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N°1 / L’alimentation des jeunes générations : dépasser les stéréotypes

  • Justine Hugues, chargée de mission, Chaire Unesco Alimentation du monde
  • Damien Conaré, secrétaire général, Chaire Unesco Alimentation du monde

Les points clés du document

  • Le terme de « jeunesse » englobe en fait des groupes d’individus très hétérogènes. L’origine sociale, ethnique ou le genre – autant de clivages qui traversent la jeunesse – sont plus distinctifs encore que la tranche d’âge.
  • Le fameux « fossé générationnel » semble être un mythe : les statistiques ne permettent pas d’identifier des différences significatives entre les valeurs des moins de 30 ans et celles des personnes plus âgées.
  • À une période de la vie où la construction identitaire occupe une place centrale,
    l’alimentation en est un miroir grossissant. Pour autant, l’affirmation d’un « soi alimentaire » se fait sous influences et contraintes, notamment économiques, dans un contexte de précarité grandissante.

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De tout temps, une certaine forme d’intolérance à l’égard de la jeunesse a alterné, ou s’est juxtaposée, avec la fascination qu’elle suscite. Cette période de la vie incarne le temps de tous les possibles, celui de la liberté et de l’autonomie, sur lequel les générations suivantes posent souvent un regard nostalgique. « La jeunesse serait idéale si elle venait un peu plus tard dans la vie », disait à ce propos Herbert Henri Asquish, ancien Premier ministre du Royaume-Uni (1908-1916).

C’est aussi une catégorie de la population qui fait l’objet de nombreux clichés, a fortiori quand il est question d’alimentation. Visualiser les pratiques alimentaires des jeunes, c’est entrer dans un imaginaire rempli de fast-foods, de microondes, de surgelés et de tacos livrés à domicile. Mais le lieu commun qui consiste à associer jeunesse et malbouffe résiste-t-il à l’épreuve des faits ? Comment se débrouillent les jeunes quand ils s’autonomisent ? Sont-ils réellement influencés par les réseaux sociaux ? Sont-ils plus enclins que leurs aînés à adopter des régimes alimentaires durables ? En quoi leurs pratiques alimentaires rejoignent ou se distinguent de celles de leur famille et des autres générations ? Autant de problématiques que nous avons explorées lors de notre colloque annuel 2024, dédié à l’alimentation des jeunes générations (15-30 ans), et dont nous tirons ici les principaux enseignements.

Des jeunesses plurielles

« C’est par un abus de langage formidable que l’on peut subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien en commun », affirmait Pierre Bourdieu en 1978 à propos de la jeunesse. Pour le sociologue, celle-ci n’était « qu’un mot ». Ainsi, le refus d’un essentialisme, qui ferait de jeunes « les jeunes » et des jeunes « la jeunesse », domine le champ des sciences sociales.

Les jeunesses sont en effet très hétérogènes et traversées par un certain nombre de clivages, aux premiers rangs desquels figure l’origine sociale.

Cette dernière impacte fortement les trajectoires scolaires et les parcours de vie. « Si l’école s’est massifiée et que les étudiants ne sont plus tout à fait les “héritiers” décrits par Bourdieu, les statistiques montrent que seuls 46 % des jeunes de 18 ans ont un bac général et, de même, seulement une petite moitié des 18-25 ans a un statut étudiant », rappelle le sociologue Camille Peugny.

L’origine ethnique, le lieu de vie ou encore le genre sont d’autres facteurs qui distinguent fortement les jeunes entre eux. Dans un récent rapport publié par l’Institut Montaigne, les chercheurs Marc Lazar et Olivier Galland identifient au moins deux grands types de jeunesse. D’un côté, une jeunesse rurale, plus populaire, souvent active, qui est très attachée à son ancrage local et, de l’autre, une jeunesse urbaine, souvent scolaire ou étudiante, issue de milieux sociaux plus favorisés et privilégiant un cadre de vie métropolitain. Par ailleurs, selon cette étude, au sein de la jeunesse française, les femmes seraient davantage un moteur de l’évolution des attitudes sociopolitiques à l’égard des questions relatives au genre – et dans une moindre mesure à l’écologie – avec un goût plus prononcé pour la protestation, tout en répudiant plus que les hommes la violence politique.

