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N° 5/ Considérer autrement les mères pour mieux comprendre l’alimentation infantile

Les points clés de ce So What ?

 Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, les pratiques maternelles d’alimentation des enfants sont largement responsables de leur malnutrition et de leur santé.
 Ces pratiques ne s’expliquent pas tant par une mauvaise connaissance de ce qu’il conviendrait de faire que par la difficulté pour les femmes de faire face à leurs contraintes tout à la fois de mères, d’épouses et de femmes actives.
 Les approches sociales de l’alimentation des enfants doivent être prises en compte pour construire des interventions nutritionnelles et des politiques de santé plus efficaces.

L’anémie et la malnutrition représentent un problème de santé publique très important en Côte d’Ivoire. En 2008, les anémies ferriprives affectaient 81 % des enfants de moins de 5 ans et 59 % des femmes en âge de reproduction dans le nord du pays, ainsi que 75 % des enfants de moins de 5 ans et 68 % des femmes en âge de reproduction à Abidjan. De plus, 75 % des enfants de 6 à 59 mois sont anémiques : 25 % sous la forme légère, 46 % sous la forme modérée et 3 % sous la forme grave.

Par ailleurs, la prévalence élevée de la malnutri-tion et la précarité de l’état nutritionnel notamment des enfants de moins de 5 ans entraînent aussi des retards de croissance pour 30 % des enfants en 2011.

Selon le Programme national de nutrition en Côte d’Ivoire (PNN) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les mauvaises pratiques alimentaires dues en particulier à la méconnaissance des bonnes pratiques à suivre, sont considérées comme les principales causes de la situation nutritionnelle du couple mère-enfant (PNN, 2010 ; OMS, 2003). Or divers travaux dans d’autres pays montrent que les pratiques alimentaires ne sont pas seulement déterminées par les connaissances nutritionnelles (Calandre et al., 2009). En Côte d’Ivoire, les déterminants des pratiques alimentaires ont été peu étudiés récemment, les derniers travaux remontant à plus de 20 ans (Akindès, 1991). De plus, peu d’études sociologiques ont été menées sur les pratiques d’alimentation infantile et leurs déterminants, que ce soit en Côte d’Ivoire ou dans d’autres pays d’Afrique (PNN, 2010).

C’est pour comprendre les déterminants des pratiques alimentaires que cette étude a été menée, en se focalisant sur les deux questions suivantes :
➜ Les pratiques alimentaires des mères sont-elles éloignées des recommandations nutritionnelles de l’OMS ?
➜ Quelles sont les contraintes et les logiques des femmes qui sous-tendent ces pratiques ?
Pour y répondre, une équipe de socioanthropologues a mené une enquête qualitative sur les pratiques d’alimentation infantile auprès des mères et grands-mères et sur les logiques qui les expliquent.

Un décalage entre normes nutritionnelles, recommandations des aînées et pratiques des mères

La comparaison entre les recommandations des normes internationales, celles des aînées en matière de nutrition infantile et les pratiques des mères a révélé des décalages importants.

Des normes nutritionnelles standardisées
Depuis 2001, l’Organisation mondiale de la santé et l’Unicef recommandent aux mères de donner exclusivement le lait maternel à leur bébé pendant les six premiers mois de sa vie, celui-ci contenant tous les éléments essentiels à son évolution. Ni l’eau de boisson, ni les aliments de compléments ne sont recommandés avant six mois. Ces derniers peuvent être introduits à partir de l’âge de six mois (180 jours), tout en continuant d’allaiter au sein. Commence alors la période de diversification alimentaire où il est préconisé d’introduire progressivement des bouillies de céréales, légumes, fruits, poissons puis viandes (OMS, 2003).

Les normes véhiculées par les aînées

Pour les aînées, l’enfant devrait être nourri de lait maternel les huit premiers mois de sa vie comme elles déclarent qu’on le faisait auparavant. Selon elles, l’eau doit être proposée dès la naissance (en plus du lait maternel) parce que « l’enfant est un humain qui a soif aussi comme les adultes » et les aliments de complément introduits seulement à partir de huit mois.

Des itinéraires et des pratiques propres aux mères
Les mères de notre échantillon distinguent de façon homogène quatre grandes phases de l’alimentation de l’enfant :
➜ une phase d’allaitement qu’elles appellent « exclusif » de 0 à 3 mois mais qui, pour certaines, a tendance à être écourtée, avec introduction d’eau dès la naissance ;
➜ une deuxième, de sevrage ou diversification alimentaire, qui commence entre 3 et 5 mois avec l’introduction de bouillies liquides puis épaissies ;
➜ une troisième, de 5 à 7 mois, de poursuite de la diversification où l’enfant fait l’expérience, non seulement des bouillies épaissies, mais également des solides mous, ses premiers aliments salés ;
➜ à partir de 8 mois et plus, où l’enfant fait l’expérience des aliments solides et découvre progressivement les plats réservés aux autres membres du ménage.

