Accueil> Rencontres> JIPAD> JIPAD 2018 > François Recoque
S’il semble aujourd’hui primordial d’accroître la production primaire des produits alimentaires afin de faire face à la croissance démographique (estimation de 9,5 milliards d’individus sur Terre d’ici 2050) et donc à l’augmentation à venir de la demande alimentaire, la réduction des pertes alimentaires constatées constitue aussi une solution pour atténuer les tensions entre production et accès à la nourriture (Gustavsson et al., 2011). En France, les pertes et les gaspillages de produits à destination de la consommation humaine représentent 12 % des produits animaux et surviennent à toutes les étapes de la filière : de la production en passant par la transformation jusqu’à la consommation finale (ADEME, 2016). De nombreuses solutions existent pourtant tout au long de la chaîne alimentaire pour réduire les quantités globales de nourriture perdues ou gaspillées.
C’est en ce sens que l’économie circulaire, qui a pour objectif d’optimiser l’efficacité de la production en réduisant le gaspillage des ressources, vise à changer de paradigme par rapport à l’économie linéaire et à proposer des solutions pour la transition énergétique. Ce n’est d’ailleurs pas seulement un moyen pour réduire notre empreinte carbone, mais c’est aussi un levier économique et social tourné vers l’innovation et la création d’emplois durables et ancrés dans les territoires.
C’est ce choix de l’économie circulaire qu’a fait l’Union des producteurs de Beaufort (UPB), afin de pérenniser une filière agricole de montagne dans une logique de développement durable, en créant en 2015 le site de valorisation de coproduits Savoie Lactée.
L’UPB a été créée en 1965 et regroupe sept coopératives laitières à gestion directe de la zone. C’est à son initiative que le fromage Beaufort a obtenu en 1968 l’appellation d’origine protégée. Chaque année, les sept cent cinquante agriculteurs de la zone de Beaufort (Savoie) produisent jusqu’à 56 millions de litres de lait pour produire le fameux fromage AOP. La production d’un kilo de fromage de Beaufort génère environ neuf kilos de lactosérum (Lefrileux et Castillon, 2013), communément appelé « petit-lait », servant à l’origine à l’alimentation porcine.
Cependant, suite aux fermetures de toutes les porcheries de la région, l’UPB a dû trouver de nouveaux débouchés pour son lactosérum. Il a d’abord été décidé de revendre le lactosérum aux grands groupes laitiers français Lactalis et Sodiaal pour qu’il soit ensuite transformé en poudre de lait à l’autre bout de la France, à Verdun (environ 500 km de la région). Cela représentait 800 000 km de transport facturé par an aux coopératives, ainsi que plus de 1 000 tonnes équivalent carbone en émission de gaz à effet de serre, pour transporter au final 90 % d’eau dans les camions. Cette situation n’était donc plus tenable pour les agriculteurs qui ne tiraient que très peu d’argent de la vente. « L’objectif de l’UPB a alors été de s’affranchir des grands groupes laitiers pour la valorisation de son lactosérum et donc d’être indépendant […] mais aussi et surtout réduire les coûts de transport », explique Pierre-Alexandre Venerey (2018), responsable de l’usine Savoie Lactée.
Après une réflexion qui avait débuté en 2009, l’UPB a fait le choix de construire à Albertville, en Savoie, sa propre unité de valorisation du lactosérum : Savoie Lactée. L’usine, qui est opérationnelle depuis l’été 2015, traite jusqu’à 200 000 litres de lactosérum par jour, apportés directement par les sept coopératives de la zone de Beaufort et les coopératives de Yenne et des Entremonts en Chartreuse qui fabriquent de la Tomme de Savoie IGP et qui ont rejoint le projet à sa création. L’usine regroupe trois ateliers de valorisation du coproduit : une beurrerie collective qui transforme la matière grasse du lactosérum en beurre de baratte (270 tonnes / an), un atelier qui transforme le petit-lait en ricotte (« ricotta » en italien, 40 tonnes/an), utilisée par les industriels pour réaliser des préparations légères et digestes, et une unité de déshydratation qui permet de produire de la poudre de protéines de lactosérum (450-500 tonnes/an) de haute qualité nutritionnelle, appelée WPC 80 (qui contient au minimum 80 % de protéines sur matière sèche). Les effluents produits par ces trois ateliers, ainsi que les eaux de lavage, vont ensuite alimenter une unité de méthanisation ultra performante qui va produire du biogaz, qui sera ensuite transformé par un cogénérateur en chaleur (3 500 MWh/an) et en électricité (3 000 MWh/an) revendue à un tarif préférentiel à EDF. L’usine fournit ainsi de l’électricité à mille cinq cents personnes par an et produit de l’eau chaude utile pour le fonctionne-ment des ateliers. Enfin, une technologie brevetée de méthanisation, développée par la société d’ingénierie environnementale Valbio, permet à Savoie Lactée d’épurer 99 % de ses résidus. Ces derniers vont être soit rejetés dans le milieu naturel, l’Isère, sous forme d’eau épurée, soit utilisés sous forme de boues biologiques destinées à la fertilisation des paysages savoyards [Figure 1]. C’est en tout quatre dispositifs qui ont ainsi été imaginés par les professionnels de la filière de Beaufort pour la valorisation de leur lactosérum.