Au-delà du mythe de la fracture générationnelle

Les nouvelles générations sont inscrites dans une société en prise à des évolutions qui nous concernent toutes et tous : nouveaux rapports au travail, éco-anxiété, accélération du rythme de vie et des changements sociaux (structures familiales, styles de vie, fluidité des genres), nouvelle condition numérique à travers des supports médiatiques qui portent en eux-mêmes un autre rapport au monde, etc. Mais ces changements rapides et radicaux, qui doivent être assimilés prioritairement par (ou touchent particulièrement) les jeunes générations, creusent-ils un fossé entre générations ?

« Quand on observe les données statistiques, on peine à identifier une différence significative entre les valeurs des moins de 30 ans et celles des personnes plus âgées, analyse Camille Peugny. « Ce sont les plus de 60 ans qui se distinguent particulièrement des autres, par des positions plus conservatrices, plus ethnocentrées ». En attestent les résultats de l’enquête européenne sur les valeurs, réalisée en 2018. Interrogés, par exemple, sur leur rapport à l’écologie, à l’immigration ou au travail, les moins de 30 ans donnent des réponses semblables à celles des 30-44 ans et des 45-59 ans. Les données de l’étude conduite par l’Institut Montaigne abondent dans ce sens : les évolutions générationnelles ne sont pas assez significatives pour appuyer la thèse de l’émergence d’une rupture entre générations.

Encore une fois, à l’intérieur d’une même catégorie d’âge, c’est notamment en fonction du statut socio-économique des personnes interrogées que les différences de valeurs sont les plus sensibles. Ainsi, d’après cette même enquête européenne, le score de préoccupation environnementale est de 5,8 sur 10 chez les jeunes ouvriers, contre 7,1 chez les jeunes cadres. Concernant les pratiques alimentaires, elles semblent suivre la même corrélation. Certains produits, tels que les fruits et légumes, apparaissent comme un « marqueur social », tant pour les jeunes que pour les adultes. Ce groupe d’aliments est l’un de ceux dont le niveau de consommation est le plus lié au statut socio-économique et aux inégalités de santé.

Les comportements alimentaires des jeunes, entre héritage familial et affirmation identitaire

L’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte, périodes où l’on est particulièrement tourné sur soi, sont des phases importantes de définition et d’affirmation identitaire. Les styles alimentaires en sont le reflet. Manger renvoie effectivement à la construction du corps, à l’image qu’on en a et qu’on veut en donner. La mise en scène de la transgression diététique ou les troubles du comportement alimentaire peuvent, par exemple, témoigner de velléités revendicatrices.

Pour autant, l’affirmation de préférences culinaires chez les jeunes reste très influencée par l’héritage familial. La dimension émotionnelle, par le biais des liens affectifs et de la nostalgie de l’enfance, est parfois conscientisée, parfois intériorisée. Bol de chocolat chaud, plats mijotés par les grands-parents ou encore « alicaments », ces produits que l’on donne parfois à un enfant malade pour leurs vertus prétendument curatives… Le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’y réfère comme à un « effet doudou » de l’alimentation.

Les résultats de 44 entretiens, menés par des étudiants auprès de jeunes de 18 à 25 ans, en amont de notre colloque, montrent que les habitudes alimentaires liées à la cuisine et la commensalité au sens large rejoignent à certains moments celles de la famille ou, au contraire, s’en écartent. « C’est vrai qu’inconsciemment, tu manges les repas que tes parents faisaient chez toi. Donc des trucs basiques avec des épinards, de la purée. Voilà, un peu de nostalgie », témoigne, par exemple, Mathieu, étudiant de 22 ans ayant participé à l’enquête. « Je suis assez fier de bien cuisiner et de ma mère qui m’a appris à le faire aussi », explique Bastien, charpentier de 23 ans. À l’inverse, pour des raisons liées à l’affirmation identitaire mais aussi à des contraintes (voir ci-dessous), d’autres jeunes devenus autonomes rompent avec cet héritage. « C’est un peu un choc de passer à des pâtes, poulet-champignons, des trucs comme ça… Les plats traditionnels, je n’en mange plus du tout », illustre Émilie, 23 ans.

« Bien manger » : un équilibre subjectif sous influences et contraintes

La transmission est un processus dynamique fait de sélections, de ruptures, de continuités et de transformations. En incorporant les innovations introduites par les générations successives, les traditions s’adaptent aux nouveaux contextes et perdurent.L’éducation alimentaire n’est pas vaine. Mais les discours normatifs et règles diététiques théoriques, dont l’application peut s’avérer onéreuse et chronophage, entrent généralement en conflit avec la situation matérielle et économique des jeunes.

