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Le tout local est-il un piège ? (Nicolas Bricas)

En l’espace de quelques années, la relocalisation de l’alimentation est devenue une question majeure. Multiplication des projets alimentaires territoriaux, essor de fermes urbaines, déploiement de jardins partagés, le sujet interpelle fortement les citoyens, mobilise les acteurs des territoires et les politiques, soulève de nombreuses questions de recherche.

Cet entretien de Nicolas Bricas a été réalisé par la Mission Agrobiosciences-Inra, le 19 novembre 2019. Il est à retrouver sur www.agrobiosciences.org/territoires/article/le-tout-local-est-il-un-piege

Nicolas Bricas est socioéconomiste, chercheur au Cirad à l’UMR Moisa et Titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du Monde.

- Novembre 2019 -

Local et durable vont-ils de pair ou s’agit-il selon vous de questions différentes ?
Nicolas Bricas : Il me semble qu’il s’agit d’éléments distincts. L’engouement que connaît actuellement la relocalisation de l’alimentation s’explique par un besoin, réel, de reprendre en main le système alimentaire en réaction aux nombreuses distanciations de notre rapport à l’alimentation (Voir encadré en bas de page). Je comprends cette réaction. Néanmoins, si l’on pose la question de la durabilité de l’alimentation par rapport à son enjeu environnemental, le local n’a guère d’influence sur le système.
En effet, le coût de transport de nos aliments est assez peu destructeur de l’environnement. En France, il représente moins de 14 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) alors que la production agricole pèse pour les deux tiers environ. Raccourcir la distance d’approvisionnement ne va guère modifier ce pourcentage. En outre, une production peut être locale mais fortement émettrice de GES, par exemple en culture sous serre chauffée.

Il y aurait donc une sorte de présupposé : le local générerait forcément des pratiques agricoles plus vertueuses ?
Il y a de cela quinze ans, Tim Lang, directeur de la Chaire de politique alimentaire à l’Université de Londres, avait émis l’idée que réduire la distance kilométrique parcourue par les aliments diminuerait l’impact sur l’environnement. Il admet aujourd’hui que c’était une erreur. En réalité, ce sont les pratiques agricoles qui ont l’impact le plus fort. Pourtant, dans les discours, ce rapprochement entre local et durable demeure. Un exemple parmi d’autres issu du travail de Jeanne Pahun. Cette doctorante au sein de l’UMR Moisa, qui a travaillé sur les politiques alimentaires territoriales, montre comment le local est devenu un moyen de répondre à une demande citoyenne de « durabilité » en réduisant les contraintes environnementales ou sociales. Ainsi, les municipalités qui peinent à trouver une offre suffisante en bio pour approvisionner leurs cantines, finissent par s’orienter vers une offre locale avec, on s’en doute, la bénédiction de la profession agricole. Ce glissement traduit un double implicite : le local est bon pour l’environnement car les aliments font moins de kilomètres ; les agriculteurs sont mieux rémunérés car ils peuvent vendre sans intermédiaires.