Le lactosérum, produit issu de la transformation du fromage, était considéré jusqu’à récemment comme un déchet. Souvent rejeté dans le milieu naturel via l’épandage, il peut avoir un impact significatif sur l’environnement dû à sa forte charge polluante. Face à cet enjeu écologique, une large réflexion a été conduite afin de déterminer le type de valorisation le plus adapté. Jusqu’aux années 1970, les fromageries écoulaient le maximum de leur lactosérum dans les porcheries voisines sous forme liquide pour l’alimentation des porcs. Celui-ci pouvait aussi servir à élaborer des préparations anciennes et pauvres en matière grasse : brocciu, sérac, ricotte, etc. (Luquet, 1986). Le reste était déversé dans les cours d’eau.
Au cours des quinze dernières années, le lactosérum a joui d’un nouveau statut auprès des professionnels de la filière : de sous-produit, il est devenu un ingrédient laitier à part entière (FranceAgriMer, 2013). Il est désormais considéré comme une véritable ressource dans le monde agricole et dans l’industrie agroalimentaire. Ce renouveau provient du changement dans l’utilisation qui en est faite. Reconnu pour son fort intérêt alimentaire, son utilisation pour la consommation animale est tout d’abord étendue à l’élevage bovin. Mais là où le lactosérum va voir sa valeur ajoutée littéralement exploser, c’est en tant qu’ingrédient pour la poudre de lait infantile (assemblé avec de la poudre de lait écrémé et du lactose), lorsqu’il est de très bonne qualité, ou en chocolaterie, en plats préparés et même en compléments alimentaires. Si le lactosérum est aujourd’hui considéré comme une matière première précieuse, c’est certainement pour la qualité de sa composition nutritionnelle (protéines, lactose et minéraux), qui est recherchée pour la fabrication et le développement de nouveaux produits (Banaszewska et al., 2014).
Enfin, le lactosérum a encore de la ressource, puisqu’il peut aussi servir à la production de bio-gaz via des méthaniseurs collectifs ou individuels mis en place par les producteurs fromagers des collectivités.
L’innovation que représente Savoie Lactée dans la filière laitière s’inscrit dans une démarche de durabilité en répondant aux trois piliers du développement durable que sont l’économie, le social et l’environnement.
Tirée par l’Asie et la Russie, la demande mondiale de lactosérum a fortement crû depuis 2000. De plus, cette hausse semble durable, particulièrement en Chine avec l’avènement d’une classe moyenne qui profite d’un pouvoir d’achat toujours plus conséquent et se méfie des produits alimentaires locaux suite aux nombreux scandales qui ont touché le pays (lait contaminé à la mélamine, etc.), ainsi qu’en Russie, où l’augmentation des cheptels laitiers est lente et a du mal à suivre une demande galopante.
Parallèlement, l’évolution du prix de la poudre de lait sur le marché a accru l’intérêt pour le lactosérum. On peut ainsi observer une corrélation entre le prix mondial du lactosérum et les prix de la poudre de lait.
Cet intérêt a mené à des investissements industriels de grande ampleur en Europe et au développement de partenariats entre industriels pour réussir à approvisionner un marché mondial en plein essor : partenariat entre Synutra et Sodiaal pour la fabrication des poudres infantiles, projet annoncé par Dairy Crest d’investir entre 40 et 50 millions d’euros dans la construction d’une usine pour valoriser du lactosérum sur le marché des poudres infantiles, etc. (FranceAgriMer, 2013).