Par ailleurs, le rôle de modèle joué par les pairs, notamment via les réseaux sociaux, peut venir concurrencer les figures d’autorité traditionnelles sur ces sujets. Et de fait, l’alimentation est une thématique largement plébiscitée par les jeunes sur les réseaux sociaux. Ces derniers ont envahi leur quotidien : en 2023, les 15-24 ans y consacraient quotidiennement 2h19 en moyenne, soit plus de 60 % de leur temps de navigation sur Internet. Ils y voient une source de divertissement, d’information, d’inspiration et de motivation. « La communication horizontale et l’intimité établie avec leur communauté font des influenceurs des figures d’autorité légitimes », explique Pascale Ezan, professeure en sciences de gestion à l’Université Le Havre Normandie. « Influenceurs et “followers” ont souvent le même âge (30 ans en moyenne), les mêmes préoccupations et contraintes. Ils entretiennent des liens authentiques, sur le registre de la conversation, plus que de l’injonction ». Aussi, en matière d’alimentation, le discours institutionnel et scientifique est largement supplanté par le témoignage et la promotion du « beau » et du « faire ». Bien que ces nouveaux moyens de communication contribuent à renforcer la littératie alimentaire des jeunes, ils ne sont pas sans risques. « Sur 98 vidéos observées, 82 ne correspondent pas à des menus équilibrés. Celles-ci véhiculent un idéal de minceur, avec des repas très peu caloriques, des portions réduites ou des aliments encourageant la satiété », détaille la chercheuse, faisant référence aux résultats d’une enquête conduite dans le cadre du projet Alimnum.

Dans leur grande majorité, les normes corporelles valorisées en ligne sont plutôt conservatrices et renforcent les stéréotypes de genre : minceur pour les femmes et prise de muscles pour les hommes.

Au-delà des connaissances, l’influence de l’environnement – dont numérique – sur l’alimentation des jeunes est donc déterminante. Même quand ceux-ci affichent une bonne connaissance des recommandations nutritionnelles, ils rencontrent, en général, de grandes difficultés pour les appliquer. Les raisons ? Principalement les manques d’équipement, de pouvoir d’achat et de temps pour cuisiner. Il en est de même pour l’adoption de pratiques alimentaires plus soucieuses de l’environnement, le facteur « âge » ayant très peu d’effet sur celles-ci, contrairement aux conditions économiques. L’augmentation continue des dépenses contraintes (éducation, santé, logement) et l’inflation très marquée du prix des produits alimentaires ces deux dernières années ont fait de l’alimentation une variable d’ajustement budgétaire. Lorsque leur pouvoir d’achat est limité, les jeunes font le choix d’aliments moins chers, plus rassasiants, et ce bien souvent au détriment de la qualité nutritionnelle et de l’impact social et écologique.

De même, la crise de la COVID-19, avec les périodes de confinement qui ont notamment empêché des opportunités de travail, a exacerbé et visibilisé la situation de précarité alimentaire à laquelle beaucoup d’étudiants font face.

Aujourd’hui, un étudiant sur cinq ne mange pas à sa faim et un sur deux a déjà sauté un repas, faute d’argent.

C’est le résultat de l’étude « Bouge ton CROUS », menée en 2023 par la Fédération des associations générales étudiantes (Fage) auprès de 7 500 personnes en France métropolitaine. Une situation d’autant plus critique quand on sait l’impact de l’insécurité alimentaire sur la santé et la qualité de vie future. Une étude de la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, conduite en 2021, a montré que les étudiants en situation de précarité alimentaire ont presque deux fois moins de chance d’obtenir un diplôme de niveau licence, et encore moins d’obtenir un diplôme de niveau master, que les étudiants ayant accès à une alimentation équilibrée de qualité. Par ailleurs, la précarité alimentaire vécue par les jeunes va bien au-delà du cadre étudiant, lequel a été relativement bien documenté au cours des dernières années. Les jeunesses rurales, ouvrières, au chômage ou sans situation administrative référencée passent davantage sous les radars des statistiques.

L’alimentation, source d’engagement

Pour lutter contre la précarité alimentaire, et plus généralement favoriser l’accès à une alimentation de qualité, de nombreuses initiatives portées par les jeunes émergent. Entre décembre 2021 et février 2022, l’association Let’s Food a mené une enquête auprès de 33 projets qui oeuvrent pour favoriser l’accès à l’alimentation des étudiants. Près de la moitié (48,5 %) d’entre eux ont été créés directement pour répondre aux impacts de la crise sanitaire. Ils sont essentiellement portés par des associations (75 %) et se sont tous maintenus après la levée des restrictions. La moitié des initiatives interrogées proposent des produits issus de filières courtes et/ou de l’agriculture biologique. Elles font alors le choix de sortir du circuit d’approvisionnement classique de l’aide alimentaire.

