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Mai 2020 

Solidarités alimentaires avec les populations précarisées par la crise du COVID-19 (Phase 1)

Ce rapport fait état des premiers résultats d’enquêtes sur les solidarités alimentaires avec les populations précarisées par la crise du Covid-19

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Auteurs :
Nicolas Bricas, Cirad, UMR Moisa et Chaire Unesco Alimentations du monde
Carla Abadie, Université Toulouse Jean Jaurès et Inrae UMR Moisa
Iris Farrugia-Amoyel, ingénieure de recherche associée Cirad, UMR Moisa
Alexia Lorieux, Université Toulouse Jean Jaurès et Cirad, UMR Moisa
Amélie Wood, Université Montpellier et Cirad, UMR Moisa

Les éléments présentés ici proviennent d’une enquête réalisée par des étudiantes en Master 2 de sciences sociales appliquées à l’alimentation (Université Toulouse Jean Jaurès) et de nutrition publique (Université Montpellier) et par une chercheur associée bénévole sous la direction de Nicolas Bricas. L’objectif de cette enquête est d’identifier la diversité des situations de précarisation alimentaire liées à la crise du Covid-19 et les difficultés rencontrées par les structures de solidarité. La première phase vise à identifier les situations durant le confinement. La seconde, qui démarre, visera à identifier les situations en sortie de confinement et quelques semaines après pour comprendre les possibles effets transformateurs de cette crise sur l’alimentation des populations vulnérables. Les enquêtes, toutes réalisées par téléphone, prennent la forme d’entretiens approfondis à l’aide d’un guide méthodologique. Cette enquête reçoit le soutien de l’Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires (CNIEL).

Enquêtes réalisées
Les résultats présentés ici sont issus d’une première série d’entretiens avec des personnes en situation de précarité et de professionnels ou bénévoles de structures d’accompagnement des personnes en besoin d’assistance réalisés en avril et mai 2020.
Carla Abadie : 5 entretiens auprès de personnes précaires à Toulouse et 3 avec des professionnels et bénévoles en Guadeloupe.
Iris Farrugia-Amoyel : 2 entretiens auprès de personnes précaires et 7 avec des professionnels et bénévoles majoritairement dans le sud de la France.
Alexia Lorieux : 10 entretiens auprès de personnes précaires et 6 avec des professionnels et bénévoles à Paris.
Amélie Wood : 9 entretiens auprès de personnes précaires et 6 avec des professionnels et bénévoles à Dijon, Bruxelles.

Une grande diversité de situations de précarisation

La précarisation alimentaire se manifeste à première vue par l’augmentation du nombre de personnes qui ont recours à l’aide alimentaire. Presque toutes les associations interrogées témoignent d’une forte augmentation du nombre de bénéficiaires et redoutent une vague plus importante encore dans les mois à venir. Cette augmentation a commencé dès le début du confinement compte tenu de la baisse voire de la disparition de revenus qui ne sont pas forcément ou pas encore compensées.

Une partie des demandeurs d’aide sont des personnes qui avaient déjà recours à cette aide, mais de nombreuses nouvelles personnes se manifestent sans que leur profil soit pour autant bien connu. Pour faire face à l’afflux de ces personnes, les associations ne réclament plus de preuves des besoins d’aide (contrôle des revenus) et ne relèvent plus que le nom des bénéficiaires pour éviter la fréquentation de plusieurs lieux de distribution. Cette pratique répond parfois à la difficulté pour les nouveaux bénéficiaires d’oser se déclarer véritablement en précarité.

Mais le recours à l’aide alimentaire est la partie émergée d’un iceberg. Une partie de la population qui bouclait ses fins de mois difficilement mais ne bénéficiait pas d’aide spécifique ou d’une aide discrète (ex. tarif réduit à la cantine) se retrouve en plus grande difficulté. Mais elle n’a pas l’habitude ou ne veut pas recourir à des aides par honte ou car elle s’estime moins dans le besoin que d’autres. Une partie des personnes en précarité alimentaire sont donc hors des radars sociaux.

