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Coûts cachés des systèmes alimentaires : un changement d’approche de l’alimentation durable ?

Par Nicolas Bricas, socioéconomiste de l’alimentation, titulaire de la Chaire

Décembre 2023

La FAO a publié, en novembre dernier, son traditionnel State Of Food and Agriculture - le SOFA pour les intimes ! Consacré aux coûts cachés des systèmes alimentaires, il inaugure une série de rapports sur le prix que le maintien de notre modèle industriel de production agricole et alimentaire fait véritablement payer à la société. Pour 2023, l’accent est plutôt mis sur les coûts pour la santé. L’an prochain, l’institution approfondira les impacts sur l’environnement. Les premiers résultats sont déjà édifiants. A l’échelle mondiale, ces coûts sociétaux sont estimés à 10 % du produit intérieur brut. Ce chiffre grimpe à plus de 25 % dans les pays les plus pauvres, absorbant ainsi un quart de leur faible richesse, qui aurait pu être utilisée à d’autres fins plus utiles.

Quelques mois avant, notre Chaire publiait une courte synthèse de quatre études sur ces mêmes coûts cachés, dans un « So What » signé Jean-Louis Rastoin. Avec des méthodes de calcul toutes différentes, ces études montrent que pour 100 € de nourriture achetée, il en coûte entre 100 et 200 € à la société en termes de dégradation de la santé et de l’environnement. Les dégâts sociaux - inéquité dans la répartition des valeurs ajoutées, précarité du travail, anxiété croissante, érosion culturelle, etc. – bien que plus difficiles à quantifier, sont tout autant problématiques.

Par ailleurs, la Chaire participe actuellement au Conseil scientifique d’une étude réalisée par le bureau Le Basic, pour le compte du Secours Catholique et plusieurs de ses partenaires, afin d’estimer le montant des dépenses publiques engendrées par le système alimentaire. Les premiers chiffrages, encore à l’affinage, sont d’une ampleur considérable. Ils incitent déjà à penser à des transferts budgétaires : financer la transformation des systèmes alimentaires pour les rendre durables peut se faire sur les budgets publics économisés grâce à des externalités négatives réduites pour la société.

Tous ces travaux témoignent-ils d’un changement d’approche de la question de l’alimentation durable ? D’une dynamique faite d’innovations « alternatives », souvent locales et à petite échelle, passerait-on à une perspective politique plus large, capable de contrer des mesures à grande échelle aux effets délétères pour nos systèmes alimentaires ?

Beaucoup d’efforts ont été consacrés à inventer et expérimenter d’autres façons de produire, échanger, consommer. Autant de « preuves de possibles » qui ouvrent la voie à de futurs chemins de transitions. Ces innovations sociales devaient se multiplier, changer d’échelle et devenir des motrices du changement. Force est de constater qu’elles n’ont pesé en rien dans les récentes décisions de remettre en culture des jachères à intérêt environnemental, de s’opposer à une réduction de la surconsommation de produits animaux, de poursuivre le financement de l’aide alimentaire classique, de prolonger de dix ans l’usage du glyphosate, de vider de sa substance le projet de loi sur la restauration de la nature, de rejeter le règlement européen sur les pesticides, etc.

Certes, chacun se sent bien faible et démuni contre la puissance des lobbies qui bloquent la transition et contre l’inertie d’un système installé, fait d’institutions et de processus techniques difficiles à réformer. Il est ainsi plus facile de s’investir localement. Car toutes ces innovations sont souvent enthousiasmantes. Mais elles servent peut-être plus d’antidépresseurs ou d’« écoanxiolytiques » que de ferments de changements plus profonds. D’autant qu’émerge un nouveau récit censé nous inspirer : celui de la troisième révolution agricole, avec ses innovations techniques issues du numérique, de la robotique et de la génétique ! Ce récit nous propose une agro-écologie de l’optimisation et du contrôle, utilisant de nouvelles ressources non renouvelables, dans une fuite en avant qui se veut optimiste.

Faire durer l’ancien modèle de production et de consommation et/ou lui donner un nouvel élan avec des innovations technologiques ne feront que maintenir la société dans le contrat social encore en cours. Celui d’une alimentation au moindre coût pour le consommateur, mais au coût croissant pour le citoyen, ici et ailleurs.