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Thérèse Gohin 

Légalisation des cantines informelles dans les foyers de travailleurs migrants

MOTS-CLÉS : RESTAURATION COLLECTIVE, MIGRANT·ES, CUISINE OUEST-AFRICAINE, ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE, PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE

S’il est abusif d’associer systématiquement précarité et migration, les migrant·e·s ont un statut socioéconomique généralement plus faible que celui de la population générale française. La précarité qui touche les migrant·e·s n’est pas seulement financière, sociale, sanitaire ou résidentielle, mais aussi alimentaire. Cette précarité alimentaire s’accompagne d’une faible connaissance de la cuisine et des denrées consommées localement. Ainsi, près de la moitié des bénéficiaires de l’aide alimentaire seraient des personnes immigrées, récemment arrivés en France ou y habitant depuis plus de trois ans (Accardo et al., 2022). Pourtant, cette aide alimentaire répond difficilement aux besoins spécifiques de ces populations. En effet, pour les personnes migrantes, les dimensions culturelle et religieuse de l’alimentation sont importantes car elles symbolisent souvent la continuité et la préservation des habitudes alimentaires de leur pays d’origine. Ce qui n’empêche pas, parallèlement, une intégration des habitudes alimentaires du pays d’accueil. Malheureusement, les aliments qui correspondent à leurs besoins, tels que des « produits exotiques », sont plutôt des denrées « de luxe » difficilement accessibles pour des personnes en précarité financière (Kassabian, 2021). Il serait donc important de promouvoir des initiatives alimentaires plus adaptées aux besoins des migrant·e·s.

DES CANTINES INFORMELLES DE FOYERS : DES MIGRANT·E·S OUEST-AFRICAIN·E·S SE NOURRISSENT EN COLLECTIF

Les premiers foyers de travailleurs migrants ont été construits dans les années 1950 pour accueillir des migrants originaires du Maghreb. À partir des années 1960, ces foyers ont progressivement accueilli des migrants d’Afrique de l’Ouest (Mali, Mauritanie, Sénégal, etc.). Deux structures ont alors été désignées comme gestionnaires de ces logements : la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (Sonacotra – actuel Adoma) puis l’Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches (Aftam – actuel Coallia). Depuis 2011, ces migrants d’Afrique subsaharienne sont majoritaires dans 31 des 49 foyers de la région parisienne et représentent 63 % des 8 000 résidents officiels (Alba, 2011).

Ces foyers, prévus au départ davantage comme des « lieux de passage » et non des logements pérennes pour les migrants, hébergent quasi exclusivement des hommes seuls, éloignés de leur famille. Ils disposent de chambres partagées et de nombreux espaces collectifs. Dans les foyers à dominance ouest-africaine d’Île-de- France, pour beaucoup mono- ou bi-communautaire, la dimension du collectif est donc très prégnante. De nombreuses formes de solidarité coexistent, notamment l’hospitalité pour des proches souvent en situation irrégulière, comptés parmi les surnuméraires du foyer, ainsi que des activités de cuisine collective. À cet égard, différentes pratiques sont observées dans les foyers équipés de cuisines d’étage et/ou d’une grande cuisine commune située plutôt au sous-sol ou au rez-de-chaussée. Dans les cuisines d’étage s’organisent plutôt ce qu’on appelle les cuisines du tuusé : des groupes familiaux et ethniques qui, grâce à un système de cotisations, s’organisent pour des repas collectifs. Dans les grandes cuisines communes, des activités de cantines informelles commerciales s’ajoutent à divers autres commerces informels, tels que des coiffeurs ou tailleurs. Pour gérer ces cantines, les résidents s’organisent en comités pour lesquels ils désignent un ou plusieurs délégués représentants des communautés du foyer, souvent des anciens ayant une bonne connaissance du français. L’organisation et les élections de ces comités se formalisent progressivement, grâce à des évolutions réglementaires et législatives avec notamment la possibilité de se constituer en association (Daunis, 2023 ; Hoare, 2023).