Avec la diversification alimentaire, à partir de 3 mois, c’est la fréquence des tétées qui baisse, la mère n’étant généralement pas disponible pour combler les besoins d’allaitement de l’enfant (multiples raisons liées aux exigences du milieu urbain). L’interruption complète de l’allaitement maternel intervient en général autour de 15-16 mois.

Pour chacune de ces phases, même si on observe des variations dans le mode de préparation et de présentation d’une mère à l’autre, leurs pratiques, dans tous les cas, ne correspondent ni aux recommandations nutritionnelles ni aux normes véhiculées par les aînées (les grands-mères). En effet, il y a décalage sur la durée d’allaitement dit « exclusif » et l’âge d’introduction d’aliments préconisés. De plus, on constate que la période de sevrage et diversification à partir des 3 mois, mentionnée par les femmes, n’est pas reconnue. Enfin, l’allaitement qualifié d’« exclusif » par l’OMS n’est reconnu ni par les aînées ni par les mères puisque l’eau est introduite dès la naissance.

Des pratiques soumises à diverses influences et enjeux

Qu’est ce qui explique ce décalage ? Même si elles connaissent la recommandation de l’allaite-ment exclusif jusqu’à 6 mois, les femmes expliquent leur difficulté à attendre ce délai pour introduire les aliments de complément au lait maternel. En effet, bien que dans la recherche évidente du bien-être de leurs enfants, les mères sont aujourd’hui soumises à des exigences qui n’étaient pas celles de leurs aînées.

De fortes contraintes économiques et temporelles – en tant que femme active
Aujourd’hui, en milieu urbain, les deux parents participent aux charges financières du ménage, ce qui n’était pas le cas des aînées. Nombre de femmes doivent reprendre leurs activités professionnelles, commerciales, en particulier si elles sont à leur propre compte. Elles doivent donc arbitrer leur temps et sont contraintes de laisser leur enfant le plus tôt possible (parfois dès six semaines). Il leur est ainsi difficile de se consacrer entièrement à leur enfant pour lui donner autant de tétées qu’il le souhaiterait dans la journée et encore plus d’attendre que celui-ci atteigne six mois, voire huit (selon les aînées) avant d’introduire les premiers aliments de complément au lait maternel. Ainsi, cette introduction leur permet de déléguer leur fonction nourricière à une tierce personne afin de pouvoir aller travailler.

Au quotidien, les femmes mettent aussi en œuvre des « tactiques de gain de temps ». Elles introduisent de façon précoce des aliments de complément dans l’alimentation de leur enfant pour obtenir son assoupissement rapide et un sommeil plus long.

Des enjeux liés à l’esthétique du corps et à la vie de couple – en tant qu’épouse

Auparavant, les aînées, souvent épouses de maris polygames, vivaient séparément de leur époux depuis la grossesse, jusqu’à ce que l’enfant atteigne deux ans et demi (jusqu’à ce qu’elles n’allaitent plus). Loin de leur époux, elles avaient ainsi le temps de se consacrer à l’allaitement de leur enfant. Ce n’est plus le cas des mères qui, par volonté d’émancipation féminine, optent pour une vie de famille nucléaire malgré un environnement social peu favorable à la réalisation d’un tel idéal. « Les conjoints sont déjà volages, imposer 30 mois d’abstinence post-partum à son conjoint, équivaut à le jeter dans les bras d’autres femmes, avec tous les risques que cela comporte  : les infections sexuellement transmissibles, la séparation définitive, etc. » (entretien avec Adjoua, Abidjan). La réduction de la phase d’allaitement exclusif et l’avancée de la diversification et du sevrage de l’enfant peuvent donc se lire en partie comme la recherche d’une relation plus harmonieuse avec le conjoint, et l’affirmation, en ce sens, du rôle d’épouse et de l’identité de femme. Ainsi, l’interruption de l’allaitement marque définitivement la fin d’une période d’attention permanente autour de l’alimentation de l’enfant. Elle marque également la fin d’une double pression chez la mère : la pression occasionnée par la peur de toucher l’enfant après des rapports sexuels avec le conjoint et la pression liée à l’esthétique : les seins qui ne sont plus soumis au risque de devenir « comme tapette lorsque l’enfant tête trop » (Alphonsine Y., Abidjan).

Des enjeux nutritionnels et de socialisation – en tant que mère

La femme, en tant que mère doit, assurer et assumer la satisfaction des besoins nutritionnels de son enfant. Elle porte une grande attention à la préparation culinaire des repas et au choix des ingrédients.

Elle doit aussi assurer les enjeux de socialisation et d’identité de son enfant : en préparant des bouillies faites maison à partir de céréales locales, en l’intégrant au repas familial, et en l’éduquant au goût et à la texture de plats qualifiés d’ « identitaires ».

