans des commerces alimentaires préalablement choisis par le comité citoyen selon des critères de qualité. Les cotisations constituent l’une des trois sources de financements qui abondent la Caisse, à côté des fonds publics (Ville de Montpellier, Montpellier Méditerranée Métropole, Département de l’Hérault, Région Occitanie) et des fonds privés (Fondation Daniel & Nina Carasso, Fondation de France).

La monnaie alimentaire solidaire
La MonA, monnaie alimentaire numérique utilisée dans le cadre de l’expérimentation, a été développée en partenariat avec la Graine, une monnaie locale, citoyenne et complémentaire de l’Hérault. La MonA permet les achats alimentaires dans le circuit des commerces conventionnés.
L’ergonomie du système numérique de cotisation et de paiement pour les habitants, et d’encaissement pour les producteurs et commerçants, a été pensée pour être la plus simple d’utilisation.

Processus de conventionnement et circuit de distribution
Définir le processus de conventionnement a été l’un des chantiers majeurs du comité citoyen. Au cours de différents temps de travail collectif, de visites de lieux de distribution et d’échanges avec des producteurs locaux, une série de critères et une méthodologie ont progressivement émergé. Dans un premier temps, les lieux conventionnés par le comité citoyen l’ont été sur la base des partenaires du projet de Caisse. Puis le comité a conventionné des lieux proposant une alimentation durable, dont
il a défini les dimensions principales suivantes :
● limitation au minimum du nombre d’intermédiaires ;
● origine locale privilégiée ;
● qualité environnementale des produits ;
● taux de marges réduits ;
● conditions de travail décentes ;
● implication des producteurs et/ou des citoyens dans la
gouvernance.
La grille d’évaluation multicritères, remplie grâce à un questionnaire lors des visites de conventionnement, est l’outil principal d’aide à la décision. La fiche synthèse permet
ensuite à tous les membres du comité citoyen de s’approprier les informations clés.
Aujourd’hui, le circuit de distribution compte 54 lieux conventionnés : 33 producteurs en vente directe, 10 artisans et 11 magasins. Leur sélection a permis de dessiner en creux des zones dans lesquelles il n’existe pas d’offre alimentaire satisfaisante. À terme, l’ambition pour la Caisse est non seulement de contribuer à transformer les pratiques de commerces existants, notamment en termes d’approvisionnement, mais aussi d’accompagner des initiatives citoyennes pour la création de nouveaux points de vente cogérés par des citoyens et/ou des producteurs. Dans une perspective plus large, ces lieux seraient aussi des espaces de rencontre, à même de retisser du lien social à partir de l’alimentation.

Une gouvernance multi-acteurs

Les instances de pilotage
La Caisse s’articule autour de plusieurs instances qui dialoguent dans le pilotage et la prise de décisions autour des enjeux clés du projet.
● Le collectif de coopération porte le projet d’expérimentation.
Il a conçu et validé le schéma d’action et son modèle de gouvernance.
● Le comité citoyen de l’alimentation est l’instance décisionnaire de la Caisse. Il a élaboré le guide d’autodétermination des cotisations et maîtrise le processus de conventionnement des points de vente.
● Le conseil scientifique est l’espace dédié au suivi-évaluation de l’expérimentation. Il a mis en place la méthodologie d’enquête et se réunit pour l’analyse collective des résultats.
● Le comité institutionnel est l’espace au sein duquel les institutions publiques, qui financent ou non la Caisse, réfléchissent à l’évolution des politiques alimentaires.

Le rôle central du comité citoyen
Le comité citoyen de l’alimentation est l’instance de gouvernance de la Caisse. Après un élargissement à l’automne 2023, il compte aujourd’hui 61 membres, dont une majorité de personnes concernées par les difficultés d’accès à une alimentation de qualité. Ses missions : définir le mode de fonctionnement, d’accès et de conventionnement des lieux de distribution de la Caisse et travailler sur sa gestion démocratique. Par ailleurs, il co-construit et participe, en lien avec les producteurs et les acteurs de l’alimentation locaux, à un programme d’animations pédagogiques autour des enjeux de l’alimentation durable destinées aux expérimentateurs.
Le comité est conçu comme un espace d’éducation populaire au sein duquel s’articulent l’acquisition et la discussion autour de données objectives, via notamment l’intervention de personnes qualifiées, et de données subjectives, au travers du vécu des participants.