Ces cantines informelles présentent de nombreux avantages : ouvertes en continu du midi jusqu’à tard le soir, elles sont adaptées aux horaires de travail atypiques des résidents. Dans certains foyers, jusqu’à 1 000 repas par jour sont servis aux migrants résidents mais aussi à des extérieurs, souvent des travailleurs·euses et habitant ·e·s du quartier en situation de précarité. Les repas, vendus à un prix modique de 1,50 à 2 €, respectent les traditions culinaires ouest-africaines. Selon le gestionnaire Adoma dans son magazine d’information de 2011, pour seulement six cantines informelles parisiennes, il a été recensé une production de 1 234 000 repas par an. Cela équivaut à la distribution annuelle des Restos du cœur dans le Val-d’Oise, révélant ainsi l’importance de ces cantines dans la lutte contre la précarité alimentaire (Adoma, 2011). Ces cantines permettent aussi de fournir un travail à des cuisinières souvent sans papiers. Enfin, elles représentent pour leurs gérants une manne financière importante pour financer des projets de développement dans leurs pays d’origine. Elles sont toutefois critiquables à différents niveaux : l’activité s’organisant en dehors de tout cadre légal, les normes sanitaires ou d’hygiène imposées à la restauration collective ne sont pas respectées. Le droit du travail français est également bafoué, les cuisinières travaillant 15 heures par jour à 4 € de l’heure. Enfin, la répartition des rôles y est très genrée. Tandis que les dirigeants des comités de résidents sont surtout des hommes, les cuisinières employées sont essentiellement des femmes. Les dirigeants favorisent aussi une rotation importante de ces cuisinières pour garder leur pouvoir et éviter qu’elles ne s’installent durablement, renforçant la précarité de leurs emplois (Masure, 2022).

VERS LA LÉGALISATION DES CANTINES INFORMELLES EN RESTAURANT SOCIAL

Volonté institutionnelle de légalisation des cantines

Ces cantines commerciales informelles, très ouvertes sur l’extérieur, sont mal vues par les pouvoirs publics et gestionnaires des foyers, qui n’avaient pas anticipé cette évolution pour des cuisines destinées initialement à l’usage unique des résidents. Les allées et venues au sein de ces cantines favoriseraient pour eux la suroccupation des foyers, avec des conséquences sur la sécurité. Cependant, la question de la légalisation ne se pose qu’en 1997, lors du lancement par l’État du Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants (PTFTM) et la création de la Commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI) pour le piloter. Ce plan quinquennal se donne pour objectif la réhabilitation des foyers, dont beaucoup sont insalubres et suroccupés, et leur transformation en « résidences sociales ». Il s’agit de sortir du logement exclusivement destiné aux migrants et d’inclure d’autres types de populations précarisées et davantage de femmes. Il est également prévu de transformer les chambres collectives en studios individuels avec sanitaires et kitchenette et de progressivement fermer les espaces collectifs, dont les cuisines, afin d’éviter les occupants surnuméraires (Daunis, 2023). Cette transformation est complexe et vingt-trois ans plus tard, les objectifs visés à l’origine ne sont atteints qu’à 80 % à l’échelle nationale (CILPI, 2020). Dans le cadre de cette réhabilitation, la volonté politique initiale était de supprimer l’ensemble des activités commerciales informelles des foyers. Concernant les cantines informelles, il est vite apparu que leur rôle social et économique et leur capacité à générer des chiffres d’affaires importants en faisaient des activités intéressantes qu’il convenait plutôt de légaliser.

