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N° 3/ L’alimentation du jeune enfant, support de son apprentissage et de sa reconnaissance sociale

Les points clés de ce So What ?

 L’alimentation des enfants n’est pas déterminée uniquement par leurs besoins nutritionnels. Les étapes de la diversification alimentaire et la transition vers des aliments solides et des repas d’adultes sont aussi largement influencées par des questions sociales : l’alimentation est un support de leur apprentissage social et de leur intégration dans le monde des adultes.
 Les façons dont le corps de l’enfant est perçu par son entourage déterminent aussi la manière de le nourrir. Comprendre les pratiques d’alimentation infantile ne peut s’affranchir d’une analyse socioculturelle.

Au Cameroun, en 2008, près de 40 % des ménages vivaient en dessous du seuil de pauvreté (INS, 2008). Dans ce contexte socioéconomique, 33 % des enfants de 0 à 59 mois souffrent de malnutrition chronique et 70 % des enfants sont anémiés (27 % sous forme légère, 31 % modérée, et 2 % grave) (INS, 2011). La nutrition et la santé des enfants de 0 à 5 ans est donc un enjeu de taille pour les politiques publiques de santé. L’allaitement du nourrisson est une pratique alimentaire largement valorisée puisque la quasi-totalité des mères y ont recours. Mais contrairement aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), cet allaitement n’est exclusif que pour 20 % des nourrissons âgés de 0 à 6 mois (INS, 2011). Comment expliquer ce « non- allaitement exclusif » des nourrissons parfois dès leur plus jeune âge ? Quelles sont les pratiques et les représentations réelles des mères d’aujourd’hui ?

Dans la littérature anthropologique sur l’alimentation de l’enfant, les choix alimentaires sont essentiellement présentés comme un construit social dérivant des découvertes médicales, des contraintes quotidiennes auxquelles sont soumises les familles, et comme étant au cœur des valeurs d’une société à un moment donné de son histoire. Les travaux sur la santé infantile restent épars mais la distinction entre « âge biologique » et « âge social » de l’enfant explique les arbitrages que l’on peut observer dans l’alimentation de celui-ci. D’une façon générale, les décisions touchant à ce que l’enfant veut/doit manger et son itinéraire alimentaire peuvent être analysés comme renvoyant aux conceptions de l’enfant en Afrique noire (Erny, 1987). Au cours de son développement, l’enfant passe par différents statuts. À sa naissance, il est un être dans l’entre-deux car il n’a pas encore rompu avec le monde des génies et continue d’être une personne particulière dans la famille. L’intégration de l’individu à son groupe est un enjeu pour la santé du groupe social. La fonction de commensalité remplie par l’alimentation est révélatrice au niveau de l’enfant de son degré d’intégration dans le groupe. Comment se passe cet apprentissage du « social  » par l’alimentation ? Quelles sont les « étapes » de cet apprentissage ?

Pour répondre à ces questions, l’étude que nous avons réalisée visait à caractériser les pratiques culturelles d’alimentation de l’enfant de 0 à 3 ans, notamment les normes, pratiques et représentations de nourrissage de celui-ci. La tranche d’âge de 0 à 3 ans a été retenue pour notre étude non seulement parce qu’elle correspond à une période charnière de l’éducation au goût chez les enfants, mais aussi parce qu’elle correspond à un certain nombre de normes diététiques de la culture médicale.

Les pratiques alimentaires de nourrissage du petit enfant et leur évolution répondent à un certain nombre de logiques sociales. Elles sont déterminées par l’« âge social » de l’enfant plus que par son âge « biologique », et doivent participer à faire de l’enfant un membre de son groupe social à part entière.

Corps social vs. corps biologique de l’enfant

Le corps de l’enfant n’est pas uniquement vu comme « biologique », mais aussi comme « social ». En se solidifiant et en permettant à l’enfant de manger les mêmes plats que ses aînés, ce corps intègre l’enfant dans le monde des adultes et fait de lui un « homme » membre à part entière du réseau de parenté.

L’alimentation de l’enfant obéit beaucoup plus à l’âge social de ce dernier qu’à son âge biologique. L’enfant doit pouvoir marcher à 12 mois comme ses pairs. Cela suppose le franchissement des étapes préalables : s’asseoir, ramper, les premières pous-sées dentaires, et marcher enfin. Or l’alimentation contribue à une fabrique du corps. Les pratiques alimentaires s’adaptent donc à l’enfant pour lui proposer des aliments lui permettant de suivre le durcissement physiologique et d’avoir finalement la force de marcher, comme tout autre membre du groupe social.