Entre les recommandations nutritionnelles, les discours des aînées (grands-mères), les mutations de l’image de la femme (aujourd’hui plus uniquement « nourricière » mais aussi femme active et épouse), les femmes se retrouvent au milieu d’une pluralité de normes sociales et d’une pluralité d’informations (médias, professionnels, aînés). Elles doivent donc faire des arbitrages et des choix permanents qui sont aussi influencés par les contraintes (économiques, temporelles, ou autres) auxquelles elles doivent faire face. Ce bricolage se transforme en loi sociale, voire en « norme pratique alimentaire ». Les pratiques alimentaires qui structurent ces normes sont celles que les mères adoptent pour leurs enfants et qui ne sont donc qu’une combinaison de toutes ces influences. Il n’existe pas une unique et simple raison permettant de les expliquer. Par ailleurs, il est à penser que ce contexte est aussi générateur d’angoisse/anxiété et il faut bien considérer que les mères font finalement aussi « ce qu’elles peuvent  » pour assurer le bien-être de leurs enfants considérant toutes les charges qui leur incombent et les pressions qu’elles gèrent. 

Pour conclure

L’étude a mis en évidence des décalages entre normes nutritionnelles et pratiques d’alimentation infantile des mères, instituées avec le temps en « normes pratiques ». Poser la question en termes de décalage induit l’idée d’une méconnaissance ou d’une imperfection. Une telle représentation conduit souvent à proposer de mieux éduquer et former les mères pour une meilleure connaissance induisant de meilleures pratiques. Or l’étude montre que si les mères n’appliquent pas les règles qu’elles ne connaissent que trop, c’est parce qu’au-delà de la fonction de maternage, elles sont aussi soumises aujourd’hui à des contraintes liées à leur statut de femme active et d’épouse.

Un tel résultat invite à ne plus réduire les femmes uniquement à leur rôle de mères nourricières. Il incite au contraire à prendre en compte la pluralité de leurs identités et les difficultés d’arbitrage entre leurs contraintes professionnelles ou sociales et la gestion de leur corps et de leur couple.

Méthode

L’enquête [1] a eu lieu en 2013 à Abidjan et Bouaké, les deux plus grandes villes de Côte d’Ivoire. Des observations au domicile et des entretiens approfondis de 2 à 3 heures ont été réalisés auprès de 100 femmes âgées de 18 à plus de 65 ans, mariées ou séparées, et vivant en famille (nucléaire ou élargie) ou seules. Au total, 67 mères d’enfants de moins de 3 ans ont été interviewées ainsi que 33 aînées. Les aînées étant les femmes d’une ou deux générations avant celles des mères (mère, tante, belle-mère). Les ménages ont été visités à plusieurs reprises afin d’approfondir certaines thématiques. L’échantillonnage a visé une grande diversité socioéconomique (quartiers précaires, modestes et résidentiels), culturelle (origines ethniques différentes, ivoiriens et non ivoiriens) et socioprofessionnelle. 

Le guide d’entretien a porté sur les itinéraires alimentaires des enfants de 0 à 3 ans, les connaissances et les représentations sociales des mères associées à l’alimentation infantile, et sur les liens perçus entre alimentation, anémie et obésité.

Deux focus groups ont également servi à recueillir des données, particulièrement sur les points de divergences entre mères, grands-mères et recommandations nutritionnelles à propos de l’âge d’introduction des premiers aliments, l’âge d’interruption de l’allaitement maternel, l’obésité et l’anémie infantile.

Auteurs

 Francis AKINDES, Gisèle SEDIA, Gisèle KOUAKOU, Chaire Unesco de bioéthique de l’Université Alassane Ouattara (Ex-Université de Bouaké), Côte d’Ivoire
 Anne BERCHON , Nicolas BRICAS, Cirad, Montpellier, France

Références

Akindes Francis, 1991. Restauration populaire et sécurité alimentaire à Abidjan, in Cahier des Sciences Humaines, n° 27, pp. 169-179.

Calandre Natacha, Bricas Nicolas, Sirieix Lucie, 2009. Comment les mères perçoivent-elles les risques nutritionnels de leurs enfants ? Une approche par le paradigme psychométrique au Vietnam, in Économies et sociétés, pp. 1735-1760.

OMS, 2003, Stratégie mondiale pour l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant, 36 p.

PNN (Programme national de nutrition), 2010, Rapport du Landscape Analysis pour la Côte d’Ivoire, 74 p.

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[1Les données présentées dans cet article sont issues d’une recherche collaborative sur les styles alimentaires entre la Chaire Unesco de bioéthique de Bouaké, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Agropolis Fondation, Danone Nutricia Africa and Overseas, et Danone Nutricia Research.