Montpellier, où la Chaire Unesco Alimentations du monde a pris place, est l’une des métropoles françaises qui joue la carte de la relocalisation de son alimentation. Elle vise même, selon un récent article du Monde, l’autonomie alimentaire [1]. La multitude d’actions menées – fermes urbaines, jardins partagés, relocalisation autour de la métropole – est-elle suffisante pour atteindre cet objectif ou n’est-ce qu’une goutte d’eau dans les vastes besoins alimentaires d’une si grande ville ?
L’autonomie alimentaire des villes est un argument politique qui plait aux citoyens inquiets des distanciations de leurs rapports à l’alimentation. Mais il est intéressant de faire le calcul de la surface agricole nécessaire pour nourrir une ville. C’est ce que nous avons fait pour le grand Montpellier, en divisant, produit par produit, les quantités consommées par la population par les rendements observés dans le département. Le résultat est que la surface agricole de l’Hérault pourrait permettre de fournir 80 % des besoins alimentaires de l’agglomération montpelliéraine à deux conditions. La première, c’est d’exclure du circuit d’approvisionnement tous les Héraultais résidant en dehors de l’agglomération, soit la moitié de la population du département. La seconde, c’est de reconvertir tout le vignoble du département en zones d’élevage, de cultures céréalières, oléagineuses, sucrières, etc. Conclusion : la surface agricole de l’Hérault ne suffirait pas, loin s’en faut et même en prenant des hypothèses de réduction du gaspillage et de la consommation de produits animaux, à nourrir toute la population de l’agglomération. Ce résultat est confirmé par PARCEL [2], un outil de calcul similaire à celui que nous avons utilisé à quelques différences méthodologiques près. Pour autant, le cas montpelliérain n’est pas nécessairement représentatif de toutes les situations. Par exemple, le même type de calcul réalisé dans le cadre du projet « Rennes ville vivrière » montre une plus grande capacité de l’environnement local pour nourrir la ville, celle-ci étant située sur un bassin agricole bien plus productif.
L’autonomie alimentaire des villes est, de mon point de vue, souvent une illusion. Historiquement, nombre de villes se sont implantées non pas sur des zones de production intensive mais sur des ports - maritime ou fluvial - pour importer leur nourriture. Ainsi, comme l’a bien montré l’historien Fernand Braudel, les villes de la Méditerranée ont été nourries au blé d’Egypte ; celles du Nord de l’Europe au blé d’Ukraine. Seule exception à la règle, l’approvisionnement en légumes et produits ultra-frais. Sur ce point, il y a toujours eu des ceintures vertes.
Encore aujourd’hui, la question de l’autonomie alimentaire des villes se résume souvent à celle de l’approvisionnement en légumes, raison pour laquelle je parle parfois de « légumisation » du débat sur l’alimentation ! Tout devient une question de légumes, comme si l’on ne consommait rien d’autre, même s’il faudrait en consommer davantage pour des raisons nutritionnelles…
Bien sûr il peut être absurde d’aller chercher à l’autre bout de l’Europe ce qu’on peut produire plus près de chez soi et il y a intérêt à mieux reconnecter offre et demande localement. Mais nous sommes condamnés à nous approvisionner sur de plus longues distances, auprès d’agriculteurs qui ne pourront pas forcément venir nous vendre directement leurs produits. Cela ne signifie pas qu’il faut aller à l’autre bout du Monde ; juste quelques départements plus loin. Cela implique en outre de penser de nouvelles formes de contrats entre villes et campagnes, plus solidaires et respectueux de la rémunération des producteurs. Dans cette perspective, les villes peuvent contribuer à la transition agroécologique de l’agriculture. C’est ce qu’a fait la collectivité Eau du bassin rennais avec le projet Terres de sources [3] qui soutient les agriculteurs installés sur les bassins versants, dès lors qu’ils s’engagent à agir pour la protection des nappes phréatiques. Le cas de la ville de Lausanne, étudié par Françoise Jarrige de SupAgro est, lui aussi, intéressant. La commune a acquis des terres agricoles en milieu rural, où des employés municipaux cultivent des légumes pour approvisionner les cantines de la ville.

Revenons à la question de la durabilité des systèmes alimentaires. A quelle échelle celle-ci se pose-t-elle alors ? Faut-il l’appréhender plutôt au regard des grandes tendances mondiales d’évolution des consommations ?
La durabilité se pose surtout pour les systèmes alimentaires industrialisés, lesquels épuisent nombre de ressources non renouvelables, érodent la biodiversité, saturent et polluent les milieux. Outre la dimension environnementale, elle intègre également une dimension santé, du fait de l’aggravation de pathologies dites de la modernité (obésité, maladies cardiovasculaires, certains cancers) auxquelles s’ajoutent désormais les désordres liés aux polluants chimiques, typiquement les perturbateurs endocriniens. Elle intègre aussi la dimension sociale avec la plus juste répartition de la valeur, les conditions de travail et d’accès aux marchés, un nombre croissant de personnes ne disposant pas de moyens - en argent, en temps et en espace - d’accéder à une alimentation de qualité. Dernier élément, la gouvernance du système. Les évolutions de l’alimentation sont aujourd’hui largement guidées par une poignée d’acteurs privés, sans participation des citoyens, sans grande transparence ou redevabilité vis-à-vis de la société.
Tels sont les enjeux de la durabilité. Bien sûr, le local peut y contribuer. Néanmoins, il ne peut répondre, à lui seul, à tous les enjeux, par exemple celui de la précarité alimentaire des villes ou celui de la puissance des grandes firmes. Certes, quelques agriculteurs s’en sortiront mieux. Mais nous sommes loin des enjeux ! Voilà pourquoi le tout local m’apparaît aujourd’hui comme un leurre, une sorte de muleta agité devant nos yeux ébahis. Pire, il peut même devenir un piège comme le suggèrent certains travaux de recherches. Etudiant le « localtrap », ces travaux montrent qu’il devient un moyen d’attirer l’attention, de faire croire que l’on fait du durable sans fondamentalement changer le système… Enfin, le local possède également une face plus sombre, marquée par une forte dimension identitaire, de repli sur soi et de rejet de l’altérité. Il s’agit dans ce cas de revaloriser la spécificité et l’authenticité françaises pour faire face à la menace extérieure. Une position, largement reprise par les partis d’extrême droite, et qui tranche avec la réalité historique, nos systèmes alimentaires ayant été façonnés par les échanges longue distance.