L’étude réalisée dans les deux villes camerounaises montre que l’âge social entre en ligne de compte dans les choix que les mamans effectuent quelle que soit leur classe sociale. La prise en compte de l’âge social permet donc de comprendre les arbitrages qui sont effectués par les mères dans l’initiation des enfants aux modèles alimentaires locaux.

Un enjeu de socialisation de l’enfant, « la nourriture de la marmite »

Un itinéraire alimentaire qui fait passer à l’état d’adulte, membre de la famille
L’itinéraire alimentaire de l’enfant informe sur son devenir au sein de sa famille. Il est composé de plusieurs « séquences  » que les mères décrivent comme différentes étapes de l’intégration progressive de l’enfant au cercle familial et de sa socialisation via les aliments qui lui sont offerts.

De 0 à quelques jours, la mère « donne (en général) le sein  » à son enfant. L’usage de la terminologie « sein  » pour désigner l’allaitement maternel en langue locale met en scène le corps à corps entre la maman et l’enfant qui renvoie au lien existant entre les deux quand l’enfant est encore in utero. L’allaite-ment met ainsi en évidence que l’enfant est encore dans une phase intermédiaire entre le corps de sa mère et la société.

De 0 à 2 mois, les enfants sont toujours nourris au lait maternel, mais il arrive que certains aliments lui soient ajoutés, dans un souci de satiété de l’enfant. Les nourrissons mangent dans les bras de leur mère ou de toute autre femme expérimentée en mesure de leur donner le biberon dans le réseau de parentèle de celle-ci.

De 2 à 4 mois, les mamans commencent à espacer les heures de tétée. Elles introduisent des bouillies liquides et semi-liquides, voire des repas d’adultes écrasés, pour commencer à familiariser l’enfant à ce qu’il va manger plus grand. L’introduction du repas d’adulte obéit aussi à une conception qui veut que la bouillie et le lait ne sont pas considérés comme des aliments qui nourrissent et que la consommation de ces aliments ne renvoie donc pas à l’« acte de manger » pour les mamans et les grands-mères.

De 4 à 6 mois, avec la reprise de leur activité professionnelle, les mères sont souvent contraintes d’arrêter d’allaiter. De plus, le fait qu’un enfant regarde les adultes manger et porter la cuillère à leur bouche est interprété comme une envie de goûter aux repas des adultes. Dans toutes les classes sociales, l’âge de 4 mois sonne ainsi le début de la transition alimentaire. L’enfant goûte de temps en temps au repas des adultes et apprend progressivement à manger chaud.

De 6 à 9 mois : à partir de 6 mois, les enfants commencent à être sevrés. Les purées et les bouillies qui leur sont servies sont progressivement plus riches, plus « lourdes », et plus chaudes pour se rapprocher des repas traditionnellement valorisés dans la société camerounaise et les plats mous et chauds leur sont présentés. L’alimentation confère à l’enfant le statut d’ « humain » et l’initie au patrimoine alimentaire de son groupe en lui présentant des aliments représentatifs de son identité ethnique.

Entre 9 mois et 1 an intervient le sevrage de l’enfant dans la majorité des ménages. L’enfant « mange » alors, « manger  » étant entendu comme le fait de consommer le plat de la famille, servi chaud. L’enfant apprend à se servir de ses mains pour s’approprier la nourriture et acquiert ainsi progressivement son indépendance.

Enfin, à partir d’un an, le repas principal de l’enfant est le repas familial. L’alimentation ne remplit alors plus seulement une fonction biologique mais elle a aussi une fonction sociale qui est celle de la commensalité et de l’intégration de l’enfant à son groupe.

La marmite, objet déterminant de l’intégration de l’enfant à son groupe
Un objet culturel est au cœur de toutes les transitions alimentaires par lesquelles passe l’enfant, et joue un rôle déterminant dans l’intégration de ce dernier à son groupe. Il s’agit de la marmite, contenant traditionnel dans lequel est cuisiné le repas du groupe. Tant que l’enfant est petit, sa marmite est utilisée pour la stérilisation des biberons et reste rangée à l’écart des autres marmites de la maison. Symboliquement, l’enfant ne fait pas encore partie du groupe social. La marmite symbolise en effet le chaud, le groupe social, et le fait que l’enfant mange les aliments de la même marmite qui nourrit les autres membres du groupe social signe son passage du tiède au chaud et confirme son intégration au groupe. L’usage de la marmite renvoie à la culture du groupe puisque c’est de ce récipient commun qu’est retirée la nourriture que vont partager les membres de la famille.