De plus, même si le cours mondial du lactosérum s’est quelque peu effrité ces dernières années, il reste à des niveaux élevés par rap-port à l’historique des quinze dernières années (Rouyer, 2014). En effet, alors que le prix moyen du lactosérum en poudre était resté relativement stable entre 2000-2006 (400-600 € / tonne), il se situait à environ 1 000 € / tonne en 2015. Comme la plupart des produits laitiers, il a connu une flambée des prix en 2007, jusqu’à atteindre 1 400 € / tonne, avant de redescendre à partir de 2008.
Enfin, le marché du lactosérum semble avoir un avenir assuré au vu des perspectives d’évolution de la production de fromage pour 2025 de + 24 % dans l’Union européenne et + 32 % dans le monde (FranceAgriMer, 2013).
La valorisation du lactosérum représente aussi un enjeu de taille pour l’environnement. En effet, autrefois éliminé par épandage ou rejeté à proximité d’un cours d’eau de montagne, celui-ci était à l’origine d’une pollution grave due à la fermentation des matières organiques. Fiaux (2004) a ainsi montré qu’un litre de lactosérum équivaut environ à la charge polluante rejetée chaque jour par un habitant ou un équivalent habitant [1] (EH). Le lactosérum est fortement chargé en matière organique et en phosphore. Lorsqu’il est rejeté dans l’environnement comme dans le cas d’un lac, où la masse d’eau se renouvelle lentement, il va renforcer l’anaérobiose du milieu et va aussi représenter une nuisance olfactive pour le voisinage. Ce phénomène se nomme l’eutrophisation [Figure 2].
Le lactosérum peut aussi être à l’origine d’une pollution indirecte via son transport par exemple. En effet, le fait qu’il soit principalement composé d’eau amène à des interrogations quant à l’intérêt d’effectuer des centaines de kilomètres pour le valoriser. L’UPB a ainsi exprimé dès 2009 sa volonté de changer cette pratique et cela pour des raisons à la fois économiques (coût du transport), écologiques (émission de carbone), et d’indépendance vis-à-vis des grands groupes laitiers (Coop de France, 2017).
C’est à la fois pour réduire leur facture liée au transport et pour reprendre leur autonomie vis-à-vis des grands groupes laitiers (Sodiaal et Lactalis) que les coopératives de Beaufort ont décidé de porter le projet de Savoie Lactée. Cela a eu pour première conséquence de diviser les coûts de transport du petit-lait savoyard par dix et donc d’offrir un revenu décent [2] aux agriculteurs grâce à la vente de leur lactosérum.
La construction de cette usine de valorisation à Albertville a été un projet avant tout participatif et collaboratif. Les porteurs de projet ont ainsi réussi à fédérer une multitude d’acteurs autour du projet (FISIA, ADEME, BPI, Association des pays de Savoie, etc.) et à les convaincre de l’opportunité et de l’intérêt de celui-ci pour la région en termes de durabilité, de dynamisme et d’innovation. Cette campagne de promotion a ainsi débouché sur une levée de fonds issus de financements privés et de subventions atteignant 2,57 millions d’euros (le coût total du projet étant de 12,7 mil-lions d’euros), ce qui a permis de faire sortir l’usine de terre et de commencer la valorisation du lactosérum sur le territoire.
Cette initiative de l’Union des producteurs de Beaufort a aussi eu pour finalité de pérenniser une filière agricole de montagne en participant à la dynamique sociale et économique de la région. Ce projet 100 % collaboratif tire son originalité de sa volonté de n’exclure aucun agriculteur de l’innovation et de chercher à travailler tous ensemble. Ce regroupement a ainsi amené à la définition d’un plan d’action qui fait consensus et qui a permis de satisfaire les intérêts de chacun. Le projet a aussi donné le pouvoir aux agriculteurs qui contrôlent et maîtrisent désormais l’ensemble de la chaîne de production et de valorisation et bénéficient pleinement de tous ses avantages.
