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Par Damien Conaré
Mai 2024
La séquence politique des premiers mois de 2024 qui s’est déroulée sous nos yeux laisse pantois, pour ne pas dire groggy. Des manifestations d’agriculteurs, portant essentiellement sur des revenus dignes et une plus juste reconnaissance de leur contribution à l’équilibre de la société (« on veut nourrir pas mourir »), ont finalement abouti à une série de reculades majeures sur le plan environnemental : détricotage d’une grande partie des acquis du verdissement de la politique agricole commune (PAC) ou encore, à l’échelle nationale, concessions majeures dans la nouvelle loi d’orientation agricole (LOA). Ce à quoi nous pouvons ajouter un nouveau plan « Écophyto 2030 », visant à réduire l’usage de pesticides en France, rendu public en mai dernier et qui aura réussi à retourner contre lui quelque 400 chercheurs et 200 soignants, associations de malades ou de défenseurs de l’environnement, signataires d’une tribune qui pointe notamment « une politique d’immobilisme vieille de vingt ans ». Un bien triste bilan pour ce premier semestre !
Reprenons dans l’ordre. Concernant la PAC, tout d’abord. Un certain nombre de règles environnementales qui conditionnent l’octroi des aides européennes aux agriculteurs (préservation des prairies permanentes, rotation des cultures, couverture des sols et mise en jachère d’une partie des terres) ont été modifiées, assouplies ou tout bonnement supprimées lors d’un vote en urgence au Parlement européen en avril dernier, après proposition de la Commission. Il aura suffi de quelques semaines pour perdre des avancées qui avaient été acquises de haute lutte, afin de définir les contours d’une PAC 2023-2027 un peu plus verte que la précédente. Et encore, ces avancées n’étaient déjà pas à la hauteur des grands enjeux environnementaux auxquels doit faire face l’agriculture : dégradation des sols, épuisement des ressources, perte de biodiversité, etc. Bien loin en tout cas des intentions affichées par la Commission en 2020 dans le volet agricole du Pacte vert, la stratégie « Farm to fork », qui envisageait une refonte majeure du système alimentaire européen. Une stratégie qui avait déjà été mise en coupe réglée. Cette nouvelle érosion des quelques ambitions environnementales de la présente PAC obère d’ores et déjà les futures négociations pour la période 2028-2034.
C’est donc finalement un formidable exercice de prestidigitation qui s’est joué : la colère des agriculteurs qui ont manifesté pour leurs revenus dans de nombreux pays européens a été instrumentalisée pour réduire les contraintes environnementales des plus grands bénéficiaires de la PAC… Mais attention, rien n’est réglé sur l’essentiel, à savoir une plus juste répartition de la valeur dans un certain nombre de filières agri-alimentaires.
À propos de la nouvelle LOA, ensuite. Renégociée dans l’urgence, elle a été présentée en Conseil des ministres en avril dernier sous le titre de « projet de loi d’orientation pour la souveraineté agricole et le renouvellement des générations en agriculture ». Pour supposément répondre à la colère des agriculteurs, un nouveau volet est venu s’ajouter afin d’établir « un cadre simplifié d’action pour sécuriser et libérer l’exercice des activités agricoles »… Il propose ainsi une série de dispositions techniques sur l’adaptation du régime de répression des atteintes au droit de l’environnement ; sur la réduction des délais de recours contentieux contre les projets agricoles et ouvrages hydrauliques ou encore sur la simplification du régime applicable aux haies. Mais plus fondamentalement, ce projet de loi crée un nouvel article du Code rural ainsi rédigé : « l’agriculture, la pêche, l’aquaculture et l’alimentation sont d’intérêt général majeur en tant qu’elles garantissent la souveraineté alimentaire qui contribue à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation ».
La « souveraineté alimentaire » deviendra alors un objectif structurant des politiques publiques, au même titre que l’environnement, déclaré « d’intérêt général » dans la loi de 1976 relative à la protection de la nature. Aujourd’hui, l’agriculture qui utilise des ressources naturelles (eau, sol, biodiversité) et des produits polluants est soumise au droit de l’environnement, au nom de l’intérêt général. Demain, il y aura un rééquilibrage juridique entre l’intérêt général écologique et l’intérêt général agricole. Il sera alors bon de se rappeler que la protection de l’environnement a valeur constitutionnelle depuis 2005…
Hasard du calendrier, nous fêtons cette année les dix ans de la LOA de 2014, qui avait suscité la création de projets alimentaires territoriaux. Il en existe aujourd’hui plus de 400 sur la quasi-totalité du territoire national. Ce foisonnement d’initiatives locales, dont on peut se réjouir, peut s’avérer trompeur. D’abord, leur pérennité est largement dépendante de financements particulièrement aléatoires. Ensuite, ces projets ne devraient pas détourner notre attention : il ne faudra surtout pas lâcher les gouvernails national et, surtout, européen. Car c’est bien à cette échelle que doit être conçue une (réelle) “souveraineté alimentaire”, qui envisagerait à la fois la production (en tirant partie de la diversité du continent) ; la gestion des intrants (énergies, fertilisants, produits phytosanitaires, machinisme, numérique, etc.) ; mais aussi les processus de décision, où les intérêts des quelques acteurs les plus puissants ne devraient pas prévaloir. Et donc revenir au sens originel où la souveraineté alimentaire représente “la capacité des peuples à décider de leur alimentation et convenir du modèle pour y parvenir”. Ça tombe bien : les élections européennes approchent...