Les réunions de travail mensuelles sont préparées et animées par un groupe de salariés et bénévoles du collectif de coopération et, depuis janvier 2023, des membres du
comité citoyen s’y impliquent. L’assemblée citoyenne de l’alimentation se réunit une
fois par an. Elle convoque très largement des habitants, acteurs et élus intéressés par les enjeux du système alimentaire et les questions d’accès à l’alimentation. Elle met en discussion leurs expériences et aspirations ainsi que les résultats de l’expérimentation.

Les hypothèses de recherche-action
La démocratie alimentaire, condition d’une transition juste
Comment développer une approche démocratique des enjeux d’accès à l’alimentation dans une perspective de sécurité alimentaire durable ? Telle est la problématique au coeur du travail de recherche-action mené sur la Caisse6. Une problématique déclinée en trois hypothèses de changements.
1. La démocratie alimentaire est la condition d’une transition agro-alimentaire juste, porteuse de changements en termes d’accès à l’alimentation, de pratiques alimentaires,
d’environnement alimentaire et de systèmes alimentaires vers plus de durabilité.
2. La démocratie alimentaire est nourrie par l’exercice d’une citoyenneté alimentaire articulée aux politiques publiques.
3. La Caisse alimentaire commune, dispositif territorial multi-acteurs gouverné par un comité citoyen, est un espace de démocratie alimentaire vecteur de transformations
sociales, publiques et économiques.
À partir de ces hypothèses, le travail de recherche-action analyse les effets potentiels du dispositif sur différents axes : la sécurité alimentaire ; la citoyenneté alimentaire ; l’écologisation des pratiques alimentaires ; la transformation des paysages alimentaires vers plus de durabilité et d’égalité territoriale ; l’évolution des politiques publiques alimentaires et de lutte contre la précarité ; l’économie locale et l’économie de l’alimentation durable ; la structuration de filières et l’appui au développement d’une agriculture durable et, enfin, la contribution au projet national de Sécurité sociale de l’alimentation.

Des méthodes participatives
Le dispositif ainsi mis en place se situe à la croisée de l’évaluation et de la recherche-action participative : une posture de recherche qui vise à produire des théories et des pratiques, via le croisement des savoirs. Il repose sur la mise en place d’un conseil scientifique pluridisciplinaire, élaborant le cadre de recherche et la méthode. Celle-ci inclut une observation participante du processus, un recueil de données (entretiens individuels et collectifs, questionnaires) et une analyse participative (ateliers de recherche), impliquant les citoyens et acteurs de l’expérimentation.

CONCLUSION
L’analyse des résultats préliminaires de la recherche action laisse augurer d’effets positifs de l’expérimentation, tant pour les membres du comité citoyen et les expérimentateurs que pour les points de vente et les producteurs. Les premiers témoignent d’une diversification et d’une meilleure qualité de leur alimentation, ainsi que d’une « sécurité »
offerte par la MonA pour compléter leur panier alimentaire, et ce malgré des freins économiques persistants. Au-delà des effets sur les pratiques alimentaires, l’engagement collectif et son effet transformateur sur le pouvoir d’agir, associés à l’exercice d’une citoyenneté alimentaire, sont mis en avant. Du côté des points de vente, si l’impact semble contrasté sur le chiffre d’affaires (deux points de vente cumulant près de 55 % des achats en MonA), la satisfaction d’être accessible à davantage de personnes en difficulté est invoquée.
À l’aube de la deuxième phase de l’expérimentation (2024-2029), un premier palier de changement d’échelle devrait permettre l’intégration d’environ 400 nouveaux expérimentateurs. L’occasion de revoir les modalités de fonctionnement et, notamment, la somme reçue mensuellement, les profils des participants, leurs conditions de mobilisation, d’accueil et d’intégration, ou encore le rôle des collectivités. Il s’agit aussi de renforcer la dynamique démocratique avec l’ensemble des participants. Par ailleurs, la Caisse ambitionne de muscler ses actions de soutien auprès des acteurs du système agricole et alimentaire local, afin d’appuyer sa transition vers plus de durabilité.

Notes
1. Un court documentaire expose l’histoire et le fonctionnement de la Caisse : https://vimeo.com/870417159

2. https://www.credoc.fr/publications/la-debrouille-despersonnes-
qui-ne-mangent-pas-toujours-a-leur-faim

3. États généraux de la solidarité, Ville de Montpellier, 2021.

4. Paturel, D., Ndiaye P.,(2020), Le droit à l’alimentation durable en démocratie, Champ social Editions.

5. Plus d’informations sur : https://tav-montpellier.xyz

6. Scherer P., (2024), La caisse alimentaire commune de Montpellier : une recherche-action de démocratie alimentaire. Cadre d’analyse, problématique et hypothèses.

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