Enfin, ce projet s’inscrit dans une volonté commune d’ancrage territorial et de participation au tissu économique local via la création de dix emplois directs au sein de l’usine de valorisation et garantit un avenir pour les futurs agriculteurs savoyards. En effet, la valorisation du coproduit de la filière laitière a eu un double impact, cela a permis à la fois de renforcer l’économie de la filière originelle par le développement d’un nouveau débouché et de créer une seconde économie, via Savoie Lactée, profitable socialement et économiquement aux coopératives et au territoire.
L’usine savoyarde de valorisation du lactosérum tire son originalité du fait qu’elle est aujourd’hui un cas unique en Europe, puisqu’elle est la seule de cette taille à combiner transformation du petit-lait et méthanisation sur le même site. Ce projet a su à la fois allier l’intérêt financier, qui est bien souvent un aspect majeur dans la conduite d’un pro-jet, à l’enjeu de durabilité sur le long terme. Cette initiative de l’UPB semble donc être un modèle qu’il serait tout à fait intéressant de transposer à d’autres organisations et territoires. Il s’agit désormais d’essayer de comprendre ce qui a pu faire de ce projet une réussite à plusieurs niveaux en cherchant à identifier ses facteurs clés de succès. Cependant, il est aussi nécessaire de prendre de la hauteur par rapport à son succès et de chercher à nuancer ce dernier en identifiant des points de vigilance ou axes d’amélioration pour arriver à un système durable innovant encore plus efficace si l’on envisage une extrapolation du modèle à d’autres territoires en France, voire dans le monde.
Si les coopératives valorisent aujourd’hui leur coproduit laitier de manière innovante et durable, c’est à l’origine parce qu’elles se sont retrouvées sans débouchés pérennes suite à la fermeture des porcheries savoyardes. Cet ultimatum a obligé les acteurs des coopératives à avoir une réflexion profonde sur leur filière et les a poussés à se demander ce qu’ils souhaitaient faire avec leur sous-produit. Une telle opération nécessite pour le porteur de projet d’obtenir une adhésion de multiples acteurs afin de réussir à les fédérer autour d’un objectif commun. L’état d’esprit a été un élément clé pour impliquer chaque acteur, de la partie production comme de la partie méthanisation.
De plus, la réussite du projet tient aussi à un soutien financier conséquent au départ. Les fonds propres de ce type de structure pouvant être limités pour se lancer seule dans cette entreprise, la recherche de fonds privés et de subventions fait partie intégrante du plan d’action. Consacrer du temps à convaincre un certain nombre d’acteurs externes comme l’État, les collectivités, les banques, les investisseurs privés, etc., autour de l’intérêt du projet et de son retour sur investissement est un point essentiel pour la concrétisation finale. Le projet, qui est aujourd’hui rentable, dégage un chiffre d’affaires de 4 millions d’euros par an et projette d’amortir l’investissement de départ sous dix ans à dater du début de la mise en fonction de l’usine (une durée de sept ans avait été établie à l’origine du projet).
Enfin, un autre facteur clé de succès, logistique cette fois-ci, vient de la proximité du site de valorisation Savoie Lactée avec les ateliers des différentes coopératives laitière (la plus éloignée, la coopérative de Lanslebourg-Mont-Cenis, se situe à une centaine de km du site de valorisation). Cela permet d’assurer des délais les plus courts possibles pour la fabrication de la poudre WPC 80. En effet, dans le cadre de la valorisation du lactosérum, ce rapprochement entre les deux entités est un véritable atout lorsque l’on sait que la production de la poudre WPC 80 ne peut être produite en qualité satisfaisante que si l’on respecte un délai strict de cinq jours maximum entre la production du lactosérum et sa valorisation. Objectif que s’impose l’Union des producteurs de Beaufort afin que les protéines du lactosérum conservent leurs caractéristiques initiales. Après la production fromagère, le lactosérum est stocké puis transporté sous 72 heures vers l’usine, où il est transformé au cours des 48 heures suivantes.
