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Cédric Bernard 

Développer un indice de présomption de précarité alimentaire

MOTS-CLÉS : PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE, INDICATEURS, SOLIDARITÉS, SYSTÈME D’INFORMATION

La précarité alimentaire est redevenue un enjeu visible lors de la crise sanitaire de 2020. Cette situation a donné du poids aux discours sur le droit à l’alimentation, sur la dignité des personnes précaires et sur une paupérisation d’une partie grandissante de la population française. Caractériser les précarités alimentaires, au-delà des volumes de denrées distribués et du nombre de personnes inscrites sur les registres des associations caritatives, devient un besoin pour mieux répondre aux déterminants de la ou des précarité(s) alimentaire(s). Nous proposons dans cette synthèse la construction d’un indice pour cartographier les risques de précarités alimentaires en zone urbaine et ainsi donner des clés pour l’action aux décideurs politiques et acteurs associatifs.

CONTEXTE DE LA DÉMARCHE

Cette synthèse s’inscrit en réponse à une demande de Montpellier Méditerranée Métropole qui cherche à mieux connaître son paysage alimentaire et les causes des situations de précarité alimentaire sur son territoire. Le travail à l’échelle métropolitaine fait suite à un travail similaire mené à l’échelle du département de l’Hérault dans le cadre d’un projet au cours duquel a été mis en place un observatoire des solidarités alimentaires : VOBSALIM 34. Cette première étape, qui reposait sur des données en libre accès, a mis en évidence des disparités fortes entre les territoires ruraux. L’indice départemental alors défini doit maintenant être adapté pour rendre compte des situations propres aux territoires des grandes villes du département : Agde, Béziers, Sète et Montpellier. Nous avons donc cherché à décliner cet indice à l’échelle infracommunale avec pour objectif de proposer des indicateurs adaptés aux spécificités urbaines. Pour anticiper un possible essaimage (réutilisation de la démarche et de l’outil par d’autres collectivités), nous avons fait le choix de nous appuyer exclusivement sur des données en libre accès.

PRÉSENTATION DE LA DÉMARCHE

Notre démarche s’est construite en trois temps. Dans un premier temps, nous avons appréhendé les enjeux spécifiques à la précarité alimentaire en France via un travail bibliographique. Celui-ci a été complété par des entretiens ciblés avec huit personnes ressources : des chercheurs de l’Institut national de recherche en agriculture, alimentation et environnement (INRAE) et du Centre international de recherche agronomique pour le développement (Cirad), des salariés des collectivités territoriales, de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), de l’agence régionale de santé (ARS) et de la caisse d’allocations familiales (Caf). Dans un second temps, nous nous sommes inspirés des dynamiques existantes en France et au niveau international, notamment dans les pays qui souffrent particulièrement d’insécurité alimentaire que nous connaissions le mieux. Les dynamiques en Afrique de l’Ouest permettent de prendre du recul sur la situation hexagonale et d’illustrer ce qu’il serait souhaitable et possible de faire.
Enfin, nous avons identifié et exploré les bases de données disponibles aux échelles infracommunales pour identifier et proposer des indicateurs regroupés en dimensions essentielles pour caractériser la précarité alimentaire. La proposition formulée ici fait suite à des discussions de groupes avec des chercheurs et des personnes ressources ayant travaillé sur ce type d’indice à l’échelle départementale.

POUR « LUTTER CONTRE LA PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE », LE POLITIQUE A BESOIN DE BIEN LA « CARACTÉRISER »

La précarité alimentaire n’est définie qu’indirectement à travers la notion de « lutte contre la
précarité alimentaire » (Conseil national de l’alimentation, 2022). Des auteurs (Paturel, 2019) ou institutions (Laboratoire de l’économie sociale et solidaire, 2020) ont proposé des angles pour la définir. Ces derniers font référence à la notion d’accessibilité (économique et physique) et lient la précarité alimentaire aux notions de pauvreté monétaire et de déclassement ou d’isolement social. Les formes de la précarité alimentaire sont liées à cette notion d’accessibilité mais elles couvrent également les champs de la qualité des aliments, des conditions d’utilisation et des conséquences sociales ou de santé qui peuvent être variables. La seule variable « bénéficiaires de l’aide alimentaire » ne saurait donc rendre qu’une vision très partielle de la situation réelle.