Toutes les situations de précarité ne relèvent pas seulement de difficultés financières :

Les personnes âgées ou malades à domicile qui bénéficiaient d’aides ménagères, de soignants ou personnes de compagnie peuvent se retrouver en difficulté du fait de la réduction de ces aides, qui peuvent être malades elles-mêmes ou qui limitent ou renoncent aux visites par crainte de contaminer les personnes fragiles.

Bien que des logiques de solidarité se mettent en place, certaines personnes souffrent d’un isolement profond et soulignent la difficulté à être seules en cette période. Il est par exemple compliqué d’aller “quémander” de l’aide à des inconnus lorsque l’on n’a pas d’autres choix. Inversement, il est difficile pour d’autres, par peur de se faire mal juger, de refuser des visites d’amis dans le besoin qui ne comprennent pas la nécessité d’une distanciation sociale.

Des étudiants en situation économique précaire qui bénéficiaient des services de la restauration collective et qui n’ont pas pu rejoindre leur famille ou se regrouper se retrouvent en difficulté. Ils n’ont pas forcément les moyens financiers ou le savoir-faire pour cuisiner eux-mêmes. Parmi eux, de nombreux étrangers venant de pays “pauvres” ne peuvent plus compter sur le soutien de parents eux-mêmes privés de revenus ou ne pouvant plus transférer de l’argent du fait de la limitation des services dédiés.

Les personnes sans domicile fixe, ne bénéficient plus de la mendicité des passants du fait de leur réduction et de la fermeture des restaurants et ne peuvent plus récupérer les invendus ni même bénéficier d’un accès aux sanitaires. Si certaines bénéficient de gestes de solidarité de la part de citoyens, d’autres souffrent de la disparition soudaine de ces solidarités locales (aides de riverains ou voisins, de commerces ou de restaurants). Certaines personnes cherchent à se relocaliser là où elles peuvent espérer croiser du monde, avec des risques de concentration et donc de contamination au coronavirus et des réactions de commerçants gênés pas ces regroupements à leurs abords. D’autres au contraire, craignant la contamination, s’isolent, rendant difficile leur repérage lors de maraudes. Des personnes qui n’étaient plus dans les radars des associations se sont volontairement rendues à nouveau visibles pour bénéficier des aides apportées par les maraudes notamment. Elles sont parfois prises en charge dans des centres d’hébergement où elles apprécient cette sécurité mais ont besoin d’un temps d’adaptation pour se familiariser à ces nouvelles conditions : “il y a un problème de transition, d’être en quatre murs... mon ami dormait par terre et laissait la fenêtre grande ouverte car il ne supporte pas le manque d’air”. Les liens sociaux sont parfois brisés et ce public reste peu informé des évolutions de la pandémie. Elles sont parfois même verbalisées pendant leurs déplacements avec l’impossibilité de contester les amendes par manque d’assistance sociale. À contrario, certaines personnes ont pu trouver un logement et sont sorties des radars associatifs. Parallèlement, la rupture des canaux administratifs d’aides financières a aggravé la situation des personnes devant introduire de nouvelles demandes d’aides ou des recours si les aides s’étaient arrêtées.

Certaines personnes ayant des dépendances à l’alcool ou à des drogues ont pu voir leur approvisionnement restreint ou coupé. Ces sevrages peuvent conduire à davantage de tensions et d’angoisses. Il y a également les personnes en état de dépression qui peuvent se retrouver confinées seules ou avec des personnes dont le foyer était déjà une source de danger et de stress (telles que les personnes battues).

Les femmes se retrouvent surchargées mentalement et physiquement du fait de l’augmentation des tâches ménagères qui pouvaient auparavant être allégées par le recours à la restauration collective à midi. Le confinement ne semble pas se traduire par une véritable réorganisation de la répartition des tâches au sein de la famille. Certaines femmes cuisinent pour passer le temps ou se faire plaisir. D’autres essaient de pallier les tensions naissant de la proximité dans le foyer et de la baisse de moral des enfants qui ne voient plus leurs amis. Elles leur distribuent plus facilement des biscuits ou des chips ou cuisinent des plats plus gras, sucrés ou salés, qu’ils préfèrent, et en leur permettant de manger plus souvent : “quand ils mangent, ils sont tranquilles”. A contrario, certaines femmes subissent une pression pour changer leurs habitudes alimentaires et sportives, en particulier par le biais des réseaux sociaux dénonçant les risques de grossir (“body-shaming”) et vantant ou apportant des conseils pour la “réussite de son confinement”.