La rentabilité du projet Savoie Lactée reste encore fragile. En effet, le processus de production n’est pas encore pleinement maîtrisé et ne permet pas d’obtenir une qualité de poudre WPC 80 satisfaisante et régulière, ce qui ne convient pas toujours à une clientèle industrielle exigeante. Cela oblige la société à passer par des courtiers pour vendre son produit, dont la qualité peut être très variable, à des clients. Des acheteurs français sont pour-tant très intéressés par l’achat de cette poudre qui profite de l’appellation d’origine protégée (AOP) du Beaufort, mais seulement si, bien sûr, Savoie Lactée arrive à maintenir une qualité durable. La vente en direct ainsi qu’une valeur ajoutée supérieure du produit permettraient ainsi d’augmenter la marge actuelle réalisée sur la vente de la poudre WPC 80. Pour corriger et améliorer son processus de production, Savoie Lactée vient de lancer sa deuxième phase d’investissement [3].
De plus, l’un des objectifs à moyen terme du projet est de fonctionner en circuit fermé pour répondre avant tout à un enjeu économique, ce qui est aujourd’hui presque le cas. Cependant, pour être tout à fait autonome, certains points peuvent être améliorés. Tout d’abord, il y a un manque à gagner pour l’usine dans le fait de rejeter dans l’Isère de l’eau épurée par son méthaniseur qui provient des eaux de lavage, du perméat et de l’eau nécessaire pour le process de filtration. En effet, l’eau facturée dans le cadre du nettoyage des ateliers de valorisation de l’usine représente un coût qui pourrait pourtant être évité par l’utilisation de ces eaux « gaspillées » dans le milieu naturel savoyard. L’élément de blocage à cette amélioration de processus vient des autorités sanitaires (Vernerey, 2018) qui refusent aujourd’hui la réutilisation de ces eaux épurées. De plus, même si l’usine possède sa propre station d’épuration, elle n’est pas encore capable de traiter les boues biologiques compostées qui résultent de son processus de méthanisation. Elle fait appel à un prestataire extérieur pour gérer ce traitement, qui est chargé de traiter les boues de Savoie Lactée pour en extraire les biosolides valorisables et générer des sous-produits bénéfiques à l’agriculture. À terme, l’usine souhaiterait obtenir son propre système de traitement pour ses boues biologiques.
Dans la valorisation de ses produits ou coproduits, Savoie Lactée peut encore aller plus loin. En effet, par exemple, elle pourrait avoir intérêt à valoriser son babeurre, qui est issu de la fabrication du beurre de baratte. Le babeurre est actuellement valorisé par méthanisation. Il est principalement utilisé dans la formulation alimentaire en biscuiterie ou en boulangerie, par exemple, tout comme la poudre de lactosérum. La valorisation du babeurre en poudre permet-trait donc de dégager un revenu supplémentaire par rapport à sa valorisation en énergie, qui est actuellement pratiquée dans l’usine.
Le potentiel de Savoie Lactée à répondre aux enjeux d’un développement durable des systèmes alimentaires au travers de la valorisation d’un coproduit issu de sa filière amène à se demander si ce type de modèle peut être transposable ailleurs. Le cas de l’usine de transformation du petit-lait savoyard a, en effet, permis de répondre à différents enjeux liés à la durabilité et à la pérennité du territoire, et il pourrait être intéressant de chercher à adapter ce modèle à des contextes similaires, qui pourraient ainsi bénéficier des mêmes atouts. La diffusion de ce type d’opération à l’ensemble des zones de production de fromage fermier en France semble tout à fait plausible, à condition de fédérer, au préalable, de multiples acteurs (producteurs, collectivités, investisseurs, etc.) autour d’un même projet et de mêmes objectifs au niveau du territoire. Chaque projet doit aussi se réfléchir au cas par cas et doit prendre en compte toutes les externalités positives et négatives relatives à la mise en place d’une filière de valorisation du petit-lait. Dans le cas de Savoie Lactée, c’est la fermeture des porcheries de la région qui a été au départ l’élément déclencheur de la production de la poudre WPC 80. La mise en place de ce modèle dans des zones fromagères où la valorisation du coproduit laitier participe à l’alimentation porcine pourrait venir en concurrence avec ce type d’élevage et causer sa perte. Il pourrait par exemple sembler risqué de trans-poser le système savoyard en Franche-Comté, où coexistent une IGP porcine et une AOP fromagère. En effet, la filière porcine de la région bénéficie de 20 % des volumes de lactosérum produit sur son territoire, qui est une des bases de l’alimentation des porcs. Il serait donc difficile pour le porc de Franche-Comté, la saucisse de Morteau ou la saucisse de Montbéliard de se passer de ce coproduit laitier. Les fromageries de la région ont donc fait le choix de valoriser leur petit-lait à la fois via la filière industrielle (sous forme de poudre) et via la filière porcine. La coexistence de ces deux filières de valorisation apporte des réponses aux variations de qualité ou de quantité de lactosérum produit.