L’association APPUI, porteuse d’un modèle légalisé

Les deux premières cantines légalisées sont portées par l’association « Taf et Mafé » en Seine-Saint- Denis, dans deux foyers récemment transformés en résidences sociales, l’un en 2003 à Saint-Denis, l’autre en 2006 à Aubervilliers. Le modèle légalisé proposé est celui d’un restaurant social sous forme d’atelier chantier d’insertion (ACI) sous statut associatif, ce qui confère au projet de cantine une visée sociale supplémentaire, à savoir l’accompagnement des publics éloignés de l’emploi (primo-arrivant·e·s, réfugié·e·s, mères de familles monoparentales et bénéficiaires du RSA, etc.). Ces employé·e·s en insertion sont selectionné·e·s par Pôle emploi. Grace à l’accès à des subventions publiques, couvrant les salaires des employé·e·s en insertion, ce modèle permet de maintenir un prix d’environ 3 €. Benjamin Masure, le porteur de l’initiative « Taf et Mafé », a également créé l’association APPUI, qui accompagne d’autres cantines informelles vers la légalisation en aidant des porteurs et porteuses de projet à adopter ce modèle d’ACI. L’expérience réussie de « Taf et Mafé » en banlieue a incité les collectivités locales et les gestionnaires Adoma et Coallia à s’engager davantage pour la légalisation des cantines. Coallia a opté pour une gestion internalisée avec des employé·e·s « identifié·e·s cuisines » (Legouy, 2022). Adoma a externalisé ces activités, en faisant notamment appel à APPUI qui a réalisé une expertise en 2009. En 2013, la Ville de Paris s’est aussi adressée à APPUI pour la légalisation des cantines informelles de ses foyers. L’étude fournie par APPUI démontre la faisabilité de légaliser neuf des dix-huit cantines informelles existantes.

La Ville de Paris lance alors des appels d’offres pour sélectionner le porteur ou la porteuse du restaurant légalisé. Les comités de résidents issus de l’informel peuvent y répondre mais ne sont pas favorisés vis-à-vis d’autres porteurs ou porteuses extérieur·es. Les coûts d’investissement pour mettre les cuisines aux normes sont importants et sont en partie assumés par les gestionnaires (Pichaud, 2023).

Aujourd’hui, il existe huit restaurants sociaux actifs en ACI répartis sur Paris et sa banlieue. On retrouve dans tous ces restaurants des plats ouest-africains et respectant la norme halal, déjà proposés dans les cantines informelles, comme le yassa, le thiéboudiène, le mafé, etc. (Figure 1). Grâce à l’initiative d’APPUI, ces huit structures sont également membres d’un réseau d’entraide et de partage qui se nomme « Resto-passerelle ». Cette plateforme leur permet notamment de négocier auprès de fournisseurs et grossistes communs les prix des matières premières, coûteuses pour certaines, vu leur origine exotique.

PASSAGE DE L’INFORMEL À L’INSTITUTIONNEL : CINQ EXPÉRIENCES DE RESTAURANTS SOCIAUX

Création ou reprise des structures légalisées par différents porteurs

La Marmite d’Afrique : prise en main par une ancienne cuisinière de la cantine informelle

La Marmite d’Afrique est le premier restaurant légalisé dans Paris intramuros. Awa Koné, ancienne cheffe cuisinière malienne ayant travaillé plus de 27 ans dans les cantines informelles, remporte l’appel d’offres de la Ville de Paris pour la résidence sociale Commanderie (Adoma) dans le 19e arrondissement en 2008. Malheureusement, le restaurant la Marmite d’Afrique n’entre en activité que trois ans plus tard, en raison d’une opposition forte du comité des résidents. « Ils n’étaient pas d’accord, ils voulaient leur restaurant à eux-mêmes. Ils allaient voir la mairie et les élus » (Koné, 2023). Dans l’équipe du restaurant, Awa parvient à s’entourer de certaines de ses anciennes cuisinières. La promesse d’embauche et l’accompagnement juridique fournis par la Marmite d’Afrique permettent à ces femmes sans papiers d’accéder à un statut légal et à un travail digne. Impliquée dans la production des repas et la gestion du restaurant, Awa est à ses débuts accompagnée par Benjamin Masure pour le côté administratif, financier et le pilotage du chantier d’insertion. Cette fonction plus administrative a été reprise par la suite par Marie Guepratte, co-dirigeante du restaurant avec Awa. Aujourd’hui, le restaurant est situé dans une autre résidence sociale du 19e, la résidence Lorraine (Coallia). Ce déménagement a eu lieu en 2022 en raison d’une dégradation importante de l’environnement social du restaurant à Commanderie posant des questions de sécurité quotidienne pour ses employé·e·s (Koné, 2023 ; Guepratte, 2023).

Le restaurant AGDS et le restaurant du Nouveau Centenaire : la continuité d’une gestion par le comité de résidents

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