À cette diversité de situations doit correspondre une diversité des besoins d’aide et de modalités d’octroi de ces aides. Et cette adéquation est encore en cours de rodage, d’autant que les structures d’aide rencontrent elles aussi des difficultés.

Les difficultés de la réponse en terme d’offre de solidarité

Les associations spécialisées dans la lutte contre la précarité connaissent un renouvellement des bénévoles. Des personnes relativement âgées qui craignent de s’exposer à une contamination au virus ou qui ont peur de le transmettre ne participent plus aux distributions (non sans déception) alors que de nombreux nouveaux bénévoles se manifestent pour s’engager dans ces associations.

Un certain nombre de lieux de distribution ont dû fermer par manque d’espace pour accueillir les personnes en toute sécurité. Cela se traduit par une réorganisation du travail et un afflux plus important dans les centres qui restent ouverts. Certains lieux ont dû modifier leur activité sans pour autant fermer : les associations qui proposaient habituellement des repas à table ont maintenu cette aide alimentaire par la distribution de paniers-repas à la place. De même les épiceries sociales et solidaires s’adaptent en proposant parfois du Drive et de la livraison à domicile. Les produits alimentaires peuvent parfois s’accumuler dans ces centres car leur redistribution n’est pas assez rapide, provoquant du gaspillage du fait du dépassement des dates limites de consommation. Certaines épiceries sociales et solidaires et structures d’aide alimentaire se mettent à travailler ensemble pour apporter une aide collective dans certaines communes moins bien desservies : “Cela met en place des solidarités forcées, mais permet à chacun de comprendre comment l’autre fonctionne, par le biais d’une action collective.”

Une des grandes difficultés aujourd’hui pour les associations est de répondre aux demandes en plats chauds. Il leur est en effet impossible de satisfaire ce besoin pour diverses raisons (cuisines trop étroites qui ne permettent pas de respecter la distanciation par exemple) mais la demande de la part des bénéficiaires ne fait que s’accentuer depuis ces derniers jours. Les seuls points de distributions qui réussissent à proposer des plats chauds voient leur fréquentation augmenter de manière significative. Les bénéficiaires préfèrent en effet favoriser ces endroits et le bouche à oreille favorise le regroupement des personnes dans ces lieux. L’offre ne permet malheureusement pas de fournir un plat chaud à tout le monde.

En parallèle, une multitude de nouveaux acteurs sont apparus pour venir en aide à des personnes dans le besoin : particuliers, restaurateurs, commerçants, groupes de bénévoles qui distribuent paniers ou plats cuisinés. La solidarité s’organise alors à une échelle très locale, en faisant appel au réseau de chacun. Ces nouveaux acteurs cherchent à s’adapter à des situations très particulières, et défendent ces approches qu’ils estiment plus adaptées par rapport à celles plus massives des plus grosses associations qui font plus de volume. L’une d’entre elles, “professionnelle” de l’aide, rodée aux choix d’aliments et à la logistique de leur mise à disposition craint que ces mobilisations citoyennes spontanées se traduisent pas une gestion insuffisante des risques sanitaires des aliments ou plats distribués. Par ailleurs, les plus petites associations ont été sollicitées de toutes part afin de pallier aux besoins alimentaires des plus vulnérables, bien qu’elles n’exercent pas forcément dans ce domaine initialement.

Face à l’afflux de demande, la solidarité tend à se réduire à une aide alimentaire alors que celle-ci était auparavant un élément parmi d’autres des pratiques de solidarité : lien social, conseils, traductions, etc. La précarité tend alors d’avantage à être traitée surtout comme un état de manque matériel, compensé par de l’aide, alors qu’elle est aussi l’affaiblissement voire la rupture de liens sociaux, le découragement, la honte, difficultés qu’une seule aide matérielle ne peut à elle seule atténuer. Mais si les structures limitent le temps passé à l’entretien des liens sociaux, elles font des efforts pour les maintenir. Les bénévoles des maraudes qui rencontraient jusque là beaucoup de souffrances et de détresse dans la rue, font maintenant face à la “découverte d’une fragilité alimentaire exceptionnelle” au début du confinement. Comme en témoigne un agent d’une association d’accompagnement aux personnes sans abris ou sans domicile :“Les personnes ont subi un “gros flou” parce que tout a fermé de manière urgente et il y avait beaucoup de désinformation. Donc ils n’avaient plus accès à des services tels que les services sociaux qui permettaient une alimentation régulière.”

Comme cela a été maintes fois relevé depuis des années [1], l’aide en produits alimentaires à cuisiner pose parfois problème. Les produits peuvent être de mauvaise qualité culinaire ou gustative (riz collant par exemple) voire environnementale. Les particuliers qui les ont donnés ont estimé qu’il fallait prioriser la quantité plutôt que la qualité. Les bénéficiaires n’ont pas l’habitude de cuisiner ou de consommer certains produits. Mais surtout, ils n’ont que très peu le choix des produits qu’on leur donne. Ils doivent se soumettre au jugement, souvent très bien intentionné, des bénévoles sur ce qui est bon pour les bénéficiaires avec parfois des rationnements de certains produits prisés (comme les produits laitiers, viande et poisson). Il peut en résulter un sentiment d’humiliation qui conduit certaines personnes à renoncer à ces aides.

L’aide en plats cuisinés est parfois préférée. Elle permet d’offrir une alimentation de qualité, la cuisine pouvant compenser la qualité des ingrédients et elle est plus adaptée aux personnes qui ont des difficultés à cuisiner. Certains EHPAD ou MARPA n’ont plus assez de personnel pour cuisiner les plats et doivent servir des repas industriels aux résidents, ce qui impacte grandement leur qualité de vie. Mais les plats préparés peuvent aussi être source de problème. Par exemple la soupe est un des plats qui, certes, valorise les invendus de légumes mais dont l’offre trop régulière provoque une lassitude. Plusieurs associations observent une forte demande en produits bruts, en fruits et légumes de la part de certaines personnes (celles qui bénéficient d’un coin cuisine dans les hôtels solidaires par exemple).

Les offreurs d’aide alimentaire sont parfois en difficulté pour proposer ou utiliser certains produits qui sont parfois la base de l’alimentation de certains ménages (comme la farine). Par ailleurs, le manque de certains produits de base est corrélé avec le début du ramadan, période durant laquelle des plats traditionnels sont consommés et nécessitent des produits spécifiques pour leur préparation. Cette situation sans précédent amène même certains demandeurs d’asile à se sentir dans les mêmes conditions que dans le pays qu’ils ont fui, et se demandent comment un tel manque de choix est possible dans un pays comme la France.

L’aide budgétaire, qui permet aux personnes en difficulté de rester insérées dans la société en allant faire ses courses comme tout le monde, pose la question de l’origine du financement. Si dans une société de surabondance alimentaire et de gaspillage il est possible de trouver des aliments à donner, il est pour autant plus difficile de mobiliser des financements pour distribuer des aides financières.

Le respect des gestes-barrières s’avère difficile lorsque l’affluence est importante. Certains bénéficiaires ne savent pas lire ou ne comprennent pas le français. Ils saisissent donc mal la situation et les risques de covid-19. Certains organismes d’accompagnement font appel à des traducteurs pour leur apporter des explications et fournir des attestations de sorties.. Certaines personnes, notamment les plus jeunes, ne se sentent pas concernées par le risque. Il y a également des doutes quant à la véracité du fait dû à l’abondance de “fake news” et d’un climat social préalablement tendu.


[1cf notamment l’ouvrage “Se nourrir lorsqu’on est pauvre” et les travaux de Dominique Paturel (Inrae), de Pauline Sherer (Leris), Magali Ramel (ATD Quart monde), etc. Nombre d’entre eux sont rassemblés sous forme de vidéos ou de policy briefs de la série “So What” sur le site web de la Chaire Unesco Alimentations du monde.