La poudre de lactosérum produit à Albertville profite en outre de l’AOP des fromages de Beaufort. Le signe de qualité du fromage attire des acheteurs pour son coproduit qui profite de cette image. Cette reconnaissance permet à Savoie Lactée une stabilisation de ses débouchés, majoritairement français, et donc aussi de se protéger du marché mondial du lactosérum et de la volatilité de son cours. Toutes les fromageries françaises ne possèdent cependant pas d’appellation d’origine protégée pour leur produit et pourraient être obligées de vendre, dans le cas d’une valorisation de leur lactosérum, leur poudre sur le marché mondial et d’en subir les conséquences.
De plus, en ce qui concerne l’aspect méthanisation, Savoie Lactée présente un profil de pionnière dans la valorisation en biogaz de ses coproduits alimentaires dans un pays très en retard sur le sujet. Il existe aujourd’hui quelques cas en France de fromageries (Gaugry, abbaye de Tamié, etc.) qui ont décidé, suite à la disparition des porcheries dans leur région respective, d’investir dans un méthaniseur, à la fois pour réduire leur impact environnemental mais aussi pour produire électricité et eaux chaudes utiles au fonctionnement de leur site. Cette innovation, dont le coût peut être rapidement amorti, fait figure d’exception dans un pays qui compte seulement quatre cent cinquante unités de méthanisations contre plus de sept mille en Allemagne en 2016 selon l’ADEME (Vernier et al., 2016). Une majorité de ces sites en France se situent à la ferme (236). Chaque année, près de soixante-dix nouvelles uni-tés de méthanisation apparaissent, notamment à la ferme, mais ce rythme de croissance semble insuffisant pour atteindre l’objectif du gouverne-ment de mille méthaniseurs à la ferme en 2020, fixé par le plan énergie, méthanisation, autonomie, azote (EMAA) en 2013.
Enfin, la poudre WPC 80 ne doit pas être considérée comme un choix absolu dans le cadre de la valorisation du lactosérum. La coopérative fromagère auvergnate des producteurs de Saint-Nectaire a, par exemple, décidé de valoriser son petit-lait sous forme de poudre pour l’alimentation à la fois bovine et humaine. Ce choix de complémentarité amène à une meilleure flexibilité des débouchés pour les laiteries, qui peuvent ainsi vendre à la filière alimentaire bovine la poudre ne répondant pas au cahier des charges de l’alimentation humaine.
L’unité de valorisation du petit-lait de la zone de Beaufort, Savoie Lactée, a su, afin de pérenniser la filière sur son territoire, faire le choix du développement durable dans une logique d’ancrage territorial. L’adhésion des acteurs de la filière dans un projet innovant de système alimentaire durable a réussi à faire concorder la rentabilité économique et des enjeux sociaux et environnementaux. En effet, les porteurs du projet assurent que l’investissement de départ sera amorti d’ici sept ans. De plus, l’usine produit désormais « zéro déchet » grâce à son système de méthanisation et dégage plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Savoie Lactée apparaît donc comme un modèle de valorisation remarquable dans un contexte spécifique lié à la recherche de solutions alternatives à l’élimination de déchets en milieu naturel. Le travail sur les objectifs d’amélioration (circuit fermé, rentabilité économique, processus de fabrication maîtrisé, etc.) qui est actuellement mené sur l’usine permettra d’aller encore plus loin vers la durabilité du système et d’éclairer, voire d’influencer, d’autres acteurs agricoles sur ce qui peut être fait pour pérenniser leur activité à long terme.
Auteur : François Recoque
[1] L’équivalent habitant a été définie en 1991 par les directives européennes comme « la charge organique ayant une demande biochimique d’oxygène en cinq jours de 60 grammes d’oxygène par jour (EH = 60 g/l) ».
[2] Le lactosérum et la crème sont payés aux coopératives. Les coopératives, suivant leurs résultats, redistribuent en fin d’année une enveloppe financière aux agriculteurs et/ou augmentent le prix du lait.
[3] Grâce à des fonds propres et un prêt bancaire.