En tant qu’artéfact culturel, la marmite informe, par la chaleur et les odeurs qu’elle dégage et la quantité de nourriture qu’elle contient, sur sa destination : la famille ou l’enfant. Elle renseigne ainsi sur le niveau d’intégration de l’enfant à son groupe social. Le fait de servir l’enfant depuis la même marmite que celle des adultes montre que ce dernier quitte le monde aquatique pour devenir terre comme l’ensemble des vivants.

D’une façon générale, l’itinéraire alimentaire de l’enfant se traduit par le passage : 1) de la température corporelle (37°C) au tiède puis au chaud ; 2) du liquide au semi-liquide, au mou puis au solide  ; 3) de la marmite individuelle (pour chauffer l’eau du biberon ou des bouillies) à la marmite du repas familial. Un enfant intégré à son groupe social est ainsi celui qui mange chaud, cuit et solide.

Obésité et risque d’isolement social

D’après le discours des mères, la silhouette de l’enfant informe sur son état de santé. Toutefois, les normes sociales relatives à la représentation du corps de l’enfant peuvent être très éloignées des normes médicales qui considèrent le poids réel de l’enfant. Ainsi, nombreuses sont les mamans à se féliciter d’un surplus pondéral de l’enfant, marge de sécurité pour celui-ci s’il contracte une maladie comme le paludisme.

Le surpoids de l’enfant n’est considéré comme « pathologique » que lorsque l’enfant devient informe, et que les différentes parties de son corps sont indistinctes du fait d’une dominante de gras. De « beau bébé  », l’enfant obèse est alors considéré comme « une charge », et il devient gênant socialement.

Ainsi, contrairement à l’usage qui veut que les amis, connaissances et parents souhaitent porter un enfant dès le premier abord, l’entourage refuse de porter un enfant qui a un surpoids important. L’un des risques est donc celui d’un isolement social des mères dont les enfants ont un surpoids important.

De plus, le portage de l’enfant joue un rôle dans la socialisation de l’enfant puisqu’il crée un lien entre l’enfant et son porteur (rôle affectif), et que c’est aussi une façon, pour l’adulte, de pouvoir le conduire dans des lieux où il rencontrera d’autres personnes. Ainsi, au-delà d’un aspect individuel et médical, où le corps de l’enfant présente un danger pour sa propre survie, au plan social, le poids de l’enfant peut être une entrave au développement des relations sociales et conduire à son isolement. La nourriture, élément de socialisation, conduit en cas de surdosage à l’isolement de l’enfant et de sa mère. Et pour que l’enfant puisse rentrer dans les normes socialement admises, les mères doivent alors appliquer des thérapies consistant à changer les quantités et la qualité des aliments donnés à l’enfant.

Pour conclure

Les résultats de notre étude sur les pratiques et représentations des mères concernant l’alimentation de leur petit enfant mettent en évidence que les itinéraires alimentaires (produits, ustensiles) des enfants sont plus déterminés par leur âge social que par leur âge biologique. L’alimentation est au cœur de l’intégration du petit enfant à son groupe social, et doit aussi permettre son apprentissage du répertoire alimentaire de son groupe. Les formations sanitaires destinées aux mamans devraient donc s’assurer de concevoir des messages dans lesquels les aliments ne sont pas uniquement mis en rapport avec l’âge biologique de l’enfant mais aussi avec son âge social. Par ailleurs, le rapport au corps, et en particulier la façon dont l’enfant est vu par son entourage, détermine aussi les choix des aliments pour l’enfant. Un « beau bébé » est un enfant en surpoids et le bébé en surpoids n’est considéré comme « malade » que lorsqu’on ne peut plus le porter et que son poids devient alors un frein aux relations sociales. Au regard des données recueillies on peut constater qu’une recherche sur l’alimentation de l’enfant reste indissociable d’une recherche sur les représentations sociales et culturelles du corps de celui-ci. Les enjeux identitaires qui déterminent les choix alimentaires pour l’enfant sont également à considérer.

Auteurs

 Estelle KOUOKAM, Université catholique d’Afrique centrale, Cameroun
 Anne BERCHON, Cirad, Montpellier, France

Références

Erny, P., 1987. L’enfant et son milieu en Afrique noire : essais sur l’éducation traditionnelle. Paris. L’Harmattan.

Institut national de la statistique, 2008. Tendances, profil et déterminants de la pauvreté au Cameroun en 2007. Rapport provisoire ECAM 3, 16 p.

Institut national de la statistique, 2011. Enquête démographique et de santé et à indicateurs multiples EDS-MICS. Yaoundé, Cameroun.

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