À Lyon par exemple, VRAC Universités propose aux étudiants, via des groupements d’achats, des produits de qualité à prix coûtant, dans un projet collectif et émancipateur, construit avec les adhérents. À Toulouse, l’association « Au cœur de ma cantine » porte un projet de restaurant solidaire, afin de promouvoir l’emploi des jeunes et l’alimentation durable aux Izards, un quartier prioritaire de la politique de la ville. Certaines démarches visent à convaincre les politiques de mettre en place des infrastructures favorables à l’accès à une alimentation durable pour toutes et tous, à l’instar de la Convention étudiante de l’alimentation durable. Quarante étudiants se sont ainsi formés aux grands enjeux des systèmes agricoles et alimentaires et en ont débattu pour construire une série de propositions concrètes portées au Parlement européen en 2024.

Dans leur recherche d’emploi également, les nouvelles générations plébiscitent, plus que leurs aînés, les structures engagées pour la transformation des systèmes alimentaires. Nous gardons tous en mémoire la « désertion », annoncée avec fracas et fortement médiatisée, d’étudiants d’AgroParisTech lors de leur remise de diplôme en 2022. Les grandes marques de l’industrie agroalimentaire peinent actuellement à recruter chez les jeunes, comme en témoigne le dernier classement annuel des entreprises où les étudiants français rêveraient de travailler, réalisé par Universum auprès de plus de 24 000 d’entre eux. Pour les étudiants en école de commerce par exemple, la première entreprise agroalimentaire citée, Nestlé, n’arrive qu’en 31e position. Renforcer l’attrait des secteurs agricole et alimentaire aux yeux des jeunes s’impose, si l’on veut réussir à mettre à profit leurs compétences et leur créativité au service de systèmes plus durables.

Conclusion

Ce qui unirait aujourd’hui la jeunesse française n’est donc pas tant son rapport au travail ou à l’écologie, que la « marée montante de la précarité, qui grignote les existences des cohortes les plus récentes », comme le souligne Camille Peugny. Dans le domaine de l’alimentation, cette précarité génère évidemment insatisfaction et frustration : que faire face à la multiplication des injonctions nutritionnelles et environnementales, quand on ne dispose pas des moyens matériels et financiers pour les appliquer ?

Il semble indispensable d’offrir aux nouvelles générations la possibilité de choisir, tant à l’échelle individuelle que collective, ce qu’elles mangent aujourd’hui et mangeront demain. Faire de l’alimentation un droit effectif rassemble de plus en plus d’initiatives portées par – et pour – les citoyens, dont les jeunes. Sur les campus ou dans les quartiers, des projets émergent, basés sur les principes de l’éducation populaire. Objectif : reprendre le pouvoir sur le contenu de son assiette et, partant, se sentir légitime à imaginer et contribuer à créer des systèmes agricoles et alimentaires souhaitables.

L’enjeu est d’autant plus fondamental qu’il dépasse les seules questions de démocratie alimentaire. Il y a quelques mois, était nommé en France « le plus jeune Premier ministre du plus jeune président de la Ve République ». Un choix qui, au moins symboliquement, porterait à croire au mirage d’une jeunesse qui aurait pris le pouvoir de nos institutions. Or, les politiques publiques actuelles contribuent plutôt à entretenir les jeunes dans une forme de citoyenneté de seconde zone, où l’accès aux droits reste, même après la majorité, conditionné par le portefeuille des parents. Ceci fait de la jeunesse une période vécue dans l’urgence de l’insertion et sous étroite dépendance familiale. Là où, pour le politologue Tom Chevallier, il serait temps de la considérer comme « un temps long de l’expérimentation », une étape fragile de l’existence, qui doit être significativement et inconditionnellement soutenue par l’État.

Plusieurs travaux de recherche établissent un lien entre le type de politiques publiques mises en place et la confiance institutionnelle. Donnons donc aux jeunes les moyens de se construire un futur désirable, dans lequel l’alimentation pourrait jouer pleinement son rôle politique, à la fois facteur d’émancipation et vecteur de lien social entre les individus.

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