En l’absence de données d’enquête populationnelle permettant de repérer les situations de précarité alimentaire, seule une approche via les déterminants de la précarité alimentaire peut permettre de dépasser une approche se limitant à mesurer cette dernière en dénombrant le nombre de personnes recourant à l’aide alimentaire. Ces déterminants sont de différents ordres : économiques (niveau de revenu et coût de l’alimentation) ; sociaux (isolement, éducation, représentation, cultures et pratiques) ; environnementaux (paysage alimentaire) ; de santé (proximité des services de santé, accès à l’information, maladie cardiovasculaire, diabète, conséquence sanitaire des comportements à risque – alcool) ; et liés à la mobilité (capacités de déplacement, temps de déplacement pour accès à l’offre, distance par rapport à une offre « de qualité » et diversifiée).

Actuellement, en France, la précarité alimentaire est approchée par les données issues de l’aide alimentaire. La collecte de données est principalement « réalisée par les grandes associations comme les Restos du coeur ou le Secours populaire et est loin d’être exhaustive » (Hoyau, 2023). La compilation des données est difficile car les acteurs ne communiquent pas sur leurs activités de la même façon. De plus, « toutes les personnes en situation de précarité alimentaire ne demandent pas à bénéficier de l’aide alimentaire, n’y sont pas éligibles ou n’ont pas nécessairement un accès facile et confiant à l’aide alimentaire » (CNA, 2022). Ces données ne rendent pas non plus compte du non-recours ou des différentes formes de précarité et tendent à faire apparaître le don ou la vente à prix réduit d’aliments comme la seule réponse possible. Enfin, cette approche par l’aide alimentaire ne rend pas compte de la diversité des situations de précarité (diversité qui pourrait appeler une diversité de réponses plutôt que la seule aide alimentaire).

Les entrées par les taux de pauvreté sont également utilisées mais de manière moins systématique. Elles ne donnent qu’une approximation insatisfaisante de la précarité alimentaire car toutes les personnes pauvres ne sont pas nécessairement en situation de précarité alimentaire. De la même manière, toutes les personnes en situation de précarité alimentaire ne sont pas nécessairement pauvres (par exemple les personnes âgées isolées).

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) conduit également des enquêtes à l’échelle nationale. Ces enquêtes, réalisées tous les sept ans, donnent une idée un peu plus précise de certains indicateurs en lien avec l’alimentation des Français, et sont quasiment les seules enquêtes en population générale cherchant à mesurer directement les difficultés d’accès à l’alimentation (Anses, 2017). Leur intérêt pour l’analyse de la précarité alimentaire est limité par leur faible fréquence de réalisation et le fait que les difficultés d’accès y sont essentiellement ramenées aux difficultés monétaires. L’enquête omet l’influence des critères physiques ou des limites en équipement ainsi que les publics ayant des besoins particuliers. L’Insee a également mené un travail auprès des personnes dites « recourantes » à l’aide alimentaire à la suite de la crise sanitaire dans le but de mieux comprendre quel public s’appuyait sur ces dispositifs pour faire face aux difficultés d’accès à l’alimentation (Accardo, 2022). Ce travail précise les situations de logement, d’emploi, etc. des « recourants » et donc indirectement, une nouvelle fois, relie précarité alimentaire et bénéficiaires de l’aide alimentaire.

La définition d’un indice par unité administrative apparaît comme une réponse possible au
besoin d’approcher la précarité alimentaire par ses facteurs déterminants. Basé sur des données en libre accès et dont la fréquence de collecte est suffisamment élevée, il permettrait de mener, sans coût d’enquête spécifique, une analyse territoriale des présomptions de précarité alimentaire et de compléter utilement les données existantes. Il contribuerait à éclairer certaines questions concrètes : « Faut-il ouvrir un relais médical, subventionner une cuisine de quartier, densifier l’offre en fruits et légumes ? ». L’hypothèse qui justifie l’ensemble de la démarche est la suivante : la caractérisation des situations de précarité alimentaire est une étape indispensable pour apporter une réponse adaptée allant au-delà de l’aide alimentaire et de la réduction des enjeux à des difficultés d’accès économique à l’alimentation.

LES INDICES EXISTANTS ET LES SYSTÈMES D’INFORMATION QUI LES SOUS-TENDENT

Dans les pays historiquement considérés comme fragiles vis-à-vis des questions de faim et de précarité alimentaire, l’utilisation d’outils d’analyse pour identifier les risques d’insécurité alimentaire s’est institutionalisée durant les dernières décennies. D’importants efforts d’enquête ont été faits pour analyser, anticiper et cartographier les risques et les vulnérabilités à l’insécurité alimentaire. À titre d’exemple, dans les pays sahéliens et en Afrique de l’Ouest, les analyses du « cadre harmonisé » sont des méta-analyses de l’insécurité alimentaire et nutritionnelle basées sur quatre dimensions : consommation alimentaire, moyens d’existence, nutrition et mortalité. Ces analyses permettent de cartographier l’insécurité alimentaire et nutritionnelle aiguë (Figure 1).

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