Là où certains voient, dans la multiplication des initiatives et expérimentations visant à relocaliser la production, un signe du changement à l’œuvre, vous défendez une vision plus politique de ces questions. Pourriez-vous nous expliquer votre point de vue ?
Je suis comme beaucoup de gens fasciné par toutes les initiatives citoyennes qui se multiplient et leur capacité à inventer et expérimenter d’autres possibles. Néanmoins, je suis critique vis-à-vis de l’idée, symptomatique, de la théorie des colibris portée par Pierre Rabhi, selon laquelle la multiplication des initiatives citoyennes et individuelles va, à elle seule, finir par renverser le système dominant et s’imposer comme le nouveau modèle de production. Je n’y crois pas. Tout d’abord, cela présuppose l’absence de réaction du système agroindustriel. En la matière, je rejoins plutôt la thèse défendue par L. Boltanski et E. Chiapello dans leur ouvrage « L’esprit du capitalisme ». Ils montrent que le système capitaliste est très largement capable de marchandiser les réponses aux critiques qui lui sont adressées. Par exemple, la Ruche qui dit Oui est une réponse du système capitaliste à l’émergence de l’alternative des AMAP. Elle est une entreprise privée qui invente un système de contractualisation, par la mise au point d’un logiciel, mais ne porte plus guère les valeurs qui ont sous-tendu la création de ces associations. Par ailleurs, toutes ces initiatives citoyennes sont développées au sein d’un cercle restreint, celui d’une élite ayant le temps et l’argent pour les expérimenter. Quid de celles et ceux sans le sou qui s’approvisionnent au supermarché ?
Depuis le temps qu’elles existent, je ne vois pas en quoi ces alternatives, aussi riches soient-elles, ont construit une force politique pour véritablement peser sur l’évolution du système global. Celui-ci est modelé par les investissements privés et par les politiques nationales et européennes. La PAC et les financements qu’elle génère, ou une politique alimentaire européenne que nombre d’acteurs appellent de leurs vœux [4], me semblent être des leviers fondamentaux de la transition agroécologique des systèmes alimentaires. Mais la PAC est aujourd’hui sous l’influence des lobbys des acteurs qui ont beaucoup à perdre dans cette transition et les contre-pouvoirs des inventeurs d’alternatives me semblent très faibles. N’en déplaise aux défenseurs de ces expérimentations : en dépit de leur multiplication, leur poids politique reste marginal ; le système dominant poursuit sa progression.

N’ont-elles pas quand même un poids symbolique ? Ce dernier ne peut-il pas influer sur le système en changeant les représentations ?
Sans doute. Mais on ne réformera la PAC seulement avec des symboles. A un moment donné, il faut tout de même aborder les questions qui fâchent. Où va l’aide publique dans l’agriculture et l’alimentation aujourd’hui ? Certainement pas à l’accélération de la transition agroécologique ! Pour moi, le véritable enjeu est là. Il est d’autant plus crucial que notre environnement se dégrade de façon vertigineuse. Le changement climatique s’accélère. L’effondrement de la biodiversité est une question d’années, non pas de décennies. L’usage des pesticides continue d’augmenter alors qu’ils représentent une bombe à retardement sanitaire. D’où l’urgence d’accélérer la transition agroécologique, bien plus rapidement que la multiplication des initiatives citoyennes. Cela implique, un changement radical et rapide de politique. Elle fera mal à certains acteurs qui ont construit leur puissance sur l’ancien système à bout de souffle, c’est sûr. Mais avons-nous d’autres choix ?

ENCADRE. Le local, une réponse à la distanciation des rapports à l’alimentation
La distanciation de notre alimentation est un phénomène aux multiples dimensions. Celles-ci sont tout à la fois d’ordre géographique, via l’éloignement entre les lieux de production et d’achat, économique du fait de l’accroissement du nombre d’intermédiaires, ou cognitive, au regard de la perte de savoirs sur l’origine et les modes de production des aliments. Cette distanciation est enfin sociale - manger ne va plus de soi et devient un acte individuel - et politique, les mangeurs ayant le sentiment de ne plus avoir de prise sur le système alimentaire, perçu comme étant aux mains de grands groupes industriels ou de politiques « obscures ». Toutes ces distanciations génèrent de l’anxiété et nourrissent une défiance pour lesquelles la proximité va offrir des réponses. Et, ce, pour chaque type de distanciation. Ainsi, la relocalisation de l’alimentation offre une réponse à la distanciation géographique ; la vente directe, les AMAP ou les circuits-courts raccourcissent le nombre d’intermédiaires (distanciation économique). Sur le volet cognitif, les projets d’agriculture urbaine ou de jardins partagés peuvent être perçus comme des lieux d’apprentissage de l’agriculture. Reste les aspects sociétaux ou politiques. Dans le premier cas, on assiste à l’émergence de nouveaux prescripteurs alimentaires - du mouvement vegan aux blogueurs et autres influenceurs ; dans le second cas, citons la multiplication des dispositifs de démocratie alimentaire : supermarchés coopératifs, conseil de politique alimentaire des villes, toutes ces instances où les consommateurs peuvent contribuer à l’orientation du système.


[2Outil gratuit développé par Terres de liens, la FNAB et Basic qui permet de calculer « l’empreinte spatiale, sociale et environnementale de l’alimentation en fonction des modes de production et de consommation ». Pour y accéder : https://parcel-app.org/

[4Voir à cet égard l’initiative IPESFood : http://www